Le rapport Draghi dressait sans fard un diagnostic très sombre des multiples retards accumulés par l’économie européenne par rapport à ses concurrents américain et chinois dans quasiment tous les domaines d’avenir, qu’il s’agisse de l’intelligence artificielle, des plateformes numériques, de la microélectronique ou encore de l’automobile électrique et des énergies renouvelables. Il mettait en garde contre un risque de déclassement difficilement rattrapable de l’Europe si un effort massif n’était pas engagé très rapidement.
Ce constat n’a pas surpris celles et ceux qui suivent de près ces sujets. Il ne faisait que confirmer des éléments connus et déjà mis en évidence par la plupart des spécialistes de ces différents domaines. Mais parce qu’il rassemblait l’ensemble des dossiers concernés en une seule vue d’ensemble, qu’il rompait avec la langue de bois systématiquement optimiste en usage dans les institutions européennes et qu’il était porté par une personnalité aussi incontestable que Mario Draghi — l’homme qui avait sauvé la zone euro à la tête de la BCE — ce rapport a fait l’effet d’un électrochoc. Il a reçu légitimement un écho très important, devenant aussitôt un élément de référence constant pour les décideurs européens.
800 milliards d’euros d’investissements en plus par an
Pour engager ce rattrapage technologique urgent, Mario Draghi estimait qu’il fallait dépenser de l’ordre de 800 milliards d’euros supplémentaires chaque année au sein de l’Union. Soit une hausse de l’investissement, matériel et immatériel, correspondant à 5 points de PIB de l’Union. Un bond considérable : Draghi rappelle que le plan Marshall après la Seconde guerre mondiale n’avait représenté qu’1 ou 2 % du PIB européen.
Comment réussir un tel bond pour l’investissement dans les technologies innovantes ? Le rapport préconise principalement trois voies : unir les marchés de capitaux, emprunter en commun et déréguler.
L’unification des marchés de capitaux, dans la continuité du rapport présenté en avril 2024 par Enrico Letta, a pour but d’orienter l’abondante épargne des Européens vers les entreprises innovantes comme les États Unis parviennent à le faire nettement mieux que nous pour l’instant. Ce projet, ancien, fait évidemment sens mais il implique des changements importants dans l’ordre législatif européen en même temps qu’une profonde transformation des pratiques et des cultures des acteurs financiers. Cela prendra nécessairement beaucoup de temps. L’unification des marchés de capitaux ne peut donc guère permettre de répondre dans l’immédiat à l’urgence mise en évidence par le rapport Draghi.
Il faut d’urgence réussir à remettre au cœur du débat public européen la question de l’émission d’une dette commune pour dynamiser rapidement à la fois la défense commune, la transition verte et le rattrapage technologique de l’Union.
Guillaume Duval
Mario Draghi souligne d’ailleurs qu’un bond d’une telle ampleur de l’investissement dans des domaines très risqués et intenses en capital ne saurait de toute façon se faire sans apport d’argent public. Le sommet mondial sur l’Intelligence artificielle qui s’est tenu récemment à Paris a certes donné lieu à l’annonce de plus de 200 milliards d’investissements privés. Mais chacun sait ce que valent ce genre d’annonces qui bien souvent ne se concrétisent pas par la suite.
« Pour maximiser la productivité, un financement commun des investissements dans les biens publics européens clefs, tels que l’innovation de rupture, sera nécessaire, souligne Mario Draghi, parallèlement, d’autres biens publics — tels que les marchés publics de défense ou les réseaux transfrontaliers — seront sous-financés en l’absence d’une action commune. Si les conditions politiques et institutionnelles sont réunies, ces projets nécessiteront également un financement commun. »
Pas de nouvelle dette commune pour le rattrapage technologique
Dès le jour de la remise du rapport, Ursula von der Leyen avait pourtant tenu à écarter la piste d’une nouvelle émission de dette commune pour enclencher ce bond en avant de l’investissement européen. Malgré l’ampleur du choc subi par l’Union du fait de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine, les chefs d’États et de gouvernements ont constamment refusé depuis 2022 de renouveler la démarche entreprise en 2020 avec les 750 milliards d’euros de dette empruntés en commun sur les marchés pour financer le plan Next Generation EU afin de faire face à la pandémie de Covid-19 et à ses conséquences. Pour la coalition dite des « frugaux », comme pour le gouvernement allemand, qui ne jure que par l’équilibre budgétaire, cet épisode devait absolument rester un « one shot » — une exception. Malgré l’ampleur du besoin de financement mis en évidence par le rapport Draghi, la Commission européenne a donc préféré renoncer par avance à réengager ce débat.
Dans l’immédiat, elle ne semble miser que sur les efforts supplémentaires — forcément limités — que pourrait faire la Banque européenne d’investissement pour soutenir des projets technologiques innovants. Puis plus tard, elle compte sur la négociation qui va s’ouvrir sur le cadre financier pluriannuel pour la période 2028-2034, espérant restructurer à ce moment-là le budget européen pour augmenter significativement la part dédiée à soutenir l’innovation aux dépens d’autres domaines d’action de l’Union.
Mais avec 1 % du PIB, ce budget européen reste de toute façon très limité et chacun sait que les négociations budgétaires européennes — toujours très difficiles — permettent rarement des bouleversements d’ampleur des budgets existants. Elles autorisent encore moins souvent une hausse significative du budget total de l’Union, la discussion portant davantage sur les moyens de le limiter au cours de la période suivante. La dégradation du contexte géopolitique peut-elle changer cette donne ? C’est possible. Le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez vient de demander pour sa part un doublement du budget européen. Mais même si on réussissait finalement à augmenter le budget de l’Union de 50 %, ce qui paraît très difficilement envisageable, les 0,5 % du PIB de l’Union supplémentaires ainsi obtenus resteraient sans véritable rapport avec le besoin de financement mis en évidence par le travail de Mario Draghi.
La dernière possibilité pour soutenir davantage l’innovation avec de l’argent public pourrait consister à assouplir durablement les règles concernant les aides d’État, comme cela avait été mis en œuvre temporairement lors de la pandémie de Covid-19, afin que l’innovation puisse être davantage aidée à l’échelle nationale. Dans le contexte budgétaire où se trouvent la plupart des États européens, il y a lieu cependant de douter que le volume consolidé de ces aides nationales puisse être à la hauteur de l’effort exigé. Sans compter qu’une telle démarche nationale, favorisant forcément les États déjà les mieux lotis, ne pourrait que creuser les écarts importants qui existent déjà entre pays au sein de l’Union en matière d’innovation, au lieu de contribuer à les réduire.
Contrairement à ce qui s’était produit en 2020, ni la Commission européenne ni les chefs d’État et de gouvernement ne plaident désormais en faveur d’un endettement commun supplémentaire. La conclusion qui s’impose donc est qu’il n’y aura selon toute vraisemblance pas de moyens financiers publics d’ampleur significative pour alimenter l’investissement en Europe — contrairement à ce que Mario Draghi préconisait.
Le rapport Draghi est-il devenu alibi de la dérégulation sociale et environnementale ?
Reste le dernier pan des recommandations du rapport : la dérégulation.
Selon Mario Draghi, la lourdeur des règles européennes serait un obstacle majeur au développement dans les technologies de pointe. Et il faudrait simplifier, tailler dans le « red tape » pour espérer rattraper les États-Unis ou la Chine dans ces domaines. C’est désormais essentiellement cet aspect-là du rapport Draghi qui est dans les faits repris par la Commission avec sa « boussole pour la compétitivité » rendue publique le 29 janvier dernier et la directive dite « omnibus » qui va l’accompagner.
Qu’il existe dans la réglementation européenne des excès bureaucratiques qu’il faille éliminer ne fait évidemment aucun doute.
Mais malgré toutes les précautions oratoires qu’a pu prendre Mario Draghi à ce sujet, son rapport est devenu aujourd’hui un alibi commode pour toutes celles et tous ceux, très nombreux parmi les lobbies économiques, industriels ou agricoles, qui souhaitaient revenir sur le Green Deal, le Digital Services Act et les avancées sociales, notamment la directive sur responsabilité sociale des multinationales, adoptées lors du précédent mandat de la Commission.
Si le moins disant réglementaire, social et environnemental était une condition sine qua non de l’émergence de technologie de pointe, le Bangladesh serait déjà de longue date devenu un paradis des start-ups.
Guillaume Duval
Une telle perspective rejoint également les priorités de la nouvelle majorité politique potentielle « vénézuélienne » constituée par les groupes de droite et d’extrême droite au Parlement européen ainsi que les nouveaux équilibres au sein du Conseil Européen qui résultent notamment des élections en Autriche ou aux Pays-Bas. Tout en étant en phase avec l’air du temps impulsé à l’échelle mondiale par la tronçonneuse de Javier Milei ou le D.O.G.E de Donald Trump et Elon Musk.
Loin d’être des obstacles à l’innovation, des règles plus strictes en matière sociale, environnementale ou de protection des consommateurs sont pourtant, et ont toujours été, de puissants moteurs pour inciter les entreprises à innover en inventant des produits moins polluants, des machines capables de se substituer au travail humain, des moyens de se passer d’énergie fossile dans la chimie ou ailleurs…
Déréguler ne peut que ralentir l’innovation
Contrairement à ce qu’on entend souvent, déréguler sur le social ou la protection de l’environnement ne pourrait en conséquence que ralentir de fait l’innovation technologique. Si le moins disant réglementaire, social et environnemental était une condition sine qua non de l’émergence de technologie de pointe, le Bangladesh serait déjà de longue date devenu un paradis des start-ups.
Si l’Europe a pris tant de retard au cours des dernières décennies dans ce secteur, ce n’est pas tant à cause de normes trop strictes que parce que, à la suite de la crise financière de 2008 et à la crise de la zone euro, les politiques publiques ont été durablement orientées partout en Europe vers la consolidation budgétaire. Ce qui, compte tenu de la persistance du dumping fiscal intraeuropéen, impliquait une baisse des dépenses publiques. Et cela s’est notamment traduit par le sacrifice prolongé des investissements publics tournés vers l’avenir — que ce soit en matière d’éducation, de recherche, de soutien aux entreprises innovantes… Ce sont en effet les dépenses les plus faciles à couper parce que cela permet des économies immédiates alors que les effets négatifs de ces coupes ne se font généralement sentir qu’à moyen terme, après la prochaine échéance électorale.
Si l’on remet en cause les règles qui font que l’Union est aujourd’hui l’un des leaders reconnus à l’échelle mondiale en matière de décarbonation de son économie — ce qui est aussi indispensable pour sa compétitivité extérieure compte tenu de la faiblesse des ressources fossiles sur le territoire européen — qui permettent aux citoyens européens de mieux protéger que d’autres leurs données personnelles et leur vie privée, qui font que les citoyens européens vivent en moyenne trois ans de plus que les américains parce que leur système de santé est meilleur et leur environnement plus sain… nous aurons à coup sûr dégradé les conditions de vie des Européens mais nous n’aurons pas pour autant dopé l’innovation. Nous aurons accru au contraire la vassalisation de l’Europe et sa dépendance technologique tout en poussant davantage encore les Européens dans les bras de l’extrême-droite en les confrontant à une Union qui refuse de les protéger.
Remettre la question de la dette commune dans le débat public européen
Alors que le rapport Draghi semblait annoncer à l’automne dernier une ère nouvelle où, rompant avec des décennies de politiques néolibérales, l’Union se doterait enfin, comme les États-Unis, la Corée du Sud ou la Chine, de moyens significatifs pour impulser en commun une politique industrielle volontariste dans les domaines d’avenir, il risque de devenir en pratique au contraire l’alibi d’un tournant libertarien et d’une campagne de dérégulation généralisée qui ferait reculer l’Union de plusieurs décennies tant sur le plan social et environnemental que sur celui de la protection des droits des consommateurs des citoyens européens.
Pour éviter que l’Union ne tombe dans ce piège, il faut d’urgence réussir à remettre au cœur du débat public européen la question de l’émission d’une dette commune pour dynamiser rapidement à la fois la défense commune, la transition verte et le rattrapage technologique de l’Union. Pour espérer atteindre les 800 milliards d’euros d’investissements supplémentaires indispensables chaque année mis en évidence par le rapport Draghi, il faudrait mettre au moins 250 milliards d’euros d’argent public supplémentaire par an sur la table. Emprunter en commun pour ce faire sur les marchés l’équivalent de 1,3 points de PIB pendant quelques années, nous pouvons et nous devons nous le permettre.