Dans la forêt tropicale, certains arbres ont une capacité étonnante : leurs racines extérieures, aériennes, « étranglent » les épais troncs d’arbres pour parvenir plus vite à la lumière. Comme ces espèces proliférantes, les Big Tech ont envahi et pris possession du corps politique de leur hôte américain. Quelques jours après l’investiture de Trump, Elon Musk a réussi à s’emparer des systèmes de paiement américains du Trésor, à geler des fonds et à purger des employés fédéraux, ou encore à imposer que certaines annonces officielles ayant un caractère urgent passent obligatoirement par X, le réseau social privé qu’il possède.
Peu importe que l’homme le plus riche du monde n’ait été ni élu par le peuple, ni confirmé par le Sénat. Peu importe que ce soit au Congrès, et non à la Maison Blanche, que la Constitution américaine donne le pouvoir de dépenser.
Le Département de l’efficacité gouvernementale (DOGE) de Musk et ses très jeunes employés se sont emparés des données fiscales et des informations financières de millions d’Américains et ont mis la main sur les leviers d’un système de paiement pesant plus de 6 000 milliards de dollars. Sécurité sociale ; assurance maladie ; dette — même pour Musk, cette prise de guerre est colossale.
Cette semaine, la question brûlante en marge du Sommet de Paris sur l’IA était de savoir comment l’Europe allait réagir alors que Trump a tiré les premières salves d’une guerre commerciale en s’en prenant au Canada et au Mexique par des menaces de droits de douane — tout en avertissant de représailles potentielles contre l’agenda de régulation numérique de l’Union.
Jusqu’à présent, la réponse européenne s’est limitée à un silence sidérant.
L’Espagnol Pedro Sanchez est l’un des rares à avoir dénoncé le rôle des Big Tech dans l’affaiblissement de la démocratie. La plupart des autres dirigeants européens — dans l’espoir d’éviter une confrontation économique directe — ont hésité à contester cette dangereuse fusion entre la Maison Blanche de Donald Trump et la Silicon Valley d’Elon Musk.
Face à J. D. Vance, la réponse des dirigeants de l’Union a trahi leur manque de confiance.
Cori Crider
À Paris, hier et avant-hier, on a donc assisté à un triste spectacle.
Lors de son premier discours international, le vice-président J. D. Vance a lancé une attaque frontale contre l’Europe et le droit européen sous les verrières du Grand Palais, depuis la tribune du Sommet, affirmant que l’administration Trump « ne pourra pas et ne voudra pas accepter » toute initiative démocratique visant à contrôler ses géants technologiques.
Face à cette salve, la réponse des dirigeants de l’Union a trahi leur manque de confiance. Les remarques de Henna Virkkunen — « vice-présidente pour la souveraineté technologique » à la Commission — étaient une variation sur le thème de l’apaisement : elle n’a même pas mentionné l’ambitieux corpus législatif européen visant à rendre plus équitable le paysage numérique, comme le Digital Services Act, et n’a eu un mot pour défendre l’Union.
Pourtant, l’histoire contredit les affirmations de Vance selon lesquelles la réglementation étoufferait l’innovation.
La stricte application de la loi, en particulier en matière de concurrence, a déclenché des boom technologiques. C’est l’octroi forcé de licences pour des milliers de brevets de Bell Labs en 1956 qui a par exemple marqué le début de l’ère informatique. En 2021, les autorités antitrust américaines ont bloqué le rachat du concepteur de micro-processeurs Arm par Nvidia, une mesure que le PDG d’Arm lui-même a reconnue comme étant la « bonne décision ». Et la plus grande nouvelle en matière d’IA en 2025 — le modèle plus rapide et moins cher de DeepSeek, rival d’OpenAI — est le résultat direct de son accès limité aux micro-processeurs de haut niveau. En d’autres termes : ce progrès a été motivé par la nécessité pour cette start-up gonflée d’ambition de réduire ses coûts — non par une course inconsidérée à l’échelle.
Les propos de Vance révèlent plutôt une stratégie sinistre.
Trump et Musk visent à maintenir la dépendance de l’Europe vis-à-vis des monopoles technologiques américains pour que, si collaboration il y a, elle ne puisse se faire qu’à leurs conditions. L’alliance transatlantique, dans sa configuration d’après-guerre, a vécu. L’Europe doit se préparer à un monde dans lequel son ancien allié n’hésitera pas à saper son économie et sa sécurité.
Or pour reprendre les mots de Churchill interpellant Neville Chamberlain à la chambre des Communes en 1938 après la conférence de Munich, la stratégie de l’Europe consiste actuellement à livrer à Trump la démocratie européenne non pas en le laissant rafler d’un seul coup tous les plats sur la table des négociations — mais « en se les faisant servir tranquillement un à un ».
Cette stratégie de l’apaisement échouera aujourd’hui comme elle a échoué par le passé.
L’Europe doit s’affirmer comme un égal des États-Unis et ne pas donner l’impression qu’elle serait dépendante d’eux.
Or au lieu de se montrer fermes, les dirigeants européens ont pointé leurs armes précisément vers la mauvaise cible : eux-mêmes.
Bruxelles a ainsi ralenti l’application de son agenda réglementaire sur le numérique à la demande des grandes entreprises. Londres a récemment licencié le président de l’autorité britannique de la concurrence. Lors du Sommet sur l’IA, les dirigeants européens ont courtisé les géants de la tech plutôt que de les affronter et le Royaume-Uni a refusé de signer la déclaration commune du Sommet par crainte de contrarier Trump. Même le soutien apporté directement par Musk aux partis d’extrême droite en Allemagne — une ingérence flagrante dans le processus démocratique européen — n’a pas incité la République fédérale à agir.
L’un des principaux problèmes est le manque d’application d’un ensemble de normes déjà existantes. L’Europe a adopté des lois radicales visant le pouvoir des Big Tech — touchant à l’utilisation abusive des données, à la sécurité en ligne et aux abus de marché — mais n’a jamais eu la volonté de donner aux organismes d’application de la loi le personnel ou le soutien politique nécessaires pour faire respecter ces lois et leur donner un sens.
Au lieu de se montrer fermes, les dirigeants européens ont pointé leurs armes précisément vers la mauvaise cible : eux-mêmes.
Cori Crider
Cela sape la crédibilité de l’Union.
Devant un parterre d’eurocrates à Bruxelles, Julius Krein, rédacteur en chef d’American Affairs et proche allié de l’administration Trump a déclaré sans détour que Trump ignorerait l’Union et s’adresserait directement à des pays comme la Hongrie d’Orbán : « traiter avec l’Union est une perte de temps — vous ne semblez pas capables de vous gouverner vous-mêmes ». L’Union devrait chercher dans cette insulte les raisons du manque de respect dont elle fait l’objet : la question n’est pas la régulation en soi mais plutôt l’incapacité à la faire respecter. Tout organe de gouvernement qui adopte des lois pour ne pas les appliquer commence de fait à perdre les habits de la souveraineté — et à ressembler de plus en plus à un club de débat amateur.
Une application trop laxiste de la loi érode également la confiance du public. C’est le cas sur la politique de concurrence par exemple : en vingt ans, presque aucune fusion n’a été bloquée, sapant la confiance des citoyens dans les agences censées les défendre. Alors que le soutien à la démocratie s’affaiblit et que l’extrême droite est en hausse partout, les électeurs ont besoin de voir les gouvernements lutter contre les monopoles pour améliorer leur vie — plutôt que de se soumettre à une administration étrangère.
Heureusement, il n’est pas trop tard pour changer de cap.
Trump parle le langage de la puissance et ne respectera qu’une chose en retour : le langage de la puissance. L’Europe doit consolider son indépendance économique. Cela implique de travailler avec les start-ups et les entreprises pour construire une infrastructure technologique souveraine, faire respecter le droit de la concurrence et briser les monopoles des grandes entreprises technologiques, comme elle a déclaré vouloir le faire dans une enquête sur Google il y a environ 18 mois.
En vingt ans, presque aucune fusion n’a été bloquée, sapant la confiance des citoyens dans les agences censées les défendre.
Cori Crider
Ce n’est pas la première fois que le pouvoir de l’argent rassemble ses forces pour agir contre la démocratie.
La plus grave erreur dans cette crise serait de céder davantage de terrain aux géants technologiques en croyant à tort que c’est par eux que passera notre croissance. En 1938, Franklin Delano Roosevelt lançait un avertissement : « une démocratie n’est pas sûre si le peuple tolère la croissance du pouvoir privé au point qu’il devienne plus fort que l’État démocratique lui-même. C’est là, dans son essence, le fascisme : la prise de contrôle du gouvernement par un individu, un groupe ou tout autre pouvoir privé. »
L’Europe a encore le choix. Elle a adopté des lois novatrices qui défendent nos valeurs. Elle détient des marchés lucratifs que les États-Unis ne voudront pas perdre. Elle a des talents et des entreprises qui demandent de l’aide. Il s’agit maintenant de trouver la volonté d’agir.