Le Grand Continent organise demain, mardi 11 février, la séance de clôture du Sommet de l’IA à l’École normale supérieure à partir de 19h30 avec Anne Bouverot, Meredith Whittaker, Reid Hoffman et Benoît Cœuré. La séance sera introduite par le Premier ministre François Bayrou. Pour suivre l’événement en direct, vous pouvez vous abonner au Grand Continent
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Alors que les dirigeants du monde entier se réunissent aujourd’hui et demain à Paris à l’occasion du Sommet pour l’action sur l’IA, nous sommes confrontés à un moment charnière dans la trajectoire de l’intelligence artificielle. L’ensemble des technologies que l’on désigne communément sous le terme d’IA a déjà transformé les industries et promet de remodeler les sociétés. Mais la question cruciale demeure : dans l’intérêt de qui cette transformation se produit-elle, et quel genre d’avenir construit-elle ?
Le biologiste Theodosius Dobzhansky a eu cette phrase célèbre : « Rien n’a de sens en biologie, si ce n’est à la lumière de l’évolution ». À l’ère de l’IA, on pourrait dire que « rien n’a de sens, si ce n’est à la lumière des luttes de pouvoir ». Cette rivalité profonde détermine qui contrôle l’IA, quels intérêts elle sert et quelles valeurs guident son développement. Aujourd’hui, ce pouvoir est essentiellement concentré entre les mains de quelques géants de la technologie.
L’histoire nous enseigne les dangers d’une trop grande concentration du pouvoir. Dans l’Europe médiévale, les progrès de l’agriculture ont accru la productivité, mais n’ont guère amélioré la vie des travailleurs. La noblesse et le clergé, qui possédaient les actifs et contrôlaient la richesse, ont profité de tous les fruits de l’amélioration des technologies et de l’organisation de l’agriculture alors que les travailleurs menaient une existence pénible dans une grande pauvreté. C’est une question qui se pose aussi aujourd’hui. La voie que prendra l’IA déterminera la manière dont les gains économiques seront partagés au sein de la population et façonnera le tissu des sociétés dans lesquelles nous vivons.
L’histoire nous enseigne les dangers de la concentration du pouvoir.
Daron Acemoğlu
Deux grandes directions se dégagent de manière assez évidente.
La première est la poursuite sans fin de l’intelligence artificielle générale 1, puis de la superintelligence, où les machines surpassent les humains dans presque toutes les tâches. Si cette vision peut faire craindre une prise de pouvoir par les machines, la principale menace, dans ce scénario, vient en fait du pouvoir incontrôlé de ceux qui conçoivent et contrôlent ces systèmes. Un tel avenir aggraverait considérablement les inégalités. En nous privant de toute capacité d’action, il diminuerait et diluerait également ce que signifie être humain.
On peut se demander si l’intelligence artificielle générale est réellement réalisable dans un avenir proche. Même si c’était le cas, il est peu probable qu’elle apporte avec elle les gains de productivité promis. Un scénario plus probable est en fait que des systèmes d’IA de qualité inférieure remplacent les travailleurs dans des tâches où ils apportent leur expertise et leur perspicacité — sapant ainsi la valeur économique au lieu de la créer.
La deuxième voie est ce que mes collègues et moi-même appelons une « IA pro-travailleurs » 2 ou « pro-humaine ». Cette vision voit l’IA comme un instrument permettant de responsabiliser les individus et de rendre les travailleurs plus productifs en leur fournissant des informations contextuelles et fiables, en complément de leur expertise. La priorité est de donner aux individus le contrôle de leurs propres données 3 et de leur permettre d’effectuer un plus large éventail de tâches avec une plus grande confiance et une plus grande capacité d’action.
Contrairement à la première, cette deuxième vision n’a rien d’une chimère.
L’IA peut d’ores et déjà créer des systèmes qui aident véritablement les travailleurs et les citoyens. Mais ce potentiel sera sous-exploité s’il est fondé sur une architecture conçue pour imiter et surpasser les humains plutôt que pour les soutenir. Au lieu de créer des outils pour améliorer la prise de décision, de nombreuses entreprises semblent préoccupées par le développement de modèles qui produisent des pastiches complètement creux — ou d’autres imitations superficielles et sans vie. Pour préserver ce qui fait de nous des êtres humains — et laisser la création à sa juste place — l’IA doit s’affranchir du carcan de la simple imitation. Elle devrait fournir des conseils clairs et interprétables aux décideurs humains, en les aidant à faire des choix plus éclairés.
L’IA d’aujourd’hui peut déjà créer des systèmes qui aident véritablement les travailleurs et les citoyens.
Daron Acemoğlu
Jusqu’à présent, la trajectoire prise par l’industrie des hautes technologies reflète des choix délibérés, enracinés dans des motifs à la fois économiques et idéologiques.
Sur le plan idéologique, l’industrie est motivée par des rêves d’intelligence artificielle générale et de superintelligence — et par le fait de pouvoir remodeler elle-même la société grâce à de nouvelles technologies hégémoniques).
D’un point de vue économique, les Big Tech ont prospéré sur des modèles qui génèrent des profits massifs en automatisant des tâches 4, en réduisant les coûts de main-d’œuvre 5, et en monopolisant la publicité numérique, avec peu d’intérêt pour l’autonomisation des travailleurs ou le renforcement des démocraties.
De nouveaux modèles plus bénéfiques sur le plan social pourraient remplacer ce paradigme à condition de donner une vraie chance à de nouvelles entreprises.
Malheureusement, les conditions actuelles du marché permettent aux grandes entreprises dominantes de se placer dans une position encore plus hégémonique : les Big Tech disposent de toutes les liquidités — pour racheter ou enterrer des concurrents —, de toutes les données, de bases colossales de clients et de la complicité de législateurs qui semblent avoir renoncé à toute politique de concurrence.
Si le monde avait l’illusion que le pouvoir des grandes entreprises technologiques serait tempéré par la régulation du gouvernement américain, les images des oligarques techno-césaristes à l’investiture de Donald Trump ont certainement réduit cette idée à néant.
Protégées et soutenues par la nouvelle administration américaine, les entreprises de la Big Tech ont une orientation claire dans leur quête incessante de l’IA : elles prévoient d’utiliser la technologie comme un outil pour asseoir leur domination et remodeler les marchés mondiaux afin de servir leurs propres intérêts.
L’IA doit aller au-delà de l’imitation. Elle doit fournir des conseils clairs et interprétables aux décideurs humains, afin de les aider à faire des choix plus éclairés.
Daron Acemoğlu
Mais il n’est pas question de se résigner. L’histoire n’est pas écrite.
À l’heure où les relations entre les États-Unis et l’Union se crispent, le Sommet de Paris offre aux Européens l’occasion de reprendre le contrôle de leur avenir, en commençant par l’IA.
L’Europe ne peut pas devenir un consommateur passif de ces systèmes, conçus sans tenir compte de la souveraineté économique, de la capacité d’innovation ou des valeurs démocratiques. L’émergence récente du LLM de DeepSeek montre que l’innovation peut encore l’emporter sur la taille — à condition de créer les conditions favorables.
En s’attaquant directement au pouvoir et à l’influence des Big Tech — par exemple en appliquant le droit de la concurrence d’une manière systématique et stratégique — et en adoptant une vision de l’IA centrée sur ce qui fait de nous des êtres humains, les gouvernements européens peuvent encore créer une alternative : un environnement véritablement concurrentiel.
Ce n’est qu’à cette condition que la technologie pourra continuer à contribuer à la prospérité des travailleurs et des citoyens, au lieu de devenir un outil de domination à une minuscule élite d’asservir le reste de l’humanité.
Sources
- Daron Acemoğlu, « The Simple Macroeconomics of AI« , MIT, 5 avril 2024.
- Daron Acemoğlu, David Autor, Simon Johnson, « Can we Have Pro-Worker AI ? Choosing a path of machines in service of minds« , Policy Memo, Shaping the Future of Work, MIT septembre 2023.
- Katharine Miller, « Privacy in an AI Era : Comment protégeons-nous nos informations personnelles ?« , Université de Stanford, 18 mars 2024.
- Richie Koch, « Big Tech has already made enough money in 2024 to pay all its 2023 fines« , Proton, 8 janvier 2024.
- Camilla Hodgson, « Tech companies axe 34,000 jobs since start of year in pivot to AI« , The Financial Times, 11 février 2024.