Au cours de la dernière décennie, plusieurs sondages 1 ont tendu à renforcer l’idée que les Allemands, toutes tendances politiques confondues, étaient de fervents partisans du frein à l’endettement constitutionnel adopté en 2009 et réticents à le réformer.
Dans ce contexte, les partis allemands, en particulier de droite et de centre-droit, ont évité de faire des propositions fortes pour réformer le frein à l’endettement lors de la campagne électorale actuelle. Dans son programme électoral, l’Union chrétienne-démocrate (CDU) s’engage à maintenir le frein à l’endettement, tandis que les Libres démocrates (FDP), favorables aux entreprises, et l’Alternative für Deutschland (AfD), d’extrême droite, excluent toute réforme. Les Verts appellent quant à eux à un assouplissement significatif de la politique budgétaire, tandis que les sociaux-démocrates de centre-gauche (SPD) demandent une réforme du dispositif constitutionnel.
L’opinion des électeurs allemands sur les vertus du frein à l’endettement semble toutefois évoluer de manière beaucoup plus marquée que ce que présente l’offre politique. Un nouveau sondage représentatif réalisé par Forsa pour le Conseil allemand des relations extérieures (DGAP) montre que, pour la première fois, une majorité d’Allemands souhaite une modification du frein à l’endettement 2.
Selon cette enquête réalisée en janvier 2025, 55 % des Allemands pensent que le frein à l’endettement devrait soit être réformé pour permettre à Berlin de lever davantage de dettes pour financer des dépenses d’investissement plus élevées, soit être complètement supprimé.
Seule une minorité de 41 % des sondés souhaite que le frein à l’endettement reste inchangé.
Le soutien à la réforme dépasse le clivage gauche-droite
Deux résultats en particulier méritent d’être soulignés.
Tout d’abord, une majorité de 55 % des électeurs de la CDU (centre-droit) et 41 % des électeurs du libéraux du FDP souhaitent que le frein à l’endettement soit assoupli ou abandonné. Bien que le soutien à la réforme soit nettement plus élevé parmi les électeurs du SPD (66 %) et des Verts (85 %), cela montre clairement que le soutien au frein constitutionnel à l’endettement n’est pas superposé au clivage gauche-droite, en dépit de la manière dont les choses sont souvent présentées.
Les résultats chez les sondés déclarant leur affinité au FDP est particulièrement surprenant dans la mesure où le parti fait campagne en tant que garant ultime de l’orthodoxie fiscale et a justifié la sortie de la coalition « tricolore » du chancelier Olaf Scholz en soulignant la nécessité de respecter le frein à l’endettement.
D’autre part, on constate une très nette évolution dans le temps en faveur de la réforme du frein à l’endettement. Les 55 % de personnes favorables à la modification ou à l’annulation du dispositif dans l’enquête de janvier constituent un net changement par rapport à la dernière vague de novembre 2024. Selon le sondage Forsa, une minorité de 44 % des personnes interrogées souhaitaient alors réformer ou supprimer le frein à l’endettement. En juillet 2024, ce chiffre était de 32 %.
Les Allemands veulent des investissements publics plus importants
Cette évolution de l’opinion des Allemands sur le frein à l’endettement peut s’expliquer par le débat sur la politique fiscale qui a marqué la fin de mandat du gouvernement sortant.
L’accord de coalition SPD-Verts-FDP de 2021 prévoyait en effet un fond hors budget pour le climat et la transformation, qui avait été créé pour contourner le frein à l’endettement mais qui a été jugé inconstitutionnel par la Cour constitutionnelle en novembre 2023.
Cette décision a créé des désaccords profonds au sein de la coalition sur la politique fiscale, conduisant le FDP à quitter le gouvernement de coalition à propos du budget 2025.
L’arrêt de la Cour constitutionnelle et le fait que l’économie allemande stagne depuis cinq ans ont également suscité un débat plus large entre les responsables politiques au niveau fédéral et au niveau des Länder sur la nécessité de modifier le frein à l’endettement. Au cours de l’année écoulée, le Conseil allemand des experts économiques, la Deutsche Bundesbank et de nombreux instituts de recherche économique ont émis une multitude d’idées et de suggestions pour moderniser ce dispositif.
Outre ce débat, le changement d’attitude des électeurs allemands pourrait également s’expliquer par le fait qu’il semble y avoir un consensus sur la nécessité d’augmenter les niveaux d’investissement public.
Selon le sondage, une majorité d’Allemands souhaite voir davantage d’investissements dans l’éducation (87 %), les transports (67 %), la santé (65 %), la sécurité intérieure (63 %), la défense (57 %) et les infrastructures énergétiques (53 %). En revanche, seule une minorité souhaite augmenter les investissements dans la protection du climat et de l’environnement (40 %) et dans la sécurité sociale (39 %), rendant évidente une hiérarchie claire des priorités pour toute augmentation des dépenses.
Une fois encore, le soutien à l’augmentation des investissements est partagé entre la gauche et la droite. Par exemple, une majorité d’électeurs de la CDU souhaite voir plus d’investissements dans l’éducation (89 %), la sécurité intérieure (67 %), la défense (67 %), les transports (65 %), la santé (52 %) et les infrastructures énergétiques (53 %). Une minorité d’électeurs de la CDU souhaite davantage d’investissements dans l’énergie (46 %), le climat (35 %) et la sécurité sociale (27 %).
Augmenter la dette plutôt que de renoncer aux investissements
De manière préjudiciable à la bonne position du problème par rapport à la réalité de l’opinion publique allemande, les sondages précédents formulaient souvent la question d’une réforme du frein à l’endettement de manière très brutale et binaire, occultant les compromis politiques sous-jacents à ces choix.
C’est pourquoi nous avons tenté, dans ce sondage, de mettre en évidence ces compromis en demandant aux personnes interrogées comment elles souhaiteraient idéalement financer les investissements supplémentaires qu’elles jugent nécessaires. S’ils avaient le choix, 59 % des Allemands souhaiteraient ainsi que les investissements soient financés par des économies réalisées dans d’autres domaines budgétaires, tandis que 21 % voudraient augmenter la dette et que 13 % seraient prêts à augmenter les impôts.
Le problème de l’Allemagne aujourd’hui, cependant, est que la marge de manœuvre pour réduire les dépenses est relativement limitée, étant donné que 90 % du budget fédéral de 2024 est alloué aux « dépenses fixes », telles que les pensions de retraites et les salaires, selon la Cour des comptes fédérale. Seuls 10 % du budget fédéral (47,7 milliards d’euros, soit 1 % du PIB) sont donc des dépenses discrétionnaires, où des économies peuvent être réalisées à moyen terme.
Le sondage Forsa-DGAP montre également qu’il n’y aurait de majorité en faveur d’une réduction des dépenses dans aucun des domaines étudiés.
Les Allemands sont les plus disposés à réduire les dépenses liées au climat et à l’environnement (21 %), suivies des systèmes de sécurité sociale (19 %), de la défense (14 %) et de l’énergie (7 %). Il semble difficile de réunir une forte majorité en faveur d’une réduction des dépenses sociales ou même des retraites — qui serait pourtant nécessaire pour obtenir une marge de manœuvre budgétaire significative.
Face à ce constat, nous avons poussé l’enquête un cran plus loin en demandant aux Allemands ce que le gouvernement devrait faire si les investissements ne peuvent pas être financés uniquement par l’épargne. Une nette majorité de 56 % souhaite alors contracter de nouvelles dettes, tandis que 38 % préfèrent renoncer à des investissements.
Les résultats concernant le soutien aux partis politiques montrent une fois de plus qu’il n’existe pas de clivage fondamental entre la gauche et la droite. Confrontés à la nécessité de faire un compromis, 64 % des électeurs de la CDU sont favorables à l’augmentation de la dette et seulement 32 % voudraient renoncer à des investissements. En comparaison, 70 % des électeurs du SPD sont favorables à l’augmentation de la dette et 25 % préféreraient annuler des investissements.
Il convient de noter que les électeurs du parti populiste de gauche Alliance Sarah Wagenknecht (BSW) sont également favorables à assouplir le frein à l’endettement (42 %) ou à l’abolir complètement (17 %). Pourtant, le BSW est souvent considéré comme un parti qui, avec l’AfD d’extrême droite, serait susceptible de s’opposer à un amendement constitutionnel visant à réformer le frein à l’endettement.
Une Zeitenwende fiscale
La politique et l’économie allemandes traversent une période de profonds changements.
Avec l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en 2022 et la réélection du président américain Donald Trump, l’Allemagne doit rapidement assumer une plus grande responsabilité pour sa sécurité et dépenser davantage pour la défense.
L’ancien modèle économique axé sur les exportations a atteint ses limites, car les partenaires commerciaux deviennent plus protectionnistes tandis que les modèles d’entreprise changent. Pour relancer la croissance en Allemagne, de nombreux changements sont nécessaires, de la signature de nouveaux accords de libre-échange à la libéralisation des lois rigides sur le travail dans le pays. Mais pour sortir du malaise économique actuel, des investissements dans les infrastructures et l’énergie, entre autres, seraient nécessaires pour stimuler la croissance de la productivité et soutenir la demande intérieure.
Les besoins supplémentaires en matière de dépenses, tels qu’identifiés dans ce sondage, vont des transports à la défense. Cela suggère également qu’une réforme plus complète du frein à l’endettement pourrait être nécessaire, plutôt que de simplement permettre davantage d’investissements au niveau fédéral par le biais de nouveaux fonds hors budget, tels que le Sondervermögen de 100 milliards d’euros pour la défense, adopté en 2022. Bon nombre des domaines politiques identifiés relèvent de la compétence des États fédéraux ou des autorités locales. En ce qui concerne la défense, les experts soulignent qu’il faut un horizon de dépenses d’au moins dix ans pour obtenir une sécurité de planification et renforcer suffisamment les capacités.
Les Allemands eux-mêmes semblent se rendre compte que le monde des anciennes certitudes n’existe plus. La politique et, par extension, la politique fiscale de la République fédérale devraient intégrer cette transformation profonde. Le fait qu’une majorité d’Allemands soutienne aujourd’hui une réforme du frein à l’endettement pour permettre une augmentation des investissements témoigne du fait que les Allemands sont prêts pour une Zeitenwende budgétaire. S’il recherche un grand compromis combinant des économies dans les dépenses existantes et une modernisation du frein à l’endettement, le prochain gouvernement peut être assuré du soutien de l’opinion publique.
Sources
- Umfrage zur Lockerung der Schuldenbremse 2024, Statista.
- Le sondage Forsa a été réalisé entre le 10 et le 14 janvier 2025 auprès d’un échantillon représentatif de 1 001 Allemands âgés de 18 ans et plus. Les résultats complets peuvent être consultés ici.