En Autriche le président Van der Bellen ouvre la porte au premier chancelier d’extrême droite depuis la Seconde Guerre mondiale
L’extrême droite vient-elle d’emporter une nouvelle victoire en Autriche ? Ce dimanche 5 janvier, le président autrichien Alexander van der Bellen a annoncé convier le leader d’extrême droite Herbert Kickl à un entretien. Kickl, connu pour ses positions pro-Kremlin, pourrait recevoir dès demain la tâche de former une coalition avec les conservateurs.
- Auteur
- François Hublet
Ce dimanche 5 janvier en début d’après-midi, le président autrichien Alexander van der Bellen (Verts) a prononcé un discours annonçant qu’il allait convier Herbert Kickl, chef du Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ, PfE), à un entretien le lundi 6 janvier. Après l’échec d’une formation gouvernementale au centre et la démission du chancelier Nehammer, le président semble sur le point de confier à l’extrême droite la tâche de former le prochain gouvernement. En septembre dernier, l’homme qui vient de prendre la tête des conservateurs autrichiens écrivait ceci à propos du chef du parti d’extrême droite FPÖ : « Il serait fatal pour l’Autriche que Kickl assume à nouveau des responsabilités gouvernementales ».
Ce ne serait pas la première fois que l’extrême droite se trouve dans une coalition au gouvernement de l’Autriche — la première fois remonte déjà à 2000 —, mais ce serait bien la première fois qu’un chancelier serait issu de ce parti.
Parmi les éditorialistes les plus conservateurs de la presse allemande, on voit dans cette possible nomination un signe : « l’Allemagne devrait jeter un regard sur son voisin du sud ».
Kickl deviendrait chancelier dans un contexte européen particulier : avec Giorgia Meloni, présidente du Conseil italien, et le premier ministre tchèque Petr Fiala, il serait le troisième chef d’État ou de gouvernement directement issu d’une famille à la droite du PPE, sans compter le gouvernement de coalition aux Pays-Bas soutenu par Geert Wilders.
Dans le même temps, une partie de l’élite trumpiste et Elon Musk semblent appuyer l’ascension de l’AfD, le parti d’extrême droite allemand.
Nous traduisons et commentons ce discours historique.
Chers Autrichiens et chères Autrichiennes, chers toutes et tous qui vivez ici !
Dès les premiers mots de son discours, le président van der Bellen a le souci d’y inclure tous les résidents ne disposant pas de la nationalité autrichienne (« chers toutes et tous qui vivez ici »). Si la formule est courante dans sa rhétorique, elle n’en est pas moins notable alors que le chef de l’État s’apprête à remettre les clefs des négociations gouvernementales à un parti connu pour sa xénophobie. Dans son programme pour l’élection législative de 2024, le FPÖ qualifiait les étrangers de « Völkerwanderer », terme qui fait écho aux « grandes invasions » de l’Antiquité tardive.
Si j’ai appris quelque chose durant mon mandat de président de la République d’Autriche, c’est que des situations nouvelles peuvent toujours survenir. Même lorsque la situation semble familière, même après avoir accumulé une longue expérience, on peut soudain faire face à une situation nouvelle.
Depuis sa prise de fonctions en janvier 2017, van der Bellen a déjà connu de nombreuses crises gouvernementales : sept cabinets différents se sont succédé depuis cette date, soit environ un par an. Le gouvernement Kurz I (2017-2019) associant le Parti populaire d’Autriche (ÖVP, PPE) et le FPÖ est tombé en 2019 suite à l’affaire dite « d’Ibiza » qui a vu tomber Heinz-Christian Strache, vice-chancelier et chef de file du FPÖ, mais aussi son ministre de l’Intérieur de l’époque, Herbert Kickl. Après un an de gouvernement technocratique, Sebastian Kurz est revenu aux affaires en coalition avec les Verts (2020-2021). Touché à son tour par des accusations de corruption, Kurz a démissionné à l’automne 2021 pour céder sa place à Alexander Schallenberg (2021) puis à Karl Nehammer (2021-2024), ancien ministre de l’Intérieur et nouveau président de l’ÖVP. Kurz a dans un premier temps quitté la politique pour les affaires, occupant notamment un poste dans le fonds d’investissement du milliardaire trumpiste Peter Thiel. En février 2024, il a été condamné à six mois de prison avec sursis en première instance, condamnation dont il a fait appel.
Comme vous le savez, Karl Nehammer a annoncé hier soir qu’il se retirait de la chancellerie fédérale et de la présidence de l’ÖVP suite à l’échec des discussions pour la formation d’un gouvernement avec le SPÖ. Karl Nehammer m’a assuré aujourd’hui lors de notre entretien que la transition se ferait dans le calme et de manière ordonnée. Concrètement, cela signifie que M. Nehammer et son gouvernement continueront, dans un premier temps, à assurer la gestion des affaires courantes. Un nouveau chancelier de transition sera ensuite désigné par mes soins au cours de la semaine à venir. De cette manière, la bonne administration et la poursuite des affaires de la République d’Autriche seront garanties.
Je tiens à remercier chaleureusement M. Nehammer pour les services rendus en tant que chancelier de la République d’Autriche. Les temps qu’il a passés à la tête de notre pays n’ont vraiment pas été faciles. Il m’importe de le souligner et de lui rendre hommage.
Karl Nehammer a annoncé le 4 janvier qu’il se retirait à la fois de la présidence de l’ÖVP et de la chancellerie. Ce retrait fait suite à l’échec des négociations de coalitions entre l’ÖVP, arrivé second aux élections législatives de septembre derrière le FPÖ, avec les sociaux-démocrates du SPÖ (S&D) et les libéraux de Neos (RE), qui ont terminé en troisième et quatrième position. Pendant la campagne comme au lendemain de l’élection, Nehammer avait indiqué son opposition franche à toute coalition impliquant le chef du FPÖ Herbert Kickl. En octobre 2024, il justifiait cette décision, relativement surprenante au vu de l’absence de cordon sanitaire en Autriche, par la personnalité clivante de son adversaire politique. Kickl est connu pour sa proximité avec les milieux identitaires, son rejet du consensus scientifique dans la pandémie de Covid-19, ses positions anti-ukrainiennes et ses liens avec le parti poutinien Russie Unie. Il convient de noter que le refus de Nehammer portait davantage sur les positions de Kickl lui-même que sur celles de son parti, avec lequel l’ÖVP pouvait envisager des accords. Ce refus peut également se lire dans une perspective plus opportuniste : arrivé second, l’ÖVP pouvait conserver la chancellerie en formant une coalition avec des partenaires plus faibles ; collaborant avec le FPÖ, il aurait sans doute dû accepter un chancelier Kickl.
Mais revenons à la causa prima, à la nouvelle situation à laquelle nous faisons face. Pendant un long moment, il a semblé exister entre les trois partenaires de négociation – l’ÖVP, le SPÖ et les Neos – une base de travail favorable. Même après le retrait des Neos, on m’a dans un premier temps indiqué qu’un accord était encore envisageable.
Pour beaucoup d’entre vous, Mesdames et Messieurs, l’échec définitif de ces discussions est une grande déception. Je ne m’en cacherai pas : pour moi aussi, leur échec a été une surprise, et vous savez tous que cette issue n’était pas celle que je souhaitais.
Le 3 janvier, la chef des Neos, Beate Meinl-Reisinger, a indiqué que son parti quittait les discussions de coalition. La dirigeante libérale a mis en cause les positions de ses partenaires sur le plan budgétaire, leur manque d’une « volonté de réforme » et l’absence d’une vision commune après presque deux mois de négociations. Le SPÖ a aussitôt rejeté l’échec de la négociation sur les Neos, les accusant d’avoir voulu imposer des prétentions programmatiques démesurées au vu de leur poids électoral limité (9 %). Sans les Neos, l’ÖVP et le SPÖ ne disposeraient que d’une majorité d’un siège au Conseil national, ce qui rend la formation d’un exécutif stable délicat. Au jour de l’échec des négociations, la critique des Neos, qui visait principalement les sociaux-démocrates, a été reprise par le Parti populaire, rendant l’hypothèse d’une Grande coalition peu probable.
Mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit maintenant. Il s’agit de doter l’Autriche d’un gouvernement capable d’agir. Il s’agit de formuler une vision commune de l’Autriche dans laquelle nous voulons vivre. Pour ce faire, nous avons besoin d’un gouvernement fédéral disposant d’une majorité stable, détenant plus de 50 % des sièges au Conseil national. Comme vous le savez, j’ai déjà souligné à plusieurs reprises cette nécessité. Vous savez également qu’en octobre dernier, pour éviter à notre pays des délais inutiles, je n’avais pas chargé Herbert Kickl de former un gouvernement. Karl Nehammer et Andreas Babler avaient en effet exclu à plusieurs reprises toute formation d’une coalition avec le FPÖ sous la direction d’Herbert Kickl.
Depuis hier, la situation a changé. Karl Nehammer s’est retiré et a renoncé à la mission de former un gouvernement.
J’ai, chers Autrichiens, mis à profit ces dernières heures pour m’entretenir avec de nombreux responsables politiques. Il ressort de ces entretiens que les voix qui, au sein du Parti populaire, excluaient toute collaboration avec un FPÖ dirigé par Herbert Kickl sont devenues moins fortes. Cette évolution signifie qu’une nouvelle voie s’ouvre peut-être pour la formation d’un gouvernement.
Alexander van der Bellen prend acte de l’échec des négociations et du changement de ton au sein de l’ÖVP qui l’a suivi. Dimanche 5 janvier, Christian Stocker, dirigeant par intérim du Parti populaire, a en effet indiqué qu’il « accepterait l’invitation » éventuelle du FPÖ à participer à de futures négociations gouvernementales. Stocker, alors secrétaire général du parti, avait pourtant soutenu en octobre dernier la ligne de Karl Nehammer. Au plan démoscopique, l’ÖVP est le grand perdant de la séquence passée : il a perdu 5 points dans les intentions de vote depuis l’élection de septembre, passant de 26 à 21 % tandis que le FPÖ accroissait ses parts de voix de 29 à 36 %. En octobre 2024, un sondage Gallup avait placé en tête, parmi les coalitions préférées des électeurs, l’option d’un trio ÖVP-SPÖ-Neos (26 %) ; l’hypothèse d’un accord FPÖ-ÖVP avec participation d’Herbert Kickl arrivait en deuxième position avec 24 %, tandis qu’une coalition FPÖ-ÖVP sans participation du leader d’extrême droite obtenait 12 % des préférences. Au total, la coalition droite-extrême droite était donc plus populaire que celle d’un accord de trois partis centristes. En cédant aux exigences du FPÖ, il est probable que l’ÖVP espère convaincre une partie de son électorat désireux d’une ligne plus dure.
C’est la raison pour laquelle j’ai appelé aujourd’hui le chef du Parti de la liberté, M. Herbert Kickl, avec lequel j’ai convenu d’une rencontre demain à 11 heures ici, à la Hofburg, pour évoquer cette nouvelle situation.
Herbert Kickl a manifestement réussi son pari : celui de se rendre indispensable dans une politique autrichienne fragmentée, alors même qu’il n’a jamais abandonné sa ligne dure et affrontait un chancelier sortant et un président qui lui étaient ouvertement hostiles. Le président van der Bellen, à qui revient constitutionnellement la nomination du chef du gouvernement, avait en effet déclaré de manière constante depuis 2017 son rejet de l’hypothèse d’un chancelier FPÖ. Face à l’absence d’alternative désignée par les chefs de partis, sans doute convaincu d’une victoire écrasante du FPÖ en cas de potentielles élections législatives, il semble s’être ravisé. Il reste à voir si van der Bellen pourrait poser des conditions inhabituelles à la nomination du prochain chancelier, qu’il est seul à pouvoir nommer à ce poste.
Mesdames et Messieurs, en démocratie, il nous incombe de trouver des solutions et de faire des compromis. Et ce, en toute sincérité. Sans ces compromis et cette sincérité, la démocratie ne fonctionne pas. La démocratie libérale ne peut pas non plus ignorer les conditions ancrées dans notre Constitution fédérale : l’État de droit, la séparation des pouvoirs, les droits de l’homme et les droits des minorités, des médias libres et indépendants et l’appartenance à l’Union européenne.
Je continuerai dans tous les cas à veiller de mon mieux à ce que ces piliers fondamentaux de notre démocratie soient respectés. Ils sont le fondement sur lequel notre prospérité et notre sécurité sont bâties.
Van der Bellen conclut sur les principes de la démocratie libérale, des droits humains et de l’intégration européenne que le FPÖ, malgré un credo libertarien symbolique, semble bien disposé à combattre. Son programme électoral prônait ouvertement l’« homogénéité » autrichienne vis-à-vis des instances supranationales comme des migrations, appelait à la « remigration des étrangers non-désirés » et à la construction d’une « forteresse Autriche ».
Je vous remercie de votre attention et continuerai à vous informer directement et immédiatement dès qu’il y aura du nouveau.
Merci beaucoup.