De l’accélération réactionnaire dans l’Amérique de Trump à la montée du révisionnisme de l’AfD en Allemagne, soutenu par Elon Musk — l’extrême droite progresse. L’histoire ne se répète jamais, mais on gagne toujours à l’étudier — et à étudier ces figures intellectuelles qui ont vécu dans «   un monde grand et terrible   » (Antonio Gramsci), souvent au risque de leur vie, en construisant des œuvres qui peuvent encore nous éclairer. Pour recevoir par e-mail les nouveaux épisodes de cette série, abonnez-vous

De janvier à avril 1935, Palmiro Togliatti (1893-1964), secrétaire général du Parti communiste d’Italie (PCd’I) exilé à Moscou, a donné un cours à l’École léniniste internationale — université politique pour les militants de la Troisième internationale (Komintern) — consacré à la naissance et au développement du fascisme en Italie, ainsi qu’à une réflexion sur la stratégie que devait adopter le PCd’I 1.

Les notes prises par les étudiants, qui retranscrivent quasi-intégralement les séances, n’ont été exhumées des archives soviétiques qu’en 1969 et huit des quinze leçons données par Togliatti ont été publiées en italien en 1970 sous le titre Lezioni sul fascismo, puis ont été reprises et traduites en français en 1971 par la revue Recherches internationales à la lumière du marxisme 2. D’autres leçons ont été retrouvées au fil des années et l’édition italienne la plus complète, dirigée par Francesco M. Biscione et publiée en 2010, en inclut treize, deux restant manquantes 3. La seule édition française, partielle, reste à ce jour celle des Recherches internationales de 1971, depuis longtemps épuisée 4.

Principalement adressé à de jeunes communistes destinés à rentrer en Italie pour y mener la lutte politique, le Corso sugli avversari (« Cours sur les adversaires ») synthétise près de quinze années d’étude sur le fascisme de la part de Togliatti. Il s’appuie du reste sur les réflexions de ses camarades de combat, en premier lieu celles d’Antonio Gramsci 5 (son prédécesseur à la tête du PCd’I emprisonné dans les geôles de Mussolini depuis novembre 1926), mais aussi d’Ignazio Silone ou d’Angelo Tasca 6. À ce titre, ce cours est le produit du travail d’un « intellectuel collectif » (pour une employer une expression togliattienne), et constitue l’une des analyses marxistes du fascisme les plus pénétrantes.

Le Corso sugli avversari synthétise près de quinze années d’étude sur le fascisme de la part de Togliatti.

Yohann Douet

Vers le front unique 

À la suite de son VIe Congrès (juillet-septembre 1928) le Komintern avait adopté la ligne politique « classe contre classe » qui voyait dans la social-démocratie un « social-fascisme » et abandonnait par conséquent toute perspective concrète de front unique pour lutter contre le fascisme. L’arrivée au pouvoir du nazisme en janvier 1933 en Allemagne a montré ce que cette ligne sectaire avait de désastreux. En France, le 6 février 1934 a éveillé une puissante exigence d’unité antifasciste chez les militants et sympathisants socialistes et communistes. Tout comme leurs homologues français en juillet, les socialistes et communistes italiens ont conclu en août 1934 un pacte d’unité d’action qui engageait les deux partis à une lutte antifasciste commune tout en rappelant leurs divergences politiques et idéologiques. Dans ce contexte, le Komintern — sensible également à la menace que l’Allemagne nazie faisait désormais peser sur l’URSS — a été amené à modifier sa ligne en relançant une politique de front unique, ce qui l’a conduit après le VIIe Congrès de juillet-août 1935 à prôner la constitution de « fronts populaires » antifascistes réunissant non seulement les diverses composantes du mouvement ouvrier (partis communistes et partis socialistes, syndicats, etc.) ainsi que des organisations « bourgeoises » et « petites-bourgeoises » démocratiques (comme le parti radical en France). 

C’est dans cette période d’ouverture que s’inscrit le cours de Togliatti, qui constitue à certains égards un travail préparatoire au VIIe Congrès. Ses leçons mettent ainsi fortement l’accent sur la nécessité d’un front unique antifasciste avec les sociaux-démocrates réformistes mais aussi avec d’autres courants (républicains, maximalistes, anarchistes, etc.). Togliatti s’efforce de toute évidence de convaincre les jeunes militants communistes qui l’écoutent du bien fondé du tournant opéré par le Komintern, mais sans pour autant critiquer explicitement l’ancienne ligne « classe contre classe » ni abandonner entièrement la rhétorique sectaire qui l’accompagnait. 

Les leçons de Togliatti mettent fortement l’accent sur la nécessité d’un front unique antifasciste avec les sociaux-démocrates réformistes mais aussi avec d’autres courants.

Yohann Douet

La double nature du fascisme 

Si la nouvelle ligne en train d’être élaborée par le Komintern est incontestablement plus juste que la précédente, elle ne s’accompagne toutefois pas d’une conception satisfaisante du fascisme. Le XIIIe Plénum du Comité exécutif du Komintern (décembre 1933) en a donné une définition qui sera reprise à l’identique par le VIIe Congrès  : « Le fascisme est la dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins et les plus impérialistes du capital financier » 7. Cette définition a le mérite d’ouvrir la possibilité d’alliances antifascistes larges, mais elle reste trop rudimentaire et manque la spécificité des phénomènes fascistes par rapport à d’autres dictatures réactionnaires. 

Togliatti, soucieux de donner des gages d’orthodoxie, part de cette définition officielle mais pour la complexifier et la subvertir immédiatement. Le propre du fascisme est en effet à ses yeux d’unifier deux éléments  : « dictature de la bourgeoisie » d’une part, « mouvement des masses petites-bourgeoises » d’autre part. Il s’agit d’une nouvelle forme de dictature de la classe bourgeoise précisément parce qu’elle est issue d’un mouvement des masses petites-bourgeoises et continue d’une certaine manière de s’appuyer sur elles une fois établie 8

Le mouvement fasciste naît en Italie dans le contexte de la crise du libéralisme qui suit la Première Guerre mondiale. Les ouvriers et les paysans se mobilisent contre un système économique marqué par des inégalités criantes (exploitation capitaliste, concentration de la propriété foncière, etc.), et leur participation politique active déborde et fait craquer les cadres étroits du système politique élitiste établi depuis le Risorgimento. Ces masses populaires trouvent une expression organisationnelle dans le Parti Socialiste italien (PSI), qui rassemble 32 % des voix (notamment chez les ouvriers et les paysans) aux élections de novembre 1919, mais aussi dans le tout récemment fondé Parti populaire (catholique) qui réunit 20,5 % des voix (surtout au sein de la paysannerie et de la petite-bourgeoisie).

Le mouvement fasciste est à la fois une expression et un facteur de la crise du libéralisme, et s’inscrit dans cette dynamique générale de mobilisation et d’organisation des masses. Pour Togliatti, il mobilise en particulier des petits-bourgeois déclassés, que ce soit au sens strict (les officiers et sous-officiers issus de la petite-bourgeoisie qui ont perdu leurs fonctions de commandement après le retour à la vie civile), ou plus généralement parce que leur position sociale est menacée d’un côté par la concentration du capital aux mains de la grande bourgeoisie et de l’autre par les conquêtes du mouvement ouvrier à la ville et des mouvements paysans à la campagne. 

Le fascisme est fondé le 23 mars 1919 à Milan, Piazza San Sepolcro, en tant que mouvement de la petite-bourgeoise urbaine avec un programme à la fois nationaliste et démagogique (en faveur de la république, de l’assemblée constituante, de l’impôt progressif sur le capital, etc.) 9. Cependant il ne devient un véritable mouvement de masse unifié et puissant qu’à la fin de l’année 1920, une fois que « les forces les plus réactionnaires de la bourgeoisie » interviennent pour l’organiser et l’instrumentaliser, d’abord à la campagne contre les paysans (notamment les ligues paysannes) et ensuite à la ville contre le mouvement ouvrier — les deux étant principalement structurés par le Parti socialiste. Durant cette période du squadrisme, qui s’étend, jusqu’à la marche sur Rome et la prise du pouvoir (octobre 1922), le fascisme est un mouvement de masse qui utilise la violence physique pour réprimer et désorganiser les mouvements de masse populaires, cela au bénéfice de la grande bourgeoisie. 

Si à ce stade les intérêts et de la petite bourgeoisie (du moins celle qui participe au fascisme) et de la grande bourgeoisie convergent, cela change une fois le fascisme arrivé au pouvoir  : 

« Prenez les soldats des troupes de choc de la guerre (les « arditi »), les centurions, les éléments que la guerre avait déclassés, les officiers. Comme groupe social ils attendaient depuis longtemps la prise du pouvoir. Le pouvoir conquis aurait dû être leur pouvoir. Ces groupes étaient nourris de la conception utopiste selon laquelle la petite bourgeoisie peut aller au pouvoir et dicter des lois au prolétariat et à la bourgeoisie, organiser la société avec des plans, etc. Quand le fascisme arriva au pouvoir cette conception allait être battue en brèche par la réalité. Les premiers actes du fascisme au pouvoir furent des mesures économiques en faveur de la bourgeoisie. » 10

Ces tensions et même ces contradictions entre intérêts capitalistes et base petite-bourgeoise vont constituer l’une des principales causes des mutations que le fascisme connaîtra au cours de son histoire.

Pour Togliatti, le fascisme mobilise en particulier des petits-bourgeois déclassés.

Yohann Douet

Un parti bourgeois « de type nouveau »

Togliatti décrit le Parti national fasciste (PNF) comme un parti « de type nouveau » (expression utilisée par Lénine pour le parti bolchevik) de la bourgeoisie 11. À ses yeux, avant la guerre, « l’unique vrai parti [était] le parti socialiste 12 » car les classes dominantes italiennes n’avaient jamais eu de véritables partis pour représenter et articuler leurs intérêts. Les partis existants n’étaient pas réellement organisés sur une base nationale avec un programme uniforme (notamment entre le Nord et le Sud), mais ressemblaient plutôt à des réseaux de notables locaux se rassemblant dans des groupes parlementaires.

Au contraire, le PNF est un véritable parti et va s’imposer comme l’unique parti de la bourgeoisie en interdisant les autres organisations politiques, y compris la franc-maçonnerie (« seule organisation politique unitaire de la bourgeoisie » avant la guerre, dit Togliatti 13). Parti unique en 1926, le PNF enrôle un nombre toujours plus grand de membres (1,8 million lorsque Togliatti écrit) et finit par « embrasser toute la bourgeoisie italienne », ainsi que « des couches importantes de la population italienne » en premier lieu dans la petite-bourgeoisie 14. Il joue ainsi un rôle décisif dans le projet de réalisation d’une « unité organique » entre les différentes fractions de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie que Gramsci et Togliatti avaient déjà mis en évidence des années plus tôt 15.

Togliatti précise — et c’est une constante de son approche méthodologique — que « les formes d’organisation de ce parti ne sont pas quelque chose de stable, elles se sont déterminées au cours du développement et n’ont pas été prévues par Mussolini » 16. Ce sont les menaces que le fascisme rencontre qui le conduisent à se structurer comme il le fait  : les dissensions au sein de sa base militante squadriste avant l’arrivée au pouvoir le poussent à adopter la forme parti en novembre 1921 (alors que celle-ci était fréquemment décriée dans les premiers discours fascistes)  ; et ce sont les contestations venant des masses, notamment de larges secteurs de la petite-bourgeoisie durant la crise Matteotti de 1924 17, qui conduiront le fascisme interdire toutes les autres organisations politiques.

Ce sont les menaces que le fascisme rencontre qui le conduisent à se structurer comme il le fait.

Yohann Douet

Plus généralement, l’évolution du fascisme ne relève ni d’un plan préétabli ni d’une logique purement endogène mais dépend des dynamiques économiques et des luttes politiques : « la dictature fasciste a été amenée à assumer les formes actuelles par des facteurs objectifs, des facteurs réels : par la situation économique et par les mouvements des masses déterminés par cette situation » 18. Ce sont les fascistes qui prétendent que leurs actes ne dérivent que de leur volonté, et leurs formes organisationnelles d’un projet donné dès l’origine. Au contraire, le fascisme change de ligne et de forme organisationnelle en réaction aux « mouvements des masses » (et donc aussi en réaction à l’action des organisations politiques qui peuvent parvenir à influencer les masses, comme le Parti communiste). Cela s’explique parce que le fascisme n’est pas une dictature simple mais une dictature cherchant à s’appuyer sur les masses.

Un régime réactionnaire de masse

La double nature du fascisme se retrouve dans le type de régime auquel il aboutit, et que l’on peut désigner par une expression en apparence oxymorique  : un régime réactionnaire de masse 19.

D’un côté, le régime fasciste est évidemment réactionnaire. Il abolit les libertés civiles et politiques ; il brise toute organisation autonome des classes subalternes, en premier lieu de la classe ouvrière (syndicats, associations, presse, coopératives, etc.). En outre, Togliatti s’efforce de démontrer, notamment dans ses analyses du corporatisme et de la politique agraire, que le fascisme sert les intérêts économiques du grand capital (le « capital monopoliste », dans la terminologie du Komintern) aux dépens non seulement des ouvriers et paysans pauvres mais aussi de la petite-bourgeoisie. Tout en prenant au sérieux la modernisation relative de l’économie grâce à son organisation étatique et la meilleure coordination permise par les institutions corporatives, il souligne que ces transformations impliquent une concentration du pouvoir de décision au profit du capital monopoliste. De même, s’il ne nie pas toute effectivité à la bonification des terres entreprise par le fascisme, il soutient qu’elle accroît la concentration de la propriété foncière et renforce le pouvoir du capital financier sur l’agriculture.

D’un autre côté, le fascisme, a été un mouvement de masse — principalement petit-bourgeois — qui a pu naître, croître et accéder au pouvoir grâce à la crise du libéralisme liée à l’entrée des masses dans la vie politique. Il ne perd pas ce caractère une fois au pouvoir, même s’il est profondément modifié. De plus, on l’a vu, le PNF est en lui-même une vaste organisation de masse. Enfin, et surtout, le régime fasciste plonge de nombreuses autres racines dans les masses, pour certaines bien plus profondes : milice ; organisations de jeunesse ; associations étudiantes ; syndicats ; organisations de loisirs (Dopolavoro) ; etc. On ne saurait revenir sur les analyses fines que Togliatti propose de chacune de ces organisations ; l’important ici est de souligner que cet enrôlement des masses par le régime en fait un « totalitarisme ».

La double nature du fascisme se retrouve dans le type de régime auquel il aboutit, et que l’on peut désigner par une expression en apparence oxymorique  : un régime réactionnaire de masse.

Yohann Douet

Le chemin du totalitarisme

Le caractère totalitaire du régime fasciste n’exprime pas une essence anhistorique  : « Le fascisme n’est pas né totalitaire, il l’est devenu, il l’est devenu quand les couches décisives de la bourgeoisie ont atteint le plus haut degré d’unification économique et donc politique. Le totalitarisme est un concept qui ne vient pas de l’idéologie fasciste. Si vous examinez la première conception des rapports entre le citoyen et l’État, vous rencontrez plutôt des éléments de libéralisme anarchique  : protestation contre l’État qui intervient dans la vie privée, etc. » 20

Si ce type de métamorphose radicale est possible, c’est parce que l’idéologie fasciste est constitutivement éclectique. Elle rassemble en effet des éléments issus de traditions hétérogènes (nationalisme, corporatisme, etc.) et souvent divergentes (volontarisme et culte de l’ordre  ; passéisme romantique et modernisme planificateur, etc.). C’est ainsi qu’elle s’avère marquée par un opportunisme radical  : « Ne pensez pas à l’idéologie fasciste sans voir l’objectif que le fascisme se proposait d’atteindre en un moment déterminé avec une idéologie déterminée » 21.

Dans une première phase, le fascisme « n’organise pas mais désorganise les masses. De 1920 à 1923, les syndicats fascistes organisaient quelques centaines de milliers d’ouvriers, mais ce sont des millions qui se détachent des syndicats de classe. Le but du fascisme était à ce moment-là de désorganiser les ouvriers. » 22 Ce n’est que progressivement, et en réaction à des crises (comme la crise économique de 1929 et l’agitation sociale qu’elle a suscitée), que le fascisme est amené, pour se donner une base solide, à embrigader des secteurs toujours plus vastes de la population. Or tout comme il serait erroné de penser que cette « organisation totalitaire de l’État » 23 était prédéterminée, il serait désastreux de penser que le totalitarisme mette fin à la lutte des classes : en réalité, le fascisme continue de réagir aux « mouvements des masses », et « le totalitarisme ne ferme pas au parti [communiste] la voie de la lutte mais ouvre des voies nouvelles » 24

Ce n’est que progressivement, et en réaction à des crises, que le fascisme est amené, pour se donner une base solide, à embrigader des secteurs toujours plus vastes de la population.

Yohann Douet

Intensifier les contradictions internes du fascisme 

Pour Togliatti, le totalitarisme, caractérisé par « l’insertion des masses dans la structure de l’État » 25, correspond à une intériorisation des contradictions de classe au sein même de l’État — intériorisation qui déforme ces contradictions mais sans les abolir, les déplace sans les dépasser. On constate ici que l’analyse en termes de totalitarisme, souvent assimilée à une théorie politique libérale (chez Aron ou Arendt par exemple), n’est en rien exclusive d’une analyse en termes de lutte des classes, mais vient au contraire l’enrichir dialectiquement 26

Toujours est-il que si certaines des organisations fascistes — comme le PNF ou les institutions corporatives — sont trop bureaucratisées pour laisser la moindre marge de manœuvre, il en est d’autres où un véritable travail politique est possible, dans la mesure où les masses y sont présentes sans pour autant adhérer sans reste au régime  : c’est le cas des organisations de jeunesse, du Dopolavoro et plus encore des syndicats. Ainsi, « le terrain des syndicats fascistes est le terrain le plus mouvant dans les cadres de la dictature fasciste et du fascisme. Terrain plus mouvant parce que les rapports de classe se reflètent d’une façon directe et immédiate » 27. Il existe en effet de nombreux désaccords entre les syndicats fascistes et d’autres branches du régime, ainsi que des tensions entre les différents niveaux des syndicats. Plus fondamentalement encore, les travailleurs émettent des revendications (concernant par exemple les salaires, les contrats de travail ou les droits de représentation syndicale) que les syndicats fascistes ne peuvent pas — en tant que fascistes — défendre d’une manière conséquente, mais qu’ils ne peuvent pas pour autant — en tant que syndicats  — balayer d’un revers de main. Ce sont précisément sur ces contradictions que les militants antifascistes doivent appuyer de tout leur poids, y compris en participant aux assemblées syndicales fascistes, qui ne doivent donc pas être boycottées. 

Front unique et défense des libertés démocratiques

Togliatti se réfère à Lénine pour défendre une telle tactique en rappelant que, pour ce dernier, « n’importe quelle organisation de masse des travailleurs, même la plus réactionnaire, devient inévitablement un endroit où se porte la lutte des classes, devient un point de départ de la lutte des classes » 28. Loin de témoigner d’un accommodement avec le régime, il s’agit d’une lutte particulièrement âpre et difficile — une forme extrême de ce que Gramsci, depuis les geôles de Mussolini, théorisait comme une « guerre de position ». Conçue ainsi et dans des conditions aussi difficiles, la lutte antifasciste des communistes doit nécessairement se départir de tout sectarisme et se déployer dans le cadre d’un front unique visant à rassembler des travailleurs et militants de différents courants.

Du reste, c’est ce même principe consistant à intervenir politiquement partout où sont les masses populaires qui rend impératif de lutter au sein du parlement avant sa suppression par le fascisme, dans la mesure où celui-ci était « en un certain sens une organisation de masse, une tribune vers laquelle les masses tournent leurs yeux » 29. Sans abandonner l’objectif de dépassement de la démocratie bourgeoise, Togliatti affirme la nécessité de défendre le parlement, qui constitue « une conquête révolutionnaire des masses, une conquête de la révolution démocratique bourgeoise », faite par « les masses prolétariennes, semi-prolétariennes et paysannes » 30. Plus généralement, il affirme que c’est « par la défense de ses libertés démocratiques » que le prolétariat pourra instaurer « sa propre dictature » 31, formulation qui traduit un rapport encore instrumental aux libertés démocratiques, même si la dictature du prolétariat est censée permettre la réalisation d’une démocratie concrète et achevée, fondée sur l’égalité réelle.

La lutte antifasciste des communistes doit nécessairement se départir de tout sectarisme et se déployer dans le cadre d’un front unique visant à rassembler des travailleurs et militants de différents courants.

Yohann Douet

De la crise du libéralisme à la crise du néolibéralisme

Dans quelle mesure les leçons de Togliatti peuvent-elles éclairer notre situation, et en particulier la lutte contre l’extrême-droite  ? 

Pour l’Italie d’après la Première Guerre mondiale comme pour la France aujourd’hui, on peut constater une crise organique ou crise d’hégémonie (crise du libéralisme dans le premier cas, crise du néolibéralisme dans le second), c’est-à-dire une crise de la capacité des classes dominantes à obtenir le consentement actif des populations à l’ordre socio-économique établi, ce qui se traduit notamment par la crise des représentations politiques antérieures 32. Cependant, comme l’a montré Togliatti, l’émergence du fascisme italien s’inscrivait dans une dynamique générale d’activation politique et d’organisation des masses (l’une des causes de la crise organique du libéralisme), alors que la montée du RN est contemporaine d’une tendance à l’érosion des organisations de masse (partis et syndicats) sous les effets conjugués de la désindustrialisation, du chômage, de la précarité, de la stigmatisation de l’activité syndicale et du sentiment d’impuissance politique — autant de phénomènes liés au néolibéralisme, toujours menacé par la crise 33. La différence historique est donc flagrante sous cet aspect.

Plus spécifiquement, la tactique prônée par Togliatti consistant à entrer dans les organisations fascistes pour y mener de l’intérieur une lutte politique n’a bien entendu de sens que si le fascisme est déjà au pouvoir et s’il a imposé son monopole sur l’organisation des masses. Ainsi, même dans des situations où l’extrême droite est au pouvoir, où elle a une forme plus proche de celle du fascisme historique et où elle s’appuie sur de puissantes organisations de masses ramifiées dans tout le tissu social (comme le « Sangh Parivar » dans l’Inde de Modi 34), il serait bien entendu peu judicieux d’y entrer pour mener la lutte politique tant qu’il existe la possibilité de construire d’autres organisations de masse, plus progressistes et autonomes. 

Togliatti est du reste le premier à défendre une approche résolument historiciste, et à insister sur la différence des situations socio-historiques. C’est en ce sens qu’il s’efforce de montrer à quel point le fascisme est mouvant et opportuniste, en raison de son hétérogénéité et même de ses contradictions constitutives, ainsi que des dynamiques économiques et politiques auxquelles il est contraint de réagir. À ses yeux, considérer que le fascisme aurait suivi un plan préétabli ou un cours prédéterminé ferait au contraire retomber dans l’idéologie fasciste, tout comme penser que ses réalisations sont désormais indépassables. Dans le cas de l’extrême droite contemporaine, la situation semble en quelque sorte inversée : si l’étude de sa trajectoire historique est politiquement cruciale, c’est certes pour analyser ses mutations et ses ruptures réelles (par exemple le passage d’un électorat majoritairement urbain jusqu’au milieu des années 1990 à un électorat majoritairement rural 35, ou encore ses fluctuations entre discours libéral et discours social), mais c’est peut-être surtout pour exposer la profonde continuité de l’organisation et de l’idéologie du RN, afin de contrecarrer sa stratégie de dédiabolisation et de réfuter l’idée de normalisation. Cette continuité peut en effet être retracée non seulement jusqu’à la création du FN, mais aussi, sur différents plans, jusqu’aux fascismes historiques — ce qui suggère réciproquement que l’on peut encore trouver des enseignements précieux dans le Corso sugli avversari pour combattre l’extrême droite contemporaine.

Togliatti est le premier à défendre une approche résolument historiciste, et à insister sur la différence des situations socio-historiques.

Yohann Douet

Actualité des leçons de Togliatti 

Des réflexions de Togliatti, la perspective du front unique antifasciste conserve une indéniable actualité, même si cela suppose de l’adapter à la situation présente et de « retraduire » la terminologie de la Troisième Internationale dans un langage contemporain.

La perspective togliattienne implique de rechercher l’unité, du moins dans l’action, entre les différentes organisations « de gauche », en premier lieu les organisations du mouvement ouvrier (réformistes, révolutionnaires, etc.), mais éventuellement aussi certaines organisations « petites-bourgeoises » démocratiques radicales (le Parti républicain en Italie). Cette unité se noue d’abord autour de la lutte antifasciste pour les libertés démocratiques et l’égalité des droits civils et politiques (égalité « formelle »), ce que les courants communistes avaient négligé dans la période antérieure.

Il ne s’agit cependant pas de s’en tenir là, mais de lier organiquement, jusqu’à les rendre consubstantielles, la lutte démocratique antifasciste à la lutte contre l’exploitation capitaliste et aux intérêts socio-économiques des classes dominées, de sorte que ces dernières soient aux avant-postes de la lutte contre l’extrême droite. Enfin, ce front unique n’est pas seulement l’affaire de partis, et ne se réduit absolument pas aux seuls moments électoraux. Il implique un ensemble d’autres organisations (syndicats, collectifs, associations, etc.) qui doivent entretenir un rapport de renforcement réciproque, et doit s’incarner dans des mobilisations de masse (manifestations, grèves, etc.), comme ce fut précisément le cas en France lors de la réaction populaire à la journée du 6 février 1934, prélude au Front populaire, puis lors du mouvement de juin 1936 après la victoire électorale 36.

Togliatti discernait une contradiction entre la base sociale petite-bourgeoise du fascisme et les intérêts du capitalisme monopoliste qu’il défendait.

Yohann Douet

Par ailleurs, si, comme on l’a dit, on ne saurait se réapproprier la tactique précise élaborée par Togliatti consistant à entrer dans les organisations de masse fascistes, son approche générale visant à jouer de toutes les contradictions internes à l’extrême-droite reste incontestablement pertinente.

Togliatti discernait notamment une contradiction entre la base sociale petite-bourgeoise du fascisme et les intérêts du capitalisme monopoliste qu’il défendait. L’extrême-droite française contemporaine, et en premier lieu le RN qui s’appuie sur un « conglomérat électoral » 37 entre secteurs sociaux disparates, présente des contradictions différentes mais analogues, entre un discours démagogique d’un côté, et l’absence de toute remise en cause conséquente du néolibéralisme de l’autre. 

Plus précisément, un mouvement social comme celui des Gilets jaunes, particulièrement puissant dans les secteurs sociaux et les régions où le RN obtient ses meilleurs résultats électoraux et que ce dernier s’est efforcé de récupérer, a adopté des revendications et surtout des formes d’action radicales inconciliables avec le culte de l’autorité et la défense unilatérale de la police portés par ce parti. De même, chaque mouvement social syndical — contre les réformes des retraites successives, par exemple — expose la contradiction entre les prétentions du RN à défendre les droits des travailleurs et sa profonde animosité envers leurs organisations — en premier lieu les syndicats — et leurs formes d’action. Les luttes sociales, qu’il s’agisse de grèves localisées ou de mouvements d’ampleur nationale, continuent d’exhiber, quatre-vingt-dix ans après les leçons de Togliatti, les contradictions constitutives de l’extrême-droite 38.

Sources
  1. Je tiens à remercier Jean-Claude Zancarini pour sa relecture et ses suggestions.
  2. Palmiro Togliatti, Lezioni sul fascismo, préf. et éd. Ernesto Ragionieri, Rome, Editori Riuniti, 1970 ; Le fascisme italien. Huit leçons de Palmiro Togliatti », préf. Jean Rony et trad. Mathé Marcellesi, Recherches internationales à la lumière du marxisme, n° 68, 3e trimestre 1971.
  3. Palmiro Togliatti, Corso sugli avversari. Le lezioni sul fascismo, éd. et préf. Francesco M. Biscione, Turin, Einaudi, 2010. 

    Les leçons se répartissent ainsi : 1) introduction et définition du fascisme ; 2) et 3) le Parti national fasciste ; 4) la milice ; 5) manquante [probablement consacrée aux organismes de masse du fascisme] ; 6) les syndicats fascistes ; 7) l’organisation des loisirs (Dopolavoro) ; 8) et 9) le corporatisme ; 10) la politique agraire du fascisme ; 11) la social-démocratie européenne ; 12) le socialisme italien ; 13) manquante [suite de la leçon 12 sur le socialisme réformiste italien] ; 14) les maximalistes et les républicains ; 15) les anarchistes.

  4. On donnera donc les références au cours de Togliatti dans l’édition italienne du Corso sugli avversari de 2010 (en indiquant CA ci-dessous), ainsi que dans l’édition française de 1971 lorsque les leçons sont traduites (en indiquant « trad. fr »).
  5. Yohann Douet et Ugo Palheta, « Comprendre et combattre le fascisme avec Gramsci » [Podcast], Spectre.
  6. Ce dernier a publié quelques années plus tard, en 1938, un remarquable ouvrage consacré à l’histoire du fascisme jusqu’à l’arrivée au pouvoir : Angelo Tasca, La naissance du fascisme. L’Italie de l’armistice à la marche sur Rome, Paris, Gallimard, 2004.
  7. CA, p. 3-4  ; trad. fr., p. 5.
  8. CA, p. 4  ; trad. fr., p. 5.
  9. CA, p. 24 ; trad. fr., 19.
  10. CA, p. 29  ; trad. fr., p. 23.
  11. CA, p. 53  ; trad. fr., p. 40.
  12. CA, p. 41 ; trad. fr., p. 30.
  13. CA, p. 41-42 ; trad. fr., p. 31.
  14. CA, p. 53 ; trad. fr., p. 40.
  15. Gramsci et Togliatti ont analysé, dans les thèses prononcées au IIIe Congrès du PCd’I qui s’est tenu à Lyon en janvier 1926, « le projet de réalisation d’une unité organique de toutes les forces de la bourgeoisie dans un seul organisme politique, contrôlé par une centrale unique, qui doit diriger simultanément le parti, le gouvernement et l’État » (« Thèses de Lyon », trad. Federico Tarragoni, Tracés, n° 44, 2023, p. 195-228).
  16. CA, p. 60-61  ; trad. fr., p. 42.
  17. Giacomo Matteotti était un député et dirigeant socialiste réformiste italien qui s’opposait frontalement à Mussolini. Son meurtre par des fascistes le 10 juin 1924 a provoqué une grave crise, toutes les autres organisations politiques s’opposant au parti fasciste notamment en boycottant le parlement. La crise a été surmontée en janvier 1925, Mussolini prononçant un discours où il a assumé la responsabilité des violences commises, et a acté ainsi l’entrée dans la phase ouvertement dictatoriale du régime.
  18. CA, p. 21 ; trad. fr., p. 17.
  19. L’expression n’est pas utilisée par Togliatti lui-même, mais par le premier éditeur du Corso sugli avversari, l’historien Ernesto Ragionieri. Elle n’en synthétise pas moins adéquatement le propos développé dans ce cours.
  20. CA, p. 32  ; trad. fr., p. 25.
  21. CA, p. 13 ; trad. fr., p. 12-13.
  22. CA, p. 33 ; trad. fr, p. 26.
  23. Ibid.
  24. CA, p. 35 ; trad.fr., p. 28.
  25. CA, p. 81 ; trad. fr., p. 56.
  26. Après la Seconde Guerre mondiale, notamment dans le contexte de la guerre froide, la catégorie de totalitarisme, utilisée principalement pour analyser le nazisme et le stalinisme (le fascisme italien étant souvent considéré comme un totalitarisme incomplet), a pu apparaître comme une alternative à celle de fascisme, renvoyant aux régimes italien et allemand, et privilégiée par l’historiographie marxiste. Il est intéressant de noter que la notion de totalitarisme a d’abord été forgée par des militants antifascistes italiens en 1923, avant d’être réappropriée par Mussolini lui-même en 1925, et que dans les années 1920 et 1930 elle était fréquemment employée par des penseurs marxistes, comme Togliatti et Gramsci donc, mais aussi par les auteurs de l’École de Francfort. Pour approfondir ce sujet, voir Enzo Traverso (éd.), Le totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Paris, Points Essais, 2001.
  27. CA, p. 80  ; trad. fr., p. 55.
  28. Ibid.
  29. CA, p. 147.
  30. CA, p. 147.
  31. CA, p. 11 ; trad. fr., p. 11.
  32. Pour une analyse de la montée de l’extrême-droite en France mobilisant la notion gramscienne de crise d’hégémonie, voir Ugo Palheta, La possibilité du fascisme, Paris, La Découverte, 2018.
  33. Pour une mise en regard plus développée de la crise hégémonique du libéralisme en Italie pré-fasciste et la crise hégémonique du néolibéralisme contemporain, je renvoie à Yohann Douet, « Gramsci, son époque et la nôtre », Contretemps, avril 2024, ainsi qu’à l’ouvrage dont ce texte est un extrait : Yohann Douet, L’Hégémonie et la révolution. Gramsci penseur politique, Paris, Éditions Amsterdam, 2023.
  34. Pour une lecture gramscienne de la stratégie et du pouvoir de l’extrême-droite indienne, voir Aijaz Ahmad, « The State is taken over from within », Monthly Review, juillet 2019.
  35. C’est ce que montrent notamment Julia Cagé et Thomas Piketty dans Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022, Paris, Seuil, 2023.
  36. Sur ces aspects du Front populaire français et sur leur actualité, voir Laurent Lévy, « ‘Front Populaire’, une catégorie vivante », Contretemps, juin 2024.
  37. Daniel Gaxie, « Des penchants vers les ultra-droites », in Annie Collovald et Brigitte Gaïti (dir.), La démocratie aux extrêmes  : sur la radicalisation politique, Paris, La Dispute, 2004.
  38. Dans le cas des Gilets jaunes, voir les analyses de Zakaria Bendali, Raphaël Challier, Magali Della Sudda, Olivier Fillieule, « Le mouvement des Gilets jaunes : un apprentissage en pratique(s) de la politique », Politix, 2019/4, n° 128, p. 143-177.