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Ce mardi 17 décembre, à 19h30, la situation politique en Syrie sera au cœur de notre débat hebdomadaire — par ici pour s’inscrire (gratuitement) si vous êtes à Paris.
Qu’est ce que la chute du régime de Bachar el-Assad signifie pour la République islamique d’Iran ?
Au Levant, la stratégie de la République islamique est en train de s’effondrer. Pendant des années, l’Iran a cherché à projeter sa puissance et son influence dans la région en cultivant des alliés non étatiques. Le Hezbollah était le primus inter pares de ce réseau, et la Syrie d’Assad le principal allié étatique — pour la survie duquel le régime de Téhéran a dépensé un volume impressionnants de ressources financières et humaines. Après l’attaque du 7 octobre du Hamas contre Israël et le début de la campagne militaire israélienne à Gaza, l’Iran et « l’axe de la résistance » débordaient d’hybris.
Un an après, le régime est dépassé stratégiquement, diplomatiquement et militairement.
On peut s’attendre à de grands débats et à des accusations au sein des Gardiens de la Révolution et du système en général sur la manière dont cette débâcle s’est produite — et peut-être plus important encore, sur la question de savoir s’il faut accepter les pertes ou essayer de redoubler d’efforts avec une main très affaiblie.
Après avoir investi autant de réputation, de moyens et de vies humaines au cours des treize dernières années pour sauver le régime de Bachar el-Assad et avec lui l’orientation stratégique de la Syrie, cet effondrement soudain de l’ordre baasiste est un revers majeur pour l’Iran. Ce sentiment domine largement le débat public sur la question en Iran, sans que cela ne soit dissimulé. En effet, l’Iran avait cruellement besoin de la Syrie pour fournir un soutien logistique au Hezbollah qu’il essayait de reconstruire au Liban : la chute d’Assad est une question de sécurité nationale majeure pour Téhéran.
Les Iraniens ont encouragé le Hezbollah à accepter le cessez-le-feu bien qu’il favorise à leurs yeux les intérêts d’Israël parce qu’ils le considéraient indispensable à la reconstruction des forces du Hezbollah. Avant de pouvoir utiliser le cessez-le-feu pour aider celui-ci à se remettre sur pied, la passerelle syrienne s’est effondrée.
Les causes et les leçons à tirer de la chute de Bachar el-Assad font-elles l’objet d’un débat en Iran ?
Aujourd’hui, la discussion publique en Iran se structure autour de trois grands sujets.
Tout d’abord, un débat porte sur l’identification des responsables de la perte de la Syrie. Une partie pense que l’Iran est coupable d’avoir fait confiance aux garanties de la Turquie selon lesquelles les rebelles armés syriens n’avaient pas l’intention de monter une opération majeure contre le régime Assad. D’autres considèrent que les Russes ont poignardé les Iraniens dans le dos et conclu un accord avec HTC pour préserver leurs bases navales en Syrie en échange d’une absence d’opposition à leur prise de contrôle des grandes villes et à la poursuite du régime Assad.
Ensuite, une partie du système s’interroge sur les leçons à tirer pour l’Iran. Certains, comme le guide Ali Khamenei, considèrent que la Syrie s’est effondrée parce que le régime n’avait plus la volonté de se battre. D’autres, estiment que Bachar el-Assad n’avait pas suffisamment pris de mesures pour réduire le fossé entre l’État et la société. Or de ce point de vue, les cas syrien et iranien sont comparables. En Iran, il n’y a pas un groupe alaouite minoritaire qui règne sur la population sunnite majoritaire, mais un establishment clérical minoritaire régnant sur une société majoritairement laïque. Dans les deux États, un degré avancé de répression et de corruption est à l’origine de nombreuses frustrations au sein de la société.
Enfin, un groupe considère qu’il est nécessaire de transformer la doctrine de sécurité nationale de l’Iran parce que ses deux piliers — le Hezbollah et la Syrie — ont été considérablement affaiblis récemment. Son accès au Hezbollah, qui passait par la Syrie, a également été perdu. En ce sens, « l’axe de la Résistance » tel que nous le connaissions n’existe plus, car il n’y a pas d’axe sans accès. Dans cette situation, certains pensent que l’Iran doit se concentrer davantage sur ses capacités conventionnelles ; d’autres qu’il est nécessaire de s’engager avec une grande puissance comme la Chine pour qu’elle devienne garant de sa sécurité ; les derniers, enfin, qu’il est nécessaire de développer des armes nucléaires comme moyen de dissuasion ultime.
Ces différents débats créent-ils des divisions au sein de la structure politique du régime iranien ?
Il s’agit avant tout d’un revers majeur pour l’armée et l’appareil sécuritaire en Iran, qui sont les principales forces de résistance au changement en Iran. En effet, les militaires blâmaient les civils pour les échecs du pays sur les fronts économique, diplomatique et culturel. L’appareil sécuritaire considérait pour sa part avoir bien mieux réussi que les autres cercles de pouvoir, malgré des ressources limitées, en développant le programme nucléaire, le programme balistique et un réseau de mandataires dans la région. Aujourd’hui, la disparition de « l’axe de la Résistance » montre que ces succès de l’armée n’étaient que des illusions.
Cela pourrait être positif. Toutefois, l’examen attentif des termes du débat ne laisse que peu de place à l’espoir. La plupart des discussions mentionnées aboutissent à la conclusion que l’Iran s’est déjà trouvé dans une situation similaire — en 2003. À l’époque, les États-Unis venaient de renverser un régime à l’est en Afghanistan et un à l’ouest en Irak. Ils semblaient sur le point d’envahir l’Iran puisque l’administration Bush avait rejeté d’emblée toute possibilité de négociation. Malgré cela, à partir de 2006, Téhéran a pu retourner la situation contre les États-Unis en Irak et reprendre l’avantage.
Beaucoup considèrent donc que l’Iran devrait à nouveau jouer la carte du temps et attendre soit la fragmentation des groupes d’opposition syriens, soit un excès de confiance d’Israël quelque part dans la région, soit l’arrivée de l’administration Trump qui poursuit des politiques incohérentes — toutes les circonstances qui pourraient permettre à l’Iran de renverser la vapeur. Ce discours omet cependant une réalité fondamentale : l’Iran pouvait se permettre de temporiser en 2003 — pas en 2025. Ses vulnérabilités militaires sont visibles, son bouclier défensif dans la région s’est fissuré et ses problèmes économiques sont très profonds.
Cela explique pourquoi le Guide suprême se concentre aujourd’hui sur le seul public qui compte à ses yeux pour la survie du régime, c’est-à-dire ses principaux électeurs, les 10 à 15 % de la population iranienne qui croient encore au régime pour des raisons idéologiques ou financières, qui considèrent que tout va bien, qu’il s’agit certes d’un revers mais qu’ils vont se sortir d’affaire.
À cet égard, une analogie beaucoup plus pertinente est celle de la défaite de l’Union soviétique en Afghanistan. L’humiliation suscitée par la défaite soviétique a fondamentalement miné la crédibilité du régime aux yeux de ses alliés et aux yeux de sa propre population, avant d’accélérer son effondrement. Or la dépendance à l’égard d’un segment étroit de la société est précisément ce qui a fait tomber le régime Assad. Croire que la meilleure solution est de s’appuyer encore plus sur une partie minoritaire de la population et de poursuivre les politiques qui viennent d’être désavouées ne peut que conduire à l’échec.
Le désaveu des militaires en Iran peut-il expliquer l’accélération des politiques identitaires, comme la loi qui renforce l’obligation de se voiler pour les femmes qui devrait être mise en œuvre dans les prochains jours ?
Les dirigeants de la République islamique ont tendance à répondre à la pression par l’inflexibilité, à l’égard de leur propre population et de la communauté internationale. Renforcer le contrôle sur la population est une manière pour le régime de montrer sa capacité à conserver le pouvoir. Il faut comprendre qu’il existe aujourd’hui une différence entre les sections les plus sécuritaires du pouvoir qui veulent mettre en œuvre la nouvelle loi sur le hijab pour étouffer dans l’œuf toute forme d’opposition et le gouvernement iranien qui souhaite réduire le fossé entre l’État et la société — et retarde par conséquent la mise en œuvre de cette loi. Le gouvernement de Pezechkian comprend en effet qu’aliéner des pans entiers de la population iranienne pourrait désormais représenter une menace existentielle pour le régime et même pour l’État.
La seule façon pour la République islamique de surmonter cette période serait d’inaugurer une période de changements radicaux dans la politique intérieure et extérieure du pays — à la manière de l’ère Deng Xiaoping en Chine. Il semble cependant peu probable que le Guide suprême, âgé de 86 ans, accepte d’ouvrir le système politique et de mettre en œuvre des réformes au détriment d’une grande partie d’un système devenu kleptocratique.
À la suite du discours d’Ali Khamenei de mercredi, on a vu surgir des comparaisons entre son refus d’admettre une défaite stratégique et le discours que Saddam Hussein avait prononcé à la suite du retrait des troupes irakiens du Koweït. Comment analysez-vous ces différentes formes d’aveuglement ?
L’Iran est — encore aujourd’hui — un pays plus pluraliste que ne l’était l’Irak après sa défaite lors de la première guerre du Golfe.
Le gouvernement iranien est également beaucoup plus pragmatique, comme le montrent déjà ses interactions avec la future administration Trump. Le vice-président iranien en exercice a par exemple écrit une tribune dans Foreign Affairs, qui consiste à inviter l’administration Trump à négocier avec l’Iran. Exprimer publiquement un désir de négociation avec celui qui a ordonné la mort de Qassem Soleimani et alors que le régime iranien a tenté de venger cette mort au cours des dernières années — y compris par des tentatives d’assassinats de Donald Trump et de piratages de sa campagne présidentielle — démontre le degré de pragmatisme qui prévaut aujourd’hui au sein du système.
Comment l’Iran s’est-il positionné vis-à-vis d’HTC, le mouvement de rebelles islamistes qui a renversé le régime de Bachar el-Assad ?
L’Iran n’a pas fait en Syrie avec HTC ce qu’il a fait en Afghanistan avec les Talibans.
En Afghanistan, quand la victoire des Talibans a semblé inévitable, Téhéran a rouvert les canaux de communication avec eux et leur a fourni des armes et des fonds pour lutter contre l’État islamique au Khorasan.
En Syrie, les dirigeants iraniens ont toujours considéré les membres d’HTC comme de simples pions de la Turquie. Ils n’ont donc jamais créé de liens avec le groupe, et auront besoin d’un certain temps pour exploiter l’éventuelle fragmentation de la rébellion syrienne et nouer des relations avec des groupes en son sein. Si la Syrie sombre dans le chaos, c’est ce que Téhéran cherchera à faire. Mais le régime a une autre priorité en ce moment : aider le Hezbollah à se réarmer pour dissuader Israël de lancer une attaque directe contre l’Iran. Il s’agit là d’une urgence à court terme — et non d’une question à moyen terme comme le développement d’un réseau d’influence en Syrie.
Comment expliquer que l’Iran n’ait pas davantage essayé de soutenir le régime syrien ?
Nous savons que même le gouvernement irakien n’a pas ouvert ses frontières pour permettre aux milices irakiennes de venir en aide au régime d’Assad. De même, on sait que l’Iran avait également averti le régime syrien il y a quelques mois que HTC se mobilisait et se préparait à une offensive majeure, sans que le régime d’Assad ne prenne cette information au sérieux ou agisse en conséquence. Une politique régionale fondée sur des acteurs non étatiques ou sur des États vidés de leur substance par la domination d’un seul est un véritable château de cartes susceptible de s’effondrer à tout moment.
L’autre explication du délitement de « l’axe de la Résistance » est un certain degré de paralysie dans la prise de décision, qui résulte de l’élimination de tous ses acteurs clefs — que ce soit l’architecte Soleimani, éliminé en 2020, certains des très hauts responsables des services de renseignement des Gardiens et des commandants régionaux qu’Israël a éliminés au début de cette année, et bien entendu le cerveau stratégique des activités, Hassan Nasrallah, éliminé le 28 septembre par Israël. Nous avons en effet tendance à considérer « l’axe de la Résistance » comme un outil d’influence de l’Iran projeté vers la Syrie et le Liban mais Nasrallah avait également un rôle fondamental pour la structuration de l’axe en Syrie.
Quels sont les éléments concrets du pouvoir iranien dans la région qui disparaîtront avec la chute de Bachar el-Assad ?
La relation entre la famille Assad et la République islamique n’a jamais été très chaleureuse.
Bachar el-Assad est d’ailleurs aujourd’hui à Moscou plutôt qu’à Téhéran. Idéologiquement, il y avait en effet très peu d’éléments en commun entre le mouvement baasiste et la théocratie iranienne. Toutefois, la Syrie, plus ancien allié étatique de la République islamique, était aussi sa colonne vertébrale logistique. Si l’Iran avait pu créer une voie d’accès pour soutenir le Hezbollah sans dépendre du régime syrien, il l’aurait fait depuis longtemps.
La stratégie iranienne s’est avérée être une coquille vide parce que l’Iran s’est toujours concentré sur l’utilisation des griefs pour mobiliser les groupes idéologiquement alignés avec lui dans leur opposition aux États-Unis et à Israël et renforcer des acteurs non étatiques forts au détriment des institutions étatiques. Une telle politique peut fonctionner un certain temps. Mais sans répondre aux besoins de la population, sans contrat social, sans prospérité, sans adhésion au processus politique, les entités politiques sur lesquelles s’appuient l’Iran étaient structurellement instables.
Par exemple, l’Iran a aidé l’Irak à repousser les États-Unis, mais n’a pas aidé l’Irak à renforcer ses institutions. Au contraire, l’Iran a soutenu le premier ministre Maliki, qui a mené une politique sectaire et entraîné l’Irak dans l’abîme, qui a conduit à l’émergence de l’État islamique. Au Liban, l’Iran a aidé le Hezbollah à prendre le dessus politiquement et militairement, mais n’a pas encouragé le gouvernement libanais à trouver un premier ministre et un président au cours des deux dernières années pour tenter de redresser la situation économique. Tous ces éléments ont créé un réseau fort en apparence, mais faible si l’on creuse sous la surface.
En parallèle, pendant toutes ces années, Israël n’a pas utilisé son avantage militaire qualitatif pour entreprendre des actions audacieuses contre « l’axe ». Il s’en est suivi une certaine inertie en termes d’équilibre de la dissuasion pour l’Iran et ses alliés. Alors que le Hezbollah s’entraînait à mener à nouveau la guerre du passé, Israël s’est projeté dans la guerre du futur, qu’il mène depuis l’été contre l’Iran et son « axe de la Résistance ». La faiblesse en profondeur de « l’axe » et une riposte militaire israélienne beaucoup plus audacieuse ont abouti à renverser la situation.
Certes, les ingrédients utilisés par l’Iran pour constituer ce réseau — le sentiment de haine à l’égard de la politique israélienne et de frustration à l’égard des desseins occidentaux pour cette partie du monde — n’ont pas disparu. L’Iran essaiera donc toujours de créer et de recruter de nouveaux groupes pour poursuivre une politique similaire. Cependant, Téhéran ne dispose ni du temps, ni des ressources financières, ni même du capital humain nécessaire pour reproduire cette politique.
Pourrait-on dire que, de même que l’opération américaine en Afghanistan a finalement échoué parce que l’État afghan était une coquille vide, la stratégie d’influence iranienne en Syrie a échoué parce que l’État syrien était en fait un État failli ?
Cette comparaison est intéressante — avec deux différences fondamentales toutefois. D’une part, les États-Unis essayaient de construire en Afghanistan un État dans un contexte qu’ils ne comprenaient pas vraiment, alors que les dirigeants iraniens ont une connaissance et une profonde familiarité avec des pays comme l’Irak, le Liban et la Syrie. D’autre part, l’Afghanistan n’était pas essentiel à la sécurité nationale des États-Unis, tandis que la stabilité en Irak et en Syrie est essentielle à la sécurité de l’Iran. Souvenons-nous que la faillite de l’État irakien a abouti à l’émergence de l’État islamique — à cinquante kilomètres des frontières de l’Iran.
Comment la future administration Trump perçoit-elle la situation ?
Pour beaucoup, il s’agit d’une occasion en or de pousser le régime iranien au bord du gouffre en considérant qu’avec une combinaison de pression militaire israélienne, de pression économique américaine et de pression diplomatique européenne, le régime ne serait pas en mesure de se remettre sur pied. Un certain nombre de décideurs de l’administration Trump pensent qu’en 2025, l’Occident sera en mesure non seulement d’obtenir des concessions sur le plan nucléaire, mais aussi d’obliger l’Iran à atténuer voire à abandonner son soutien aux acteurs non étatiques au Moyen-Orient, à cesser de transférer des drones et des missiles à la Russie et à transformer complètement le comportement du régime — voire le régime lui-même.
Cependant, si le régime est faible dans la région en ce moment, il est encore assez fort chez lui.
En Syrie, il y avait une opposition organisée et armée là où, en Iran, il n’y a pas d’alternative viable au régime à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. Le régime n’est donc toujours pas à court d’options. Nombreux sont ceux qui envisagent désormais une ruée vers les armes nucléaires comme alternative à la perte de la dissuasion régionale. L’Iran a maintenant, en réponse à une résolution que les Européens ont fait voter lors de la dernière réunion du conseil des gouverneurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique, augmenté le taux d’enrichissement à 60 % dans son installation de Fordow, au point que le temps nécessaire pour enrichir suffisamment de matière fissile pour quatre à cinq armes nucléaires est passé de trois à quatre semaines à quelques jours seulement.
Enfin, le problème d’une approche qui repose exclusivement sur la pression et vise à provoquer une implosion du régime davantage qu’à négocier, est qu’elle ne fournit pas les portes de sortie nécessaires pour empêcher une confrontation qui serait désastreuse. Un régime coincé pourrait considérer une confrontation comme sa meilleure chance de survie, car cela créerait un sentiment d’union nationale qui n’existe plus du tout par ailleurs. 2025 va être une année extrêmement dangereuse pour les relations entre l’Iran et l’Occident. Il y a plus de risques d’erreurs de calcul que de chances que l’Iran et Trump parviennent miraculeusement à un nouvel accord.