Le multilatéralisme nucléaire de Karaganov
Frapper l’Ukraine et les pays européens avec des missiles nucléaires. Mettre fin aux principes de non-prolifération pour élargir le club des puissances dotées. Abaisser le seuil d’utilisation de la bombe.
Marlène Laruelle introduit et commente le deuxième volet du dyptique clef de Sergueï Karaganov sur l’avenir de la guerre et de la dissuasion nucléaire.
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- Marlène Laruelle •
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En cette période de nouvelle escalade entre l’Occident et la Russie, nous continuons à étudier les grands textes stratégiques russes qui participent à définir le contexte géopolitique dans lequel nous évoluons.
Nous vous proposons ici un nouvel article de Sergueï Karaganov, qui suit celui précédemment publié. Karaganov, l’un des architectes intellectuels de la politique étrangère russe, directeur du très influent Conseil de politique étrangère et de défense, est une figure clé de la pensée stratégique russe, partisan de l’usage du nucléaire dans le conflit actuel avec l’Ukraine.
Karaganov dresse ici le panorama de sa vision de l’ordre mondial qui devrait émerger de la guerre en Ukraine, proposant à la Russie à la fois une nouvelle destinée intérieure eurasiste, tournée vers la Sibérie et la poursuite de l’isolationnisme envers tout ce qui vient de l’Occident, et une nouvelle politique étrangère orientée vers le « Sud Global », qui est appelée en Russie la « majorité mondiale ».
Notre chemin — avec la flèche de l’ancienne volonté tatare
a transpercé notre poitrine …
…et la bataille éternelle ! Nous ne pouvons que rêver de paix
à travers le sang et la poussière…
La jument des steppes vole, vole.
Et froisse l’herbe...
Alexander Blok, « Sur le terrain de Kulikovo »
De nombreuses orientations de la politique nécessaire ont déjà été définies en 2021 dans la « Stratégie de sécurité nationale de la Fédération de Russie » et surtout dans le « Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie » approuvé en 2023. C’est sur cette base que je vais tenter d’aller plus loin.
Mon article précédent traitait de la situation dangereuse sans précédent dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui (Karaganov, 2024). Dans le présent article, j’expose les nouvelles politiques et priorités que la Russie devrait, selon moi, adopter, en s’appuyant sur la stratégie de sécurité nationale de la Russie (2021) et surtout sur son concept de politique étrangère (2023).
La politique étrangère
Le monde extrêmement dangereux des deux prochaines décennies exige une correction de la politique étrangère et de la politique de défense. J’ai déjà écrit qu’elles devraient être basées sur le concept de « Russie forteresse » — le maximum possible d’autonomie, de souveraineté, de sécurité, d’indépendance, de concentration sur le développement interne.
L’idée de la « Russie forteresse » est revenue sur le devant de la scène au fil des ans comme métaphore du choix russe d’une souveraineté isolationniste. Elle fait écho à un thème byzantin ancien, celui de la puissance katéchonique qui restreint les forces de l’Antéchrist et restituera le monde d’avant à l’heure du Jugement dernier. Les références bibliques ont par ailleurs grandement augmenté dans les discours officiels russes.
Mais, bien entendu, pas d’autarcie — qui serait mortelle. Nous avons besoin d’une ouverture raisonnable pour une coopération économique, scientifique, culturelle et informationnelle favorable avec les pays amis de la majorité mondiale (MM). L’ouverture n’est pas une fin en soi, mais un moyen au service du développement matériel et spirituel interne. L’ouverture libérale-mondialiste, comme nous l’avons déjà vu, est mortelle. Vouloir à tout prix intégrer les « chaînes de valeur internationales » est une folie lorsque les créateurs mêmes de l’ancien modèle de mondialisation le détruisent et militarisent les liens économiques.
Le rôle de l’interdépendance en tant qu’outil de maintien de la paix a été surestimé par le passé, mais aujourd’hui, il est surtout dangereux. Nous devrions essayer de créer des « chaînes de valeur » sur notre propre territoire afin d’accroître sa connectivité, en particulier l’interaction du centre du pays avec la Sibérie et — plus prudemment — avec des États amis. Il s’agit aujourd’hui du Belarus, de la plupart des États d’Asie centrale, de la Chine, de la Mongolie, de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et des pays des BRICS.
La politique de la « forteresse Russie » exige une non-implication maximale dans les conflits qui éclateront au cours du « tremblement de terre géostratégique » qui a commencé. Dans les nouvelles conditions, l’implication directe n’est pas un atout, mais un handicap. Les anciennes puissances coloniales commencent à en faire l’expérience, en particulier les États-Unis, qui sont confrontés à un anti-américanisme croissant et à des attaques contre leurs bases. Ces dernières, et d’autres actifs directs à l’étranger, deviendront de plus en plus vulnérables, ce qui vaut la peine d’y contribuer indirectement en augmentant le coût de l’empire américain et en aidant la classe politique étrangère américaine à se remettre de la maladie hégémonique mondialiste des années d’après-guerre, en particulier des trente dernières années.
Nous avons eu la sagesse de ne pas nous laisser entraîner dans les nouveaux conflits arméno-azerbaïdjanais et israélo-palestiniens. Mais, bien sûr, nous ne pouvons pas répéter l’échec ukrainien lorsque des élites anti-russes arrivent au pouvoir dans les pays voisins ou lorsqu’ils sont déstabilisés de l’extérieur. Le Kazakhstan est le plus préoccupant à cet égard. Nous devons travailler de manière proactive avec d’autres pays amis.
Pour poursuivre son virage vers l’Est via l’Extrême-Orient, qui n’est que partiellement réussi, la Russie a besoin d’une nouvelle stratégie sibérienne nationale globale, qui nécessiterait d’aller de l’avant, mais aussi de « revenir » à la période romantique du développement de la région transouralienne.
La Russie doit être « sibérianisée », en déplaçant son centre de développement spirituel, politique et économique vers l’Oural et l’ensemble de la Sibérie (et pas seulement la partie pacifique). La route maritime du Nord, la route de la soie du Nord et les principales routes terrestres Nord-Sud doivent être rapidement développées. Les pays d’Asie centrale, riches en main-d’œuvre mais pauvres en eau, doivent être intégrés dans cette stratégie.
Le thème d’un recentrement de la Russie vers la Sibérie existe depuis le 19e siècle et a été réactivé par des figures clés de la pensée russe plus récente comme Alexandre Soljenitsyne et, moins connu, Vadim Tsymbursky. Pour eux, la redécouverte de l’identité sibérienne de la Russie est une garantie de renouveau national, loin des errements de l’occidentalo-centrisme. Cette « sibérisation » de la Russie relève toutefois du mythe, car la population russe dans son ensemble se déplace d’Est en Ouest, abandonnant graduellement la Sibérie, l’Arctique et l’Extrême-Orient pour s’installer dans les régions européennes du pays.
L’intégration consciente dans le nouveau monde passe également par la découverte de nos racines asiatiques. Le grand souverain russe, le prince Saint Alexandre Nevski, a non seulement reçu un yarlyk autorisant son règne de Batu Khan à Saraï, mais il a également traversé l’Asie centrale moderne et la Sibérie méridionale, en 1248-1249, pour faire endosser le yarlyk dans la capitale mongole de Karakorum. C’est là que, quelques années plus tard, Kubilaï Khan commença sa montée en puissance, qui devait aboutir à son accession au rang d’empereur et à l’établissement de la dynastie Yuan sur la Chine, la Mongolie, la Corée et un certain nombre de pays adjacents. Kubilaï, que nous connaissons grâce à Marco Polo, a très certainement rencontré Alexandre. La mère de Kubilaï était chrétienne et ses forces comprenaient des recrues russes des provinces de Smolensk et de Riazan. De même, l’armée d’Alexandre comprenait des Mongols, dont il cherchait à renverser l’autorité, mais qu’il utilisait pour protéger ses terres des ennemis de l’ouest — des ennemis qui menaçaient, comme nous le dirions aujourd’hui, l’identité de la Russie. L’histoire des relations entre la Russie et la Chine est beaucoup plus profonde qu’on ne le croit généralement.
On ne peut que noter les références eurasistes de Karaganov, qui reprend là presque mot pour mot des idées exprimées par les pères fondateurs de l’eurasisme dans les années 1920. Pour eux, l’interaction entre les princes de Moscovie et les khans de la Horde d’Or est précisément le moment de naissance de la Russie, l’impulsion majeure qui décide de la trajectoire historique du pays pour les siècles à venir.
La Russie ne serait pas devenue un grand empire et n’aurait probablement pas survécu dans la plaine russe, attaquée au sud, à l’est et à l’ouest, sans le développement de la Sibérie et de ses innombrables ressources. Pierre a construit un grand empire basé en grande partie sur ces ressources. Les revenus des caravanes qui transportaient la soie et le thé de la Chine vers l’Europe, le long de la route de la soie du Nord qui traversait la Russie, servaient à équiper les régiments de la nouvelle armée russe.
Il aurait été préférable de terminer notre odyssée occidentale et européenne un siècle plus tôt. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose d’utile à emprunter à l’Occident, même si de nombreux déchets s’y infiltrent. Mais en achevant tardivement le voyage, nous conserverons la grande culture européenne qui est aujourd’hui rejetée par la mode post-européenne. Sans elle, nous n’aurions pas créé la plus grande littérature du monde. Et sans Dostoïevski, Pouchkine, Tolstoï, Gogol et Blok, nous ne serions pas devenus un grand pays et une grande nation.
Là aussi, Karaganov fait sien des narratifs classiques en Russie, que l’on trouve déjà chez Fiodor Dostoïevski par exemple, selon lesquels la Russie est la dernière puissance européenne, la plus tardive, l’épigone, celle qui permettra précisément à l’identité européenne de préserver son authenticité (byzantine) et de se réconcilier avec le reste du monde.
Dans la nouvelle situation internationale, une priorité inconditionnelle doit être accordée au développement d’une conscience défensive dans la société, à la volonté de défendre la patrie, y compris par les armes. Les « flocons de neige » (снежинок) de notre société doivent fondre et ses guerriers doivent se multiplier. Cela signifiera le développement de notre avantage concurrentiel, qui sera nécessaire à l’avenir : la capacité et la volonté de se battre, héritées de la lutte durement gagnée pour la survie sur une plaine gigantesque, ouverte de tous côtés.
La politique étrangère d’aujourd’hui devrait être axée sur le développement global des relations avec les pays de la majorité mondiale. Un autre objectif évident, mais pas encore formulé, est de collaborer avec les pays de la majorité mondiale pour assurer la sortie la plus pacifique possible de l’Occident de sa position dominante vieille de près de cinq siècles. Et la sortie la plus pacifique possible des États-Unis de l’hégémonie dont ils jouissent depuis la fin des années 1980 (bien qu’ils n’aient été incontestés que pendant les 15 premières années environ). L’Occident devrait être relocalisé à une place plus modeste, mais digne, dans le système mondial. Il n’est pas nécessaire de l’expulser : étant donné le vecteur de développement de l’Occident, il partira de lui-même. Mais il est nécessaire de dissuader fermement toute action d’arrière-garde de l’organisme encore puissant de l’Occident. Des relations normales peuvent être partiellement rétablies dans une vingtaine d’années. Mais elles ne sont pas une fin en soi.
Dans le nouveau monde diversifié, multireligieux et multiculturel, nous devons développer un autre avantage concurrentiel : l’internationalisme et l’ouverture culturelle et religieuse. Dans le domaine de l’éducation, il convient de mettre l’accent sur l’apprentissage des langues, des cultures et de la vie des pays et civilisations émergents d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. En matière de politique étrangère, il ne s’agit pas seulement d’encourager, mais aussi d’imposer fermement une réorientation de l’occidentalisme dépassé et déjà simplement misérable vers l’autre monde.
J’ai beaucoup écrit sur la nécessité d’une réforme radicale de l’appareil de politique étrangère. Elle est en cours, mais elle est entravée par l’inertie bureaucratique et mentale, ainsi que par l’espoir secret d’un retour impossible au statu quo ante. Je me risquerais aussi à réclamer des mesures administratives : les diplomates en poste à l’Ouest devraient être moins bien payés que ceux en poste dans les pays de la majorité mondiale. Il est important de travailler avec la majorité mondiale pour créer de nouvelles institutions qui aideraient à construire un monde nouveau et à prévenir ou au moins à ralentir notre chute dans une série de crises.
Les Nations unies sont en voie d’extinction, car elles sont encombrées de bureaucrates occidentaux et ne peuvent donc pas être réformées. Il n’est pas nécessaire de démanteler l’ONU, mais il faut construire des organes parallèles basés sur les BRICS+ et une OCS élargie, et les intégrer à l’Organisation de l’unité africaine, à la Ligue arabe, à l’ASEAN et au Mercosur. Dans l’intervalle, il pourrait être possible de créer une conférence permanente de ces institutions au sein des Nations unies.
Si la Russie est une civilisation de civilisations, pourquoi ne pas commencer à construire une organisation d’organisations avec nos amis et partenaires — un prototype de la future ONU ?
Pékin est la principale ressource extérieure pour notre développement interne, un allié et un partenaire pour l’avenir prévisible. Il vaut la peine de promouvoir le développement de la puissance navale et militaro-stratégique de la Chine afin de priver les États-Unis de leur rôle d’hégémon agressif et de faciliter leur transition vers un néo-isolationnisme relativement constructif du type de celui des années 1930, bien sûr, avec des ajustements pour le nouveau monde.
La Chine et la Russie sont des puissances complémentaires. Leur coalition, si elle peut être préservée, ce qui devrait être le cas, pourrait au fil des ans devenir un facteur déterminant dans la construction d’un nouveau système mondial. Il est heureux que la philosophie chinoise moderne en matière de politique étrangère soit proche de la nôtre.
Dans le même temps, la stratégie naturelle de la Russie devrait consister à éliminer la dépendance économique unilatérale et à travailler à un « équilibre amical » de la RPC en interagissant avec la Turquie, l’Iran, l’Inde, le Pakistan, les pays de l’ASEAN, le monde arabe, les deux Corées et même, à long terme, avec le Japon. La prévention d’un conflit intercoréen qui pourrait être provoqué par les États-Unis constitue le plus grand défi. L’élément le plus important de l’« équilibre amical » devrait être le nouveau développement mentionné de la Sibérie. L’équilibrage est également utile pour Pékin ; il visera à réduire les craintes que ses voisins eurasiens éprouvent à l’égard de la puissance de la Chine. Enfin, les relations amicales, presque alliées, avec la Chine, les relations amicales avec l’Inde et le développement de l’OCS devraient devenir la base d’un système de sécurité, de développement et de coopération dans la Grande Eurasie. J’espère que sa création deviendra un objectif officiel de la politique étrangère russe.
On retrouve ici l’héritage prédominant d’Evgueni Primakov, ancien ministre des Affaires étrangères et Premier ministre, le premier à formuler si explicitement dès la deuxième moitié des années 1990 que le futur géopolitique du monde se jouera à travers la création d’un triangle Russie-Chine-Inde. On notera l’articulation que Karaganov fait entre politique intérieure — développer un destin sibérien pour la Russie — et politique étrangère — s’orienter vers les puissances asiatiques.
Cette stratégie constituera un filet de sécurité si les gènes historiques, expansionnistes, c’est-à-dire mongols, se réveillent soudainement dans une Chine qui vit en paix depuis plusieurs siècles. Mais ces gènes nous unissent. Les deux pays sont essentiellement les héritiers du grand empire de Gengis Khan. L’identification de ces racines communes est une tâche passionnante pour les historiens des deux pays. Si la Russie reste forte (et nous devrons nous battre pour cela), si la Chine reste un géant épris de paix et si leurs dirigeants et leurs peuples approfondissent leur amitié, ces deux pays deviendront le rempart de la paix et de la stabilité internationales.
L’Inde est un autre allié naturel dans la création d’un nouveau système mondial et dans la prévention d’un glissement vers la Troisième Guerre mondiale. Le pays est une source de technologie importante, de main-d’œuvre pour le nouveau développement de la Sibérie et un marché presque sans limites. La tâche la plus importante est d’impliquer l’Inde dans la construction du Grand Partenariat Eurasien, dont elle est encore un peu à l’écart, d’éviter qu’elle ne devienne un équilibriste inamical de la Chine, comme le préconisent les États-Unis, et d’aplanir la concurrence naturelle entre l’Inde et la Chine. Le triangle Russie-Chine-Inde de Primakov est le garant d’un développement relativement pacifique de la Grande Eurasie. L’atténuation des contradictions indo-pakistanaises, qui sont restées jusqu’à présent à la périphérie de la diplomatie russe, nécessite des efforts particuliers. Je vous rappelle qu’il s’agit de l’un des foyers les plus dangereux d’un éventuel conflit thermonucléaire. En attendant, nous avons besoin de centaines d’indologues, de dizaines de spécialistes du Pakistan, de l’Iran, de l’Indonésie et d’autres pays d’Asie du Sud-Est, ainsi que d’africanistes. Et, bien sûr, des milliers d’universitaires chinois.
Alors que pendant les années 1990 la fuite des cerveaux académiques était particulièrement visible dans le champ des études orientales, ces dernières ont connu un renouveau visible depuis plusieurs années — signe du retournement géopolitique de la Russie vers le « Sud global ». Le régime encourage en effet à nouveau la formation de cadres spécialisés dans les différentes régions non-occidentales du monde, reprenant à son compte un riche héritage soviétique qui était tombé en désuétude.
L’ASEAN doit faire l’objet d’une attention accrue dans le cadre de la stratégie de la Grande Eurasie, et ne se résume pas à des marchés et à des destinations de vacances agréables. Il s’agit d’une région où de graves conflits pourraient éclater d’ici une décennie, d’autant plus que les États-Unis, en perte de vitesse, sont toujours intéressés par leur incitation.
L’état de nos relations avec le monde arabe est très satisfaisant. Les relations avec nombre de ses dirigeants — Égypte, Émirats arabes unis, Arabie saoudite, Algérie — sont pratiquement amicales. L’équilibre extérieur de la Russie contribue à stabiliser cette région troublée, que les États-Unis ont commencé à ébranler activement. La Chine s’est brillamment impliquée dans cette politique d’équilibre extérieur, contribuant au rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran.
En ce qui concerne l’Amérique du Nord, la Russie devrait faciliter le retrait à long terme des États-Unis vers le néo-isolationnisme, tout à fait naturel pour eux, à un nouveau niveau mondial. Il est clair qu’il n’est pas possible de revenir au paradigme politique d’avant la Seconde Guerre mondiale, et cela serait même probablement indésirable. La dépendance des États-Unis à l’égard du monde extérieur leur fournit des outils de pression. Si les élites libérales-mondialistes actuelles quittent le pouvoir, les États-Unis pourraient même redevenir l’équilibriste mondial relativement constructif qu’ils étaient avant la seconde moitié du XXe siècle. Une stratégie globale d’endiguement des États-Unis n’est pas nécessaire, car elle ne ferait que gaspiller les ressources dont nous avons besoin pour notre rajeunissement interne.
Le discours de Karaganov reflète bien l’idée, dominante parmi les élites russes, que des figures isolationnistes comme Donald Trump sont la meilleure option que la Russie peut espérer venant des États-Unis. Mais il reprend également à son compte l’idée exprimée par l’école des « Jeunes conservateurs« (Boris Mezhuev et Mikhail Remizov étant les plus connus) que la Russie ne doit pas chercher à combattre les États-Unis sur tous les fronts car elle n’en a pas les moyens — et que cette stratégie a épuisé l’Union soviétique et lui a coûté la vie.
Il n’y a pas de contradictions irréductibles entre nous et les États-Unis. Les contradictions qui existent actuellement ont été causées par l’expansion des États-Unis, facilitée par notre faiblesse et notre stupidité dans les années 1990, qui ont contribué à la montée en flèche du sentiment hégémonique aux États-Unis. La crise interne aux États-Unis et l’engagement de ses élites actuelles en faveur de valeurs post-humaines affaibliront encore le « soft power » de Washington, c’est-à-dire son influence idéologique. Entre-temps, une politique de dissuasion sévère (voir plus loin) devrait créer les conditions nécessaires à l’évolution des États-Unis vers une grande puissance normale.
L’Europe — autrefois un phare de la modernisation pour nous et de nombreuses autres nations — se dirige rapidement vers le néant géopolitique et, espérons que je me trompe, vers la décadence morale et politique. Son marché encore riche mérite d’être exploité, mais notre principal effort à l’égard de l’ancien sous-continent devrait consister à nous en séparer moralement et politiquement. Après avoir perdu son âme — le christianisme —, il est en train de perdre le fruit des Lumières — le rationalisme. En outre, sur ordre de l’extérieur, l’eurobureaucratie isole elle-même la Russie de l’Europe. Nous lui en sommes reconnaissants.
La rupture avec l’Europe est une épreuve pour beaucoup de Russes. Mais nous devons la traverser le plus rapidement possible. Certes, la clôture ne doit pas devenir un principe ni être totale. Mais parler de recréer un système de sécurité européen est une dangereuse chimère. Les systèmes de coopération et de sécurité doivent être construits dans le cadre du continent de l’avenir — la Grande Eurasie — en invitant les pays européens qui sont intéressés et qui nous intéressent.
La position de Karaganov sur ce sujet ne fait pas l’unanimité, comme il le reconnaît lui-même. Les élites russes sont en effet divisées entre, d’un côté, ceux qui espèrent une forme de « gentlemen agreement » avec l’Occident et la possibilité d’une Realpolitik qui reconstruisait une partie des relations avec les États-Unis et l’Europe et, de l’autre, Karaganov et ceux qui pensent que ce monde là est mort et que la Russie ne doit pas chercher à le ressusciter.
Un élément important de la nouvelle stratégie de politique étrangère devrait être une stratégie idéologique offensive (et non défensive, comme cela a souvent été le cas dans le passé). Les tentatives de « plaire » à l’Occident et de négocier avec lui sont non seulement immorales, mais aussi contre-productives selon la Realpolitik. Il est temps de brandir ouvertement la bannière de la défense des valeurs humaines normales contre les valeurs post-humaines, voire anti-humaines, de l’Occident.
L’un des principes fondamentaux de la politique russe devrait être la lutte active pour la paix — proposée il y a longtemps, puis rejetée, par les responsables de la politique étrangère russe, fatigués des slogans soviétiques. Et pas seulement une lutte contre la guerre nucléaire. Le slogan d’il y a un demi-siècle — « La guerre nucléaire ne devrait jamais être déclenchée, car elle ne peut pas avoir de vainqueurs » — est magnifique, mais également idéaliste. Comme l’a montré le conflit en Ukraine, il ouvre la porte à des guerres conventionnelles majeures. Et ces guerres peuvent devenir et deviendront de plus en plus fréquentes et meurtrières, tout en étant à portée de main, à moins qu’elles ne soient combattues par une politique active de paix.
Notre seul objectif raisonnable concernant les terres de l’Ukraine me paraît évident : la libération et la réunification avec la Russie de l’ensemble du sud, de l’est et (probablement) du bassin du Dniepr. Les régions occidentales de l’Ukraine feront l’objet de futures négociations. La meilleure solution consisterait à y créer un État tampon démilitarisé doté d’un statut de neutralité officiel (avec des bases russes pour garantir la neutralité) — un lieu de vie pour les résidents de l’Ukraine actuelle qui ne veulent pas être citoyens de la Russie et vivre selon les lois russes. Et pour éviter les provocations et les migrations incontrôlées, la Russie devrait construire une clôture le long de sa frontière avec l’État tampon, comme celle que Trump a commencé à ériger à la frontière avec le Mexique.
Karaganov exprime là sa position sur les futurs projets d’armistice avec l’Ukraine : l’annexion des quatres régions y compris des territoires qui ne sont (toujours) pas sous contrôle militaire russe et un État ukrainien moignon qui serait non seulement neutre (non-membre de l’OTAN) mais accueillerait même des bases militaires russes — cette dernière condition étant bien évidemment inacceptable pour Kiev comme pour les Occidentaux.
L’aspect militaro-politique
En lançant à titre préventif (bien que tardivement) une action militaire active contre l’Occident, nous, agissant conformément aux anciennes perceptions, ne nous attendions pas à ce que l’ennemi lance une guerre majeure. Et nous n’avons pas eu recours à la dissuasion nucléaire active et à l’intimidation dès le début. C’est encore le cas aujourd’hui. En agissant de la sorte, nous n’ouvrons pas seulement la voie à la mort de centaines de milliers, voire de millions, si l’on tient compte des pertes dues à la détérioration brutale de la qualité de vie, de la population ukrainienne, de dizaines de milliers de nos hommes. Mais nous rendons également un mauvais service au monde entier. L’agresseur, qui est de facto l’Occident, reste impuni. La voie est libre pour de nouvelles agressions.
Nous avons oublié les principes de base de la dissuasion. Une partie disposant d’un potentiel conventionnel, humain et économique plus important gagne à réduire le rôle de la dissuasion nucléaire, et vice versa. Lorsque l’URSS avait la supériorité dans le domaine des forces militaires polyvalentes, les États-Unis et l’OTAN se sont appuyés sans vergogne sur le concept de la première frappe. Il est vrai que les États-Unis bluffaient et que, s’ils prévoyaient de le faire, c’était uniquement contre les forces soviétiques en progression sur le territoire allié. Aucune frappe n’était prévue contre le territoire soviétique, puisqu’il n’y avait aucun doute quant à une riposte contre les villes américaines.
Le recours accru à la dissuasion nucléaire et l’accélération de l’escalade visent à convaincre l’Occident qu’il dispose de trois options dans le conflit ukrainien. Premièrement, se retirer dignement, par exemple dans les conditions proposées ci-dessus. Deuxièmement, être vaincu, fuir comme en Afghanistan et faire face à une vague de réfugiés armés et parfois voyous. Ou, troisièmement, exactement la même chose, plus des frappes nucléaires sur son territoire et la désintégration sociétale qui l’accompagne.
La tradition russe veut que l’on inflige une défaite cuisante aux envahisseurs européens et que l’on s’accorde ensuite sur un nouvel ordre.
C’est ce qu’ont fait Alexandre Ier, Koutouzov et de Tolly en 1812-1814, après quoi s’est tenu le Congrès de Vienne. Ensuite, Staline, Joukov, Konev et Rokossovsky ont vaincu l’armée paneuropéenne d’Hitler, ce qui a conduit aux accords de Potsdam. Mais pour qu’un tel accord puisse être conclu aujourd’hui, nous devrions ouvrir la voie aux troupes russes à l’aide d’armes nucléaires. Et nous subirions encore d’énormes pertes, y compris morales. Après tout, il s’agirait d’une guerre offensive. Une dissuasion nucléaire viable et un tampon de sécurité en Ukraine occidentale devraient garantir la fin de l’agression. L’opération militaire spéciale doit être poursuivie jusqu’à la victoire. Nos ennemis doivent savoir que s’ils ne battent pas en retraite, la légendaire patience russe s’épuisera et la mort de chaque soldat russe sera payée par des milliers de vies de l’autre côté.
Il sera impossible d’empêcher le monde de sombrer dans une série de conflits et, par la suite, dans une guerre thermonucléaire mondiale, d’assurer la poursuite de la renaissance pacifique de notre pays et sa transformation en l’un des architectes et des bâtisseurs du nouveau système mondial, si notre politique de dissuasion nucléaire n’est pas radicalement dynamisée et mise à jour. J’ai abordé de nombreux aspects de cette politique dans mes articles précédents et dans d’autres documents. En fait, la doctrine russe prévoit déjà l’utilisation d’armes nucléaires pour contrer un large éventail de menaces, mais la politique réelle sous sa forme actuelle va plus loin que la doctrine. Nous devrions clarifier et renforcer la formulation et prendre les mesures militaro-techniques correspondantes. L’essentiel est que nous montrions que nous sommes prêts et capables d’utiliser des armes nucléaires en cas d’extrême nécessité.
Je ne doute pas que cette doctrine soit déjà en cours d’actualisation, comme en témoignent de nombreuses mesures concrètes. La plus évidente est le déploiement de systèmes de missiles à longue portée dans le pays frère qu’est le Belarus. Ces missiles sont clairement destinés à être utilisés non seulement lorsque « l’existence même de l’État » est menacée, mais bien avant. Pourtant, les dispositions de la doctrine spécifiant les conditions d’utilisation des armes nucléaires présentent certaines lacunes qu’il convient de combler, en particulier dans le cas d’une situation de guerre manifestement courte.
Karaganov a été l’un des architectes de la nouvelle doctrine nucléaire entrée en vigueur très récemment et qui abaisse le seuil d’utilisation du nucléaire en cas de conflit conventionnel. Karaganov avait pris des positions très radicales tout au long de l’année 2023, et on voit dans ce texte qu’il défend explicitement l’usage du nucléaire dans le conflit actuel.
En intensifiant la dissuasion nucléaire, nous ne dégriserons pas seulement les agresseurs, mais nous rendrons un service inestimable à l’humanité tout entière. Il n’existe actuellement aucune autre protection contre une série de guerres et un conflit thermonucléaire majeur. La dissuasion nucléaire doit être activée. L’Institut d’économie et de stratégie militaires mondiales, récemment créé à la Higher School of Economics et dirigé par l’amiral Sergei Avakyants et le professeur Dmitry Trenin, apportera un soutien académique. Je ne présenterai ici que certains de mes points de vue, qui doivent être élaborés et mis en œuvre le plus rapidement possible.
La politique de la Russie devrait se fonder sur l’hypothèse que l’OTAN est un bloc hostile qui a prouvé son agressivité par sa politique antérieure et qui mène de facto une guerre contre la Russie. Par conséquent, toute frappe nucléaire sur l’OTAN, y compris préventive, est moralement et politiquement justifiée. Cela s’applique principalement aux pays qui apportent le soutien le plus actif à la junte de Kiev. Les anciens et surtout les nouveaux membres de l’alliance doivent comprendre que leur sécurité s’est considérablement affaiblie depuis qu’ils ont rejoint le bloc, et que leurs élites compradores au pouvoir les ont mis au bord de la vie et de la mort. J’ai écrit à plusieurs reprises que si la Russie lance une attaque préventive de représailles sur un pays de l’OTAN, les États-Unis ne réagiront pas, à moins que la Maison-Blanche et le Pentagone ne soient peuplés de fous qui haïssent leur pays et sont prêts à détruire Washington, Houston, Chicago ou Los Angeles au nom de Poznan, Francfort, Bucarest ou Helsinki.
La politique russe d’utilisation des armes nucléaires devrait, à mon avis, dissuader la menace de représailles et l’utilisation à grande échelle d’armes biologiques ou cybernétiques contre la Russie ou ses alliés. La course aux armements dans ce domaine, menée par les États-Unis et certains de leurs satellites, doit être stoppée.
Il est temps de mettre fin à la querelle imposée par l’Occident sur la possibilité d’utiliser des « armes nucléaires tactiques ». Son utilisation a été théoriquement envisagée au cours de la dernière guerre froide. Aujourd’hui, les stratèges américains, à en juger par les fuites, travaillent à la poursuite de la miniaturisation des ogives nucléaires. Il est insensé et à courte vue de s’engager dans cette voie, car cela érode encore plus la stabilité stratégique — un indicateur de la probabilité d’une guerre nucléaire mondiale. De ce que j’en comprends, cette approche est également inefficace sur le plan militaire.
Je pense qu’il serait souhaitable de limiter la puissance des têtes nucléaires à 30-40 kilotonnes, par exemple, soit une bombe d’Hiroshima et demie ou deux, afin que les agresseurs potentiels et leurs populations comprennent ce à quoi ils sont confrontés. L’abaissement du seuil d’utilisation et l’augmentation du rendement minimal des munitions sont également nécessaires pour restaurer une autre fonction perdue de la dissuasion nucléaire, à savoir la prévention des grandes guerres conventionnelles. Il doit être clair pour les planificateurs stratégiques de Washington et leurs responsables européens que la destruction d’avions russes au-dessus de notre territoire ou de nouveaux bombardements de villes russes seront sanctionnés (après une frappe d’avertissement avec des ogives non nucléaires) par l’utilisation d’armes nucléaires. Ensuite, ils se chargeront peut-être eux-mêmes de liquider la junte de Kiev.
Il semble également nécessaire de modifier (dans une certaine mesure, publiquement) la liste des cibles des frappes nucléaires de représailles. Nous devons réfléchir sérieusement à qui, exactement, nous avons l’intention de dissuader. Après que les Américains, « en défense de la démocratie » et au nom de leurs ambitions impériales, ont tué des millions de personnes au Viêt Nam, au Cambodge, au Laos et en Irak, commis des actes d’agression monstrueux contre la Yougoslavie et la Libye et, contre tout avertissement, jeté délibérément des centaines de milliers, voire des millions d’Ukrainiens dans le feu de la guerre, il n’est pas certain que la menace de représailles, même contre des villes, soit un moyen de dissuasion suffisant pour l’oligarchie mondialiste. En clair, ils ne se soucient même pas de leurs propres citoyens et ne seront pas effrayés par des pertes parmi eux.
Peut-être vaudrait-il la peine de désigner les lieux de rassemblement de cette oligarchie comme cibles de la première vague, voire de frappes de représailles préventives ?
Dieu a frappé Sodome et Gomorrhe, plongées dans l’abomination et la débauche, d’une pluie de feu. L’équivalent moderne : une frappe nucléaire limitée sur l’Europe. Autre allusion à l’Ancien Testament : pour purifier le monde, Dieu a déclenché le grand déluge. Nos torpilles nucléaires Poséidon peuvent déclencher des inondations similaires sous forme de tsunamis. Aujourd’hui, les États les plus effrontément agressifs sont des États côtiers. L’oligarchie mondialiste et l’État profond ne doivent pas espérer s’échapper comme l’ont fait Noé et sa pieuse famille.
Permettez-moi de répéter ce qui précède. L’amélioration de la crédibilité et de l’efficacité de la dissuasion nucléaire est nécessaire non seulement pour mettre fin à la guerre que l’Occident a déclenchée en Ukraine, ou pour placer pacifiquement l’Occident à une place beaucoup plus modeste mais, espérons-le, digne dans le futur système mondial. Par-dessus tout, la dissuasion nucléaire est nécessaire pour stopper la vague de conflits qui s’annonce, pour éviter un « âge des guerres » et pour empêcher leur escalade jusqu’au niveau thermonucléaire mondial.
Il est donc nécessaire de monter dans l’échelle de la dissuasion nucléaire sans tenir compte de la guerre en Ukraine. Dans le prolongement des mesures déjà prises ou envisagées, je pense qu’il serait souhaitable, après consultation des États amis, mais sans leur en faire porter la responsabilité, de s’orienter rapidement vers une reprise des essais d’armes nucléaires. D’abord sous terre, et si cela s’avère insuffisant, tester Tsar Bomba-2 sur Novaya Zemlya, en minimisant les dommages à la nature de mon pays et des États amis de la majorité mondiale.
Je ne protesterais même pas trop si une telle démonstration d’explosion nucléaire était effectuée par les États-Unis. Après tout, cela renforcerait l’effet universel de la dissuasion nucléaire. Mais Washington ne souhaite pas encore accroître le rôle du facteur nucléaire dans la politique mondiale, s’en remettant à sa puissance encore considérable dans le domaine de l’économie et des forces polyvalentes.
Tôt ou tard, la Russie devra modifier sa politique officielle de non-prolifération nucléaire. L’ancienne politique avait une certaine utilité, car elle réduisait les risques d’utilisation non autorisée et de terrorisme nucléaire. Mais elle était injuste pour de nombreux États non occidentaux et a cessé de fonctionner il y a longtemps. En y adhérant, nous nous sommes inspirés des Américains, qui souhaitaient minimiser non seulement les risques, mais aussi les contrepoids à leur supériorité conventionnelle (en particulier navale). Historiquement et philosophiquement, la prolifération contribue à la paix. Il est effrayant d’imaginer ce qui se serait passé si l’URSS, puis la Chine, n’avaient pas développé d’armes nucléaires. En se dotant d’armes nucléaires, Israël a gagné en assurance face à ses voisins hostiles. (Toutefois, l’État hébreu a abusé de cette confiance en rejetant une solution équitable à la question palestinienne et en déclenchant à Gaza une guerre aux caractéristiques clairement génocidaires. Si ses voisins disposaient d’armes nucléaires, Israël aurait agi plus modestement). Après avoir procédé à des essais nucléaires, l’Inde est devenue plus sûre dans ses relations avec une Chine plus puissante. Le conflit indo-pakistanais couve toujours, mais les affrontements ont diminué depuis que les deux pays ont obtenu le statut nucléaire.
Karaganov défend ici une politique favorable à la prolifération nucléaire, vue comme la nouvelle norme stratégique qui garantira un monde multipolaire où toutes les puissances régionales seront dotées de têtes nucléaires — ce qu’il appelle le « multilatéralisme nucléaire ».
La Corée du Nord est plus confiante et améliore son statut international, d’autant plus que la Russie a finalement cessé de se traîner après l’Occident et a repris de facto la coopération avec Pyongyang. Une prolifération nucléaire limitée peut également s’avérer utile en tant que barrière à la création et à l’utilisation d’armes biologiques. L’augmentation de la menace nucléaire pourrait dissuader la militarisation des technologies de l’intelligence artificielle. Mais surtout, les armes nucléaires, y compris leur prolifération, sont nécessaires pour rétablir les aspects de la dissuasion nucléaire qui ont cessé de fonctionner, afin d’éviter non seulement des guerres conventionnelles majeures (comme en Ukraine), mais aussi une course aux armements conventionnels. Une guerre conventionnelle ne peut être gagnée si l’ennemi potentiel dispose d’armes nucléaires et, surtout, s’il est prêt à les utiliser.
Un recours accru à la dissuasion nucléaire est déjà nécessaire pour refroidir les « leaders » européens sans cervelle qui parlent de l’inévitabilité d’un affrontement entre la Russie et l’OTAN et appellent à la préparation des forces armées. Il faut rappeler à ceux qui parlent et à ceux qui les écoutent qu’en cas de guerre entre la Russie et l’OTAN en Europe, il ne resterait plus grand-chose de nombreux pays européens au sein de l’alliance dans les premiers jours qui suivraient le déclenchement du conflit.
Certes, la prolifération comporte des risques. Mais dans le contexte de désordre et de redistribution du monde qui s’est amorcé, ils sont bien moindres que ceux causés par l’affaiblissement de la dissuasion nucléaire.
L’ordre mondial polycentrique et durable de l’avenir ne se fera pas sans multilatéralisme nucléaire.
Il est certain que certains pays devraient se voir interdire définitivement et fermement de posséder un arsenal nucléaire ou même de s’approcher de l’acquisition d’un tel arsenal. L’Allemagne, qui a déclenché deux guerres mondiales et un génocide, doit devenir la cible légitime d’une frappe préventive et être purement et simplement détruite si elle met la main sur une bombe nucléaire. Cependant, même aujourd’hui, oubliant son histoire monstrueuse, elle cherche déjà à obtenir une telle punition en agissant comme un État revanchard, le principal sponsor européen de la guerre en Ukraine. En Europe, tous les pays qui ont participé à l’invasion de l’URSS par Hitler devraient craindre un sort similaire. Je pense que la Pologne ne pourra éviter un tel sort en cas d’extrême nécessité, si elle envisage de se doter d’armes nucléaires. Toutefois, je le répète pour la énième fois, Dieu nous en préserve.
La Chine aura tout à fait le droit et même l’obligation morale — avec le soutien de la Russie et d’autres pays de la majorité mondiale — de punir le Japon, dont l’agression a coûté la vie à des dizaines de millions de Chinois et d’autres Asiatiques, et qui rêve encore de se venger en revendiquant des territoires russes si Tokyo s’oriente vers les armes nucléaires.
Un équilibre nucléaire durable est nécessaire au Moyen-Orient. Israël, s’il surmonte sa délégitimation due aux atrocités commises à Gaza. L’Iran, s’il abandonne son ambition officiellement déclarée de détruire Israël. L’un des États du Golfe ou un groupement d’États du Golfe. Le candidat le plus acceptable pour la possession au nom de l’ensemble du monde arabe est les Émirats arabes unis, sinon l’Arabie saoudite et/ou l’Égypte. Naturellement, l’évolution vers l’armement nucléaire des principaux pays de la majorité mondiale doit être mesurée et s’accompagner d’une formation du personnel et des élites concernés. La Russie peut et doit partager son expérience. Il est d’ores et déjà nécessaire de développer intensivement les dialogues avec les principaux pays du MB sur l’essence et la modernisation de la politique de dissuasion nucléaire. Si les États-Unis, qui passent, espérons-le aussi pacifiquement que possible, de leur rôle accidentel d’hégémon mondial à celui de grande puissance normale, veulent revenir à la lecture classique de la doctrine Monroe et redevenir un hégémon en Amérique latine, nous pouvons envisager d’aider le Brésil ou même le Mexique (s’ils le souhaitent) à obtenir le statut nucléaire.
Nombre des propositions présentées ci-dessus susciteront une vague de critiques, à l’instar des articles de l’année dernière sur la dissuasion nucléaire. Mais elles se sont avérées extrêmement utiles pour les communautés stratégiques nationales et internationales, en les réveillant de leur rêve léthargique de parasitisme stratégique. Les Américains ont rapidement cessé de dire que la Russie n’utiliserait jamais d’armes nucléaires en réponse à l’agression de l’Occident en Ukraine. Ils ont ensuite commencé à parler du danger d’une escalade nucléaire en Ukraine. Ils ont ensuite évoqué le fait qu’ils perdraient une guerre contre la Russie et la Chine. L’Europe, qui a complètement perdu sa classe de réflexion stratégique, continue de se plaindre, mais elle n’est pas si dangereuse.
La prochaine chose à faire est de réfléchir ensemble. Je crois que nous le ferons publiquement et à huis clos avec les experts des principaux pays de la majorité mondiale et, à l’avenir, avec des représentants du monde occidental plus lucides. Je terminerai par ces lignes d’espoir du même Alexandre Blok : « Avant qu’il ne soit trop tard — remettez la vieille épée dans son fourreau, / Camarades ! Nous serons frères ! » Si nous survivons aux deux prochaines décennies, si nous évitons un autre siècle de guerres, comme l’a été le vingtième siècle, en particulier sa première moitié, nos enfants et nos petits-enfants vivront dans un monde multicolore, multiculturel et beaucoup plus juste.