Le message du missile Oreshnik : comprendre la rhétorique nucléaire de Poutine. Traduction inédite
En lançant pour la première fois sur l’Ukraine jeudi 21 novembre un missile balistique à portée intermédiaire capable de transporter une ogive nucléaire, Poutine a pleinement fait entrer la rhétorique nucléaire dans sa guerre contre l'Ukraine et l'Europe. Le lendemain, au cours d’une allocution télévisée, le président russe a haussé d’un cran supplémentaire ses menaces à destination de l’Occident. Nous le traduisons — et commentons son intervention ligne à ligne.
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- Guillaume Lancereau •
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- © Vyacheslav Prokofyev/AP/SIPA
Jeudi 21 novembre, le président de la Fédération de Russie a prononcé une courte allocution dont on retient (outre le fait inexpliqué que ses mains soient restées absolument immobiles devant lui durant près de huit minutes, ce qui n’a pas manqué de susciter quantité de théories sur une éventuelle maladie ou sur l’usage de l’intelligence artificielle) essentiellement les menaces adressées à l’Occident en réplique à l’usage inédit, par l’Ukraine, de missiles longue portée en direction du territoire russe.
Le président Biden a, comme on le sait, autorisé l’Ukraine à employer contre la Russie des missiles dont la portée de 300 kilomètres permet d’atteindre une série de villes russes telles que Smolensk, Tula ou Voronej. Les autorités ukrainiennes n’ont pas manqué d’en faire immédiatement usage, en visant des cibles militaires dans les régions de Briansk et de Koursk avec les missiles américains ATACMS et les fusées britanniques Storm Shadow. La Russie y a répliqué en dévoilant une nouvelle arme de son arsenal : le missile balistique hypersonique Oreshnik (« Noisetier »), à portée intermédiaire, qui a frappé l’usine Pivdenmash de Dnipro, d’où sortent notamment les missiles de croisière Neptune.
Les principaux soutiens du Kremlin ont aussitôt laissé éclater leur joie. Margarita Simonjan, rédactrice en chef de Russia Today et de l’agence de presse Sputnik, s’est ainsi exclamée : « Voilà deux ans qu’on me demande quand et comment tout cela finira, et deux ans que je réponds : quand, je ne le sais pas, mais cela se terminera par un ultimatum de missiles ». Ramzan Kadyrov, chef de la République tchétchène, a quant à lui ajouté que l’usage du missile Oreshnik pourrait forcer les pays occidentaux à se mettre à la table des négociations, tout en appelant le Kremlin à montrer à la face du monde toute la puissance des dispositifs russes à longue portée, afin que l’Ukraine et l’Occident « tressaillent de peur ».
Pendant ce temps, des « experts » et des « journalistes » russes débattaient de cette nouvelle sur la chaîne NTV et en profitaient pour digresser sur la possible désignation par Trump de Boris Epshteyn comme négociateur pour la régulation de la guerre en Ukraine, se lançant dans une hallucinante séquence antisémite. Pendant de très longues minutes, le présentateur Andrej Norkin et ses invités se sont demandé si l’on ne pouvait « vraiment pas se passer des Epsteins » et autres « Shapiros » (au pluriel), tout en élaborant sur les différences entre « les Epsteins » d’Ukraine, va-t-en-guerre incorrigibles et « les Epsteins » de Russie, autrement raisonnables, avant de conclure que Boris Epshteyn « trouverait un accord » puisque, « avec ces gens-là, on peut s’entendre », sachant qu’ils ne sont pas « arc-boutés sur la morale et les principes ».
Nous sommes au seuil de la guerre nucléaire — structurellement et indéfiniment depuis que l’arme nucléaire existe — et l’offensive idéologique est menée à grands coups de saillies culturalistes et antisémites, tandis que l’opinion publique européenne, loin de « tressaillir » comme le voudrait Kadyrov, continue pour l’essentiel à regarder ailleurs.
Avant la réunion d’urgence entre l’OTAN et l’Ukraine à Bruxelles, mardi prochain, nous proposons ici la première traduction de l’allocution de Vladimir Poutine.
Je souhaite informer les effectifs militaires des Forces Armées de la Fédération de Russie, les citoyens de notre pays, nos amis de par le monde, et tous ceux qui persistent dans l’illusion d’imposer une défaite stratégique à la Russie, des derniers événements en cours sur le terrain de l’opération militaire spéciale, en particulier à la suite des attaques ayant visé notre territoire au moyen d’armes à longue portée de fabrication occidentale.
Les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN, qui poursuivent l’escalade du conflit provoqué par l’Occident lui-même en Ukraine, avaient précédemment annoncé qu’ils autorisaient le recours à leurs systèmes d’armement à longue portée et de haute précision pour des frappes visant le territoire de la Fédération de Russie. Tous les experts le savent, et nous l’avons d’ailleurs régulièrement répété de notre côté : l’usage de ces armements est impossible sans la participation directe de spécialistes militaires venus des pays qui les manufacturent.
Ce 19 novembre, six missiles tactiques ATACMS de fabrication états-unienne et, deux jours plus tard, une attaque combinée de missiles Storm Shadow et de systèmes HIMARS, respectivement d’origine britannique et états-unienne, ont frappé des objectifs militaires sur le territoire de la Fédération de Russie, en l’occurrence dans les régions de Briansk et de Koursk. Depuis ce moment précis, et conformément à nos avertissements passés, le conflit régional ourdi par l’Occident en Ukraine a acquis une nouvelle dimension, de caractère global. Nos systèmes de défense aérienne ont contrecarré ces attaques : aussi, nos ennemis n’ont pas atteint leurs objectifs.
Le territoire russe est de facto la cible et le théâtre d’attaques ukrainiennes depuis plusieurs mois. L’Ukraine utilise notamment des drones longue portée afin de frapper des cibles militaires ainsi que le secteur énergétique russe, et a lancé début août une offensive terrestre dans l’oblast frontalier de Koursk.
Si l’autorisation américaine et, de toute évidence, britannique et française donnée à l’Ukraine d’utiliser leurs missiles ATACMS et SCALP/Storm Shadow pour frapper le territoire russe confère de nouvelles capacités à Kiev, la « nouvelle dimension » du conflit évoquée ici par Poutine ne repose sur aucun changement fondamental. L’Ukraine a notamment utilisé dès août des lance-roquettes multiples américains HIMARS pour frapper des cibles militaires en Russie, ainsi que des véhicules blindés américains (Bradley, Abrams) sur le front de Koursk.
L’incendie qui s’est déclenché dans le dépôt de munitions de la région de Briansk, causé par des chutes de débris de fusées ATACMS, a été maîtrisé sans causer de victimes ni de destructions sévères. Dans la région de Koursk, l’attaque a visé l’un des postes de commande de notre groupe « Nord ». Malheureusement, cette attaque et les ripostes anti-aériennes ont, cette fois-ci, entraîné des morts et des blessés parmi les effectifs de sécurité du site et le personnel de service. Toutefois, le personnel de commandement et le personnel opérationnel n’ont pas subi de pertes et continuent à diriger les opérations de nos troupes, déterminées à éliminer et repousser hors de la région de Koursk les unités militaires ennemies.
Je tiens à souligner une fois encore que le recours à des armes de ce type par nos adversaires ne saurait peser sur le cours militaire effectif de l’opération militaire spéciale. Nos forces armées réalisent des percées tout le long de la ligne de contact et les objectifs que nous avons déterminés seront atteints.
En réponse à l’usage des armes à longue portée d’origine américaine et britannique, les Forces armées russes ont, ce 21 novembre, mené une frappe combinée sur l’une des cibles du complexe industriel de la défense ukrainienne. Nous avons également réalisé, dans des conditions de terrain, le test de l’un de nos derniers missiles balistiques à portée intermédiaire, équipé d’une charge hypersonique non-nucléaire, que nos ingénieurs ont baptisé « Oreshnik ». L’essai a été concluant, la cible a été atteinte : en l’occurrence, l’une des plus grandes installations industrielles ukrainiennes, dans la ville de Dniepropetrovsk, connue depuis l’Union soviétique pour la production de missiles et d’autres armements.
L’armée russe a vraisemblablement visé dans la matinée du jeudi 21 novembre l’usine Piv Demnach de la ville de Dnipro, située à plus de 200 km des frontières russes et à plusieurs dizaines de kilomètres de la ligne de front. C’était, avant la chute de l’URSS, l’usine de construction de fusées de l’Union soviétique qui concevait et produisait des fusées pour les programmes de missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) et spatiaux.
Des premières images partagées quelques heures après l’impact suggèrent que le nouveau missile « Oreshnik » n’a provoqué que des dégâts mineurs, s’abattant en partie sur un bâtiment d’un centre de réadaptation pour personnes handicapées, détruisant la chauffagerie et les fenêtres. Des zones résidentielles ont également été touchées. Selon Joseph Henrotin, l’absence apparente d’explosifs sur la charge du missile indique que la frappe visait plus à servir de message qu’à remplir une réelle finalité opérationnelle.
La Russie a entrepris le développement de missiles de portée intermédiaire et de longue portée en réponse aux programmes lancés par les États-Unis, consistant à produire et déployer en Europe et dans la région Asie-Pacifique leurs propres missiles de courte portée et de portée intermédiaire. Nous estimons que les États-Unis ont commis une erreur en 2019 lorsqu’ils ont déchiré, sur un prétexte fallacieux, le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire. Aujourd’hui, les États-Unis ne se contentent pas de produire de tels équipements : comme on le constate, ils ont entrepris, dans le cadre de leurs exercices militaires, le transfert de ces systèmes avancés vers différentes régions du monde, notamment en Europe, sans compter qu’ils s’entraînent à leur utilisation lors de leurs manœuvres.
Je rappelle que la Russie s’est volontairement et unilatéralement engagée à ne pas déployer de missiles de moyenne et courte portée tant que des armes américaines de ce type ne feraient pas leur apparition en un quelconque point du monde.
Je le répète : les essais des missiles Oreshnik que nous conduisons sur le terrain représentent bel et bien une réponse aux opérations agressives des pays de l’OTAN vis-à-vis de la Russie. Le déploiement futur de ces missiles dépendra ainsi de l’action des États-Unis et de leurs satellites.
Les cibles à atteindre dans le cadre des essais de nos missiles les plus récents devront être définies à l’aune des menaces concrètes qui pèsent sur la sécurité de la Fédération de Russie. Nous nous considérons pleinement fondés à employer nos armes contre les infrastructures militaires des pays qui autorisent l’usage des leurs contre nos propres installations. En cas d’escalade des actes d’agression, nous y répondrons avec la même résolution et de manière symétrique. Je recommande vivement aux élites dirigeantes des pays qui envisagent de déployer leurs contingents militaires contre la Russie d’y réfléchir à deux fois.
Il va de soi que, si nous étions contraints de répliquer à une attaque avec nos missiles du type Oreshnik en prenant pour cible le territoire ukrainien, nous proposerions préalablement aux civils et aux citoyens des pays amis résidant dans la région de quitter les zones dangereuses. Nous agirons ainsi pour des motifs humanitaires, de manière ouverte, publique, sans crainte de contre-manœuvres de la part de l’ennemi, qui en sera également informé.
Des responsables américains, s’exprimant de manière anonyme suite aux frappes russes du 21 novembre, ont déclaré que la Russie ne possédait que quelques exemplaires de ce type de missile expérimental et qu’il ne s’agissait pas d’une capacité susceptible d’être régulièrement déployée contre l’Ukraine. La Russie a par ailleurs averti les États-Unis via le Centre national russe pour la réduction des risques nucléaires une demi-heure avant le lancement des missiles. Ce système, qui fonctionne de manière automatique, vise à « maintenir une communication constante » avec un réseau similaire dont disposent les États-Unis, selon le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov.
Pourquoi n’avons-nous aucune crainte ? Parce qu’il n’existe à l’heure actuelle aucun moyen de contrer une attaque de ce type. Les missiles atteignent leur cible avec une vitesse de Mach 10, soit 2,5 à 3 kilomètres par seconde. Les systèmes de défense aérienne actuellement existants dans le monde, tout comme les systèmes de défense anti-missile développés par les Américains en Europe, ne sont pas en mesure d’intercepter des missiles de ce genre : la chose est tout simplement impossible.
L’Ukraine a déjà intercepté des nouveaux missiles hypersoniques russes précédemment qualifiés « d’invincibles » par Vladimir Poutine. En mai 2023, Kiev s’est servi d’un système antimissile américain Patriot pour détruire un missile Kh-47M2 Kinjal lancé sur l’Ukraine depuis un MiG-31 russe. Le Pentagone a confirmé l’interception de celui-ci par les défenses ukrainiennes, attestant des capacités d’interception du système Patriot qui étaient jusqu’alors théoriques. Un missile Kh-47M2 Kinjal se déplace à la même vitesse qu’un « Oreshnik », selon Vladimir Poutine.
Je souligne une fois encore que ce n’est pas la Russie, mais les États-Unis qui ont détruit l’architecture internationale de sécurité et, en poursuivant leurs combats, s’accrochent désespérément à leur hégémonie, entraînant la planète entière dans un conflit global.
Nous avons toujours préféré les solutions pacifiques et sommes, aujourd’hui encore, prêts à résoudre tous les différends de cette manière. Nous n’en sommes pas moins prêts à affronter tous les développements possibles que pourraient occasionner les événements en cours. Et si certains en doutent encore, ils ont bien tort de le faire. La Russie répliquera toujours.