​​Avec la publication du rapport Draghi, que le Grand Continent a accompagné dans les différentes langues de la revue, l’Union se prépare à entrer dans une nouvelle phase. Depuis plusieurs semaines, nous donnons la parole à des chercheurs, commissaires européens, économistes, ministres et industriels pour réagir à l’une des plus ambitieuses propositions de transformation de l’Union. Si vous appréciez nos travaux et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent

Le rapport Draghi identifie trois domaines d’action nécessaires, selon lui, pour relancer la compétitivité européenne : l’innovation ; la décarbonation compétitive ; et le renforcement de la sécurité par la réduction des dépendances. Airbus intervient dans ces trois domaines. Qu’avez-vous retenu des propositions de Mario Draghi ?

Nous sommes très alignés avec l’analyse du rapport Draghi et les thématiques abordées, en particulier la nécessité de trouver des effets d’échelle. Nous évoluons dans une industrie en forte croissance, avec des innovations rapides qui charrient de nombreuses questions de souveraineté, notamment dans les secteurs de la défense et du spatial. Et nos chaînes d’approvisionnement, importantes elles aussi, ont besoin de sécurité.

Les priorités identifiées par Mario Draghi ne sont pas nouvelles. Ce qui est encourageant, c’est qu’elles se trouvent désormais dans un rapport qui a de la visibilité et qui donne une vision d’ensemble. Il faut maintenant qu’il débouche sur de l’action. Car c’est une évidence : si l’Europe ne bouge pas, elle va continuer à décrocher en compétitivité. Elle a les ressources pour éviter cette dégringolade. Des décisions à plusieurs ont besoin d’être prises pour mettre en œuvre une partie des mesures.

Par où commencer ? 

Par un changement de modèle : l’Europe s’est vue comme une force, un marché, l’économie dominante sur le reste du monde — et cela a peut-être été vrai à un moment de notre histoire — où l’animation du marché unique était suffisante pour assurer la prospérité. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Ce n’est même plus exactement le sujet. Il faut voir le monde tel qu’il est et adapter notre vision de l’Europe dans le monde en conséquence. Des acteurs puissants, comme les États-Unis ou la Chine, jouent avec leurs propres règles : à nous d’adapter les nôtres en fonction de ce qui s’est passé et de ce qui se passe dans le monde.

Vous l’évoquiez : une dimension fondamentale identifiée aussi bien par Letta que Draghi est la création d’un effet d’échelle pour favoriser l’émergence d’une industrie européenne. Or, la fragmentation des industries semble compliquer l’émergence d’une base technologique et de défense proprement européenne. De quels leviers dispose-t-on pour renforcer le marché unique au service d’une politique de défense crédible ?

Pour illustrer l’importance de cette notion d’effet d’échelle je voudrais citer deux exemples — l’un est réussi, l’autre pas encore.

L’exemple le plus réussi est l’aviation commerciale. Il y a cinquante ans, les États français, et allemand d’abord, puis anglais et espagnol se sont regroupés pour faire émerger un constructeur qui regroupe les forces des différentes parties qui existaient. Cet effort collectif a fait émerger l’activité aviation commerciale d’Airbus. Quelques décennies plus tard, on constate que nous avons réussi à devenir leader mondial. Cela prouve que lorsqu’on se regroupe, que l’on travaille ensemble et pas les uns contre les autres en Europe, nous arrivons à un effet d’échelle suffisant pour devenir leader mondial.

Je dis souvent que si l’on avait encore aujourd’hui un constructeur d’avions français, un constructeur d’avions allemand, un constructeur d’avions espagnol et un constructeur d’avions anglais, aucun n’aurait la taille suffisante pour investir et pour innover — en bref : nous n’existerions plus.

Des acteurs puissants, comme les États-Unis ou la Chine, jouent avec leurs propres règles : à nous d’adapter les nôtres en fonction de ce qui s’est passé et de ce qui se passe dans le monde.

Guillaume Faury

Il y a d’ailleurs beaucoup de domaines où nous n’avons pas fait cet effort et où nous sommes aujourd’hui inexistants. Si on recherche systématiquement la concurrence maximale sur le continent en considérant que c’est la meilleure façon de servir les intérêts du citoyen, on crée parfois une fragmentation excessive. La concurrence maximale peut être bénéfique pour certains secteurs à cycles courts. Mais dans les industries qui ont besoin d’investissements importants sur le long terme, cela empêche des acteurs de taille et de puissance suffisantes d’exister. Nous sommes aujourd’hui dans la situation où il n’y a pas d’acteurs pour investir des montants considérables dans des technologies comme le cloud, l’intelligence artificielle, les technologies de systèmes de défense, les télécoms…

Et l’exemple qui n’a pas fonctionné ? 

C’est la défense. 

Il y a plusieurs raisons à cela, mais je voudrais partager quelques chiffres bien établis et déjà connus : les États-Unis dépensent trois ou quatre fois plus d’argent dans le domaine de la défense que l’Europe des vingt sept. Or comme en proportion les dépenses les plus importantes sont les investissements et les acquisitions de matériel, il y a un rapport de 1 à 5 entre ce que Washington achète en équipements de défense par an et ce que les États membres achètent. La grande différence, c’est que les États-Unis achètent quasi exclusivement à des entreprises américaines quand l’Union Européenne achète à peu près deux tiers en dehors de l’Europe. Le calcul est vite fait : avec deux tiers d’un cinquième, c’est-à-dire de 20  %, il reste à peu près 6 %. Pour résumer : les Européens achètent en Europe l’équivalent de 6 % de ce que les Américains achètent aux États-Unis. Ce différentiel est tout simplement énorme.

En plus de cela, ces achats sont fragmentés : les Européens achètent quand ils peuvent à leur industrie nationale. Nous avons sur le continent dix-sept chars différents là où il n’y en a qu’un aux États-Unis. De même pour les frégates et les avions de chasse. Ces 6  % sont donc eux-mêmes fragmentés.

Comment expliquer qu’il y ait tout de même une industrie de défense en Europe ?

Si nous ne sommes pas morts, c’est parce que nous avons utilisé des leviers que les États-Unis n’activent pas ou activent plutôt en forme de rééquilibrage.

Premièrement, il faut reconnaître que, de temps en temps, nous savons nous regrouper. Nous avons fait ensemble l’avion de transport militaire A400M, l’Eurofighter Typhoon, l’hélicoptère de combat Tigre, le NH90 et des missiles — entre autres. 

Par ailleurs, nous avons su habilement utiliser le levier de la dualité à travers des plateformes civiles et militaires pour maximiser la réutilisation ou créer de l’effet d’échelle à travers le civil et le militaire. Nous l’avons fait avec Ariane, avec les hélicoptères — pour lesquels, à part le NH90 et le Tigre, toutes les autres plateformes Airbus sont civiles et militaires. Le H160, qui a été choisi par exemple par l’armée française, est à l’origine une plateforme civile et militaire. Le MRTT, le meilleur avion ravitailleur au monde, est dérivé d’un avion long-courrier civil, l’A330. 

Même avec ces leviers, nous avons des tout petits acteurs et nous sommes essentiellement dépendants de Washington puisqu’environ 40 % des équipements européens sont achetés aux États Unis. Pour le dire encore plus clairement : dans notre fragmentation, on accroît l’effet d’échelle américain.

Les États européens, qui sont souverains en matière de défense et de sécurité, doivent trouver des leviers pour coopérer et pour gagner en effet d’échelle afin de pouvoir consentir les investissements considérables nécessaires aux technologies de défense. Nous avons beaucoup de difficulté à accepter l’idée de déléguer d’une certaine façon une forme de souveraineté à l’Europe et la coopération dans le domaine de la défense est beaucoup plus difficile que dans le domaine du civil. Pourtant, elle est au moins autant voire beaucoup plus importante dans le monde d’aujourd’hui.

La défiance inappropriée de la finance européenne sur les entreprises de défense me choque profondément.

Guillaume Faury

Dans le contexte d’un écosystème technologique où coexistent de nombreux fournisseurs dans la chaîne de valeurs, comme celui d’Airbus, pensez-vous que le récent changement de mandat qui permet à la BEI d’investir dans de petites et moyennes entreprises liées au secteur de la défense et de la sécurité, puisse faire la différence ?

Nous avons été très choqués au fil de la dernière décennie de constater la grande défiance du monde de la finance en Europe pour le secteur de la défense. C’est assez inédit : ce n’est par exemple pas du tout le cas outre-Atlantique. Les investissements dont nous avons besoin aujourd’hui sont très importants et si nous n’investissons pas dans notre défense, nous ne serons tout simplement plus en sécurité demain. C’est pourquoi nous nous sommes beaucoup opposés à cette tendance d’exclusion de la défense dans un certain nombre de critères d’investissement — en particulier dans les critères dits durables. C’est un non-sens. La sécurité est la première nécessité pour permettre la prospérité et l’investissement dans la décarbonation. 

Cette défiance inappropriée de la finance européenne sur les entreprises de défense me choque profondément.

L’agression russe en Ukraine a un peu changé la donne. Le changement partiel du mandat de la BEI est une bonne évolution mais cela reste encore insuffisant en regard du changement de direction que les institutions financières doivent opérer.  Un grand nombre d’entre elles continuent, dans la pratique, à s’interdire d’investir dans les entreprises de défense.

Nous sommes donc en train de corriger une trajectoire — mais nous restons très loin de faire ce qu’il faudrait. Il y a un réel problème qu’il faut régler : la défense, c’est très large, et il n’est pas toujours évident pour les institutions financières de comprendre exactement de quoi il retourne.

Mario Draghi pointe un dilemme : « une dépendance accrue à l’égard de la Chine peut certes constituer le moyen le moins coûteux et le plus efficace d’atteindre nos objectifs en matière de décarbonation. Mais la concurrence chinoise soutenue par l’État représente également une menace pour nos secteurs productifs des technologies propres et de l’automobile. » Vous dites que la sécurité est un prérequis à la décarbonation, mais pensez-vous que la compétitivité de l’industrie européenne puisse réellement aller de pair avec nos objectifs climatiques ?

Oui — mais à condition d’être clair sur nos priorités communes et en pensant davantage à ce qui nous rassemble qu’à ce qui nous divise. 

Idéalement, il faut mettre l’accent là où nous sommes déjà forts car, dans ce contexte, il est plus facile de rester bon et de devenir meilleur. Il sera en effet très difficile de nous positionner dans les domaines où nous avons déjà un désavantage compétitif. On parle en effet d’industries qui évoluent très vite et qui investissent beaucoup.

L’aviation, et plus généralement l’aéronautique, sont des domaines dans lesquels nous pouvons devenir leaders mondiaux et gagner la quatrième révolution de ce secteur — celle de la décarbonation. Pour cela, il faut être aidé, pas entravé. Les pays européens ont malheureusement cette tendance : dès que quelque chose fonctionne, ils le taxent, le réglementent, le limitent et en ont un peu honte plutôt que d’en être fiers. C’est là que réside la plus grande différence avec les États-Unis. Dans le secteur de l’aviation, je plaide pour que nous continuions à être aidés pour exceller et non pas ralentis en permanence, taxés et réglementés. Autrement, nous pourrions être amenés à nous retrouver dans la situation du secteur automobile : longtemps avantage compétitif majeur pour l’Europe, il souffre aujourd’hui énormément parce que nous lui avons mis tant de bâtons dans les roues qu’il est devenu compliqué de faire face à la compétition mondiale.

Cela étant dit, il serait difficile de nier que la décarbonation et ses impératifs exerceront sur votre secteur, du moins à court terme, une contrainte : quels sont les points de blocage et quels leviers essayez-vous de mettre en œuvre pour y remédier ?

C’est une contrainte ou une opportunité — un avion qui consomme moins de carburant est plus compétitif. L’économie et l’écologie sont en ce sens alignées et nous n’avons pas de raison de ne pas accélérer.

D’autres sujets sont, il est vrai, plus compliqués. Un autre moyen de décarboner l’aviation, ce sont les carburants durables, plus chers et plus difficiles à produire que le kérosène. Dans ce cas, les objectifs compétitifs et environnementaux sont clairement opposés. Il faut donc trouver des leviers pour les concilier ou, du moins, pour s’assurer que nous avons un level playing field à l’échelle globale, permettant à tout le monde d’atteindre graduellement les objectifs définis. 

L’exemple de la sécurité dans le domaine de l’aviation est assez parlant à cet égard.

Nous avons atteint aujourd’hui un niveau de sécurité impressionnant : les avions volent à dix mille mètres, à mille kilomètres/heure, par moins cinquante degrés — et c’est le moyen de transport le plus sûr pour aller d’un point A à un point B sur la Terre. Juste après la guerre, en 1944, les États ont signé la convention de Chicago qui avait pour vocation à la fois de rendre le ciel accessible à tout le monde mais aussi d’établir un standard de sécurité élevé, qui a été revu au fil du temps jusqu’à atteindre le niveau d’aujourd’hui.

Pour la décarbonation, nous aurions besoin de la même chose : un standard qui soit le même pour tout le monde y compris sur les carburants durables, et plus généralement pour la trajectoire de décarbonation.

En matière de défense, les Européens achètent en Europe l’équivalent de 6 % de ce que les Américains achètent aux États-Unis. Ce différentiel est tout simplement énorme.

Guillaume Faury

Qu’est-ce qui complique son adoption ?

Nous n’avons pas encore de cadre réglementaire commun concernant la décarbonation de l’aviation au niveau de l’Organisation de l’aviation civile internationale. Nous ne nous sommes pas non plus mis d’accord sur une feuille de route globale pour l’adoption des carburants durables. Les méthodes employées par chaque pays sont très différentes les unes des autres — ce qui ralentit beaucoup l’adoption.

Nous sommes donc dans une situation où non seulement les Européens doivent trouver un accord entre eux, mais où ils doivent aussi être conscients de l’importance d’avoir un accord mondial pour faire des compromis avec les autres grands acteurs. Même s’il n’est pas parfait, un compromis mondial sera déjà meilleur qu’un excellent système européen différent des autres, qui ralentit de fait la transformation au niveau global.

La trajectoire de décarbonation dans l’aérien peut prendre deux voies : les carburants aéronautiques durables que vous venez de mentionner et l’innovation de pointe pour aller vers des appareils à zéro émissions nettes — comme l’avion à hydrogène. Quelle est la priorité ?

Chez Airbus, nous travaillons sur ces deux grands leviers qui permettront de décarboner le secteur : le premier, qui est le plus consensuel, concerne l’utilisation des carburants d’aviation durables — les « SAF ». Il s’agit d’un secteur d’innovation et d’investissement complètement nouveau, qui porte par ailleurs énormément d’opportunités à condition qu’il y ait un cadre réglementaire stable. Ces SAF peuvent être de différentes natures : soit des biocarburants, soit des carburants de synthèse pour lesquels on vient prélever du carbone dans l’air pour l’associer avec de l’hydrogène. Ces SAF contribueront pour plus de la moitié à la trajectoire de décarbonation d’ici à 2050 et pourront être employés par les avions « conventionnels » qui volent déjà aujourd’hui.

L’autre levier, c’est l’avion à hydrogène, et donc qui n’émet pas de carbone, ni dans son utilisation, ni dans la production de son carburant si l’on utilise de l’hydrogène vert. Il s’agira d’avions, d’une réglementation et d’une infrastructure complètement différents.

Cette transformation suppose aussi la montée en puissance de cette filière industrielle qu’est l’hydrogène vert. C’est très prometteur — mais lointain. Notre objectif est de mettre en service le premier avion commercial de ce type à l’horizon 2035. Mais pour le moment, cela ne répond pas à l’urgence de trouver des solutions.

Dans les deux cas, la décarbonation du secteur aérien suppose d’importants investissements. Attendez-vous des programmes publics européens — dont on pourrait penser qu’ils sont pertinents sur un marché aussi stratégique et avec si peu d’acteurs au niveau mondial — ou misez-vous plutôt sur des financements privés ?

Ce qui est le plus important, c’est de créer un cadre réglementaire qui donne envie à l’argent privé d’affluer. Je ne dis pas que l’argent public n’est pas nécessaire ou qu’il n’est pas souhaitable — mais cela reste de l’argent du contribuable. En termes de proportion, il faut être capable de mobiliser l’immense réserve d’investissement privé. Car une grande partie de ceux qui détiennent cet argent veulent d’aller vers les investissements de la transition énergétique. Nous sommes tous convaincus que c’est le futur. Le réchauffement climatique est une réalité : tout le monde le sait, tout le monde le voit, les chiffres sont là, tout comme le consensus scientifique. Il y a plus de doute possible.

Cela exige une révolution dans les investissements. Mais les investisseurs sont encore trop réticents parce que le cadre réglementaire est fragmenté et instable. Il n’est pas complètement défini. Autrement dit : les conditions d’un investissement massif et stable ne sont pas réunies. La première chose à faire, c’est donc d’ériger un cadre réglementaire cohérent et qui présente les garanties de la stabilité pour être capable de faire en sorte que l’énorme masse d’argent qui ne demande qu’à être investi se dirige dans la décarbonation.

Chez Airbus, nous voulons être le catalyseur du développement des carburants durables et nous le faisons par de nombreux leviers — y compris à travers des petits investissements avec d’autres partenaires lorsque cela permet de fédérer les énergies pour faire émerger un projet.

Enfin, il nous faut un système de financement de l’innovation par de l’argent privé qui trouve son compte dans des retours sur investissement. Or tous les gens qui veulent investir dans l’innovation, avec un certain degré de risque mais avec un bon retour regardent vers les États-Unis.

Quel serait dans ce scénario le rôle des financements publics ? 

Sur certains sujets, il sera difficile de préparer un modèle de rentabilité qui tienne suffisamment la route pour les investisseurs. Il faudra donc que l’État vienne amorcer des investissements dans des technologies qui, au début, ne seront pas rentables. Les montants — les 800 milliards par an du rapport Draghi abondamment commentés — ne doivent pas nous faire peur. Quand je vois ce que l’on a été capables de mobiliser en très peu de temps pour la pandémie, je n’ai aucun doute : notre capacité de mobilisation financière est énorme.

Le problème auquel nous sommes confrontés, c’est qu’alors que les niveaux de dette sont déjà toxiques, nous arrivons dans le même temps à un moment où l’on prend conscience qu’il faut beaucoup investir. Je ne suis pas capable d’avoir un avis personnel sur les montants qui sont avancés dans le rapport Draghi — mais les ordres de grandeur ne me choquent pas. Je comprends toutefois qu’ils fassent peur aux États membres compte tenu de leur situation d’endettement. Le modèle social que nous avons, notamment en France, est en train de devenir de plus en plus difficilement finançable. Si l’on veut en plus financer la transition écologique, avoir des entreprises qui sont performantes et traverser positivement cette transformation, il va falloir changer des paramètres de l’équation.

Les 800 milliards par an du rapport Draghi abondamment commentés ne doivent pas nous faire peur.

Guillaume Faury

Nous sommes donc favorables à l’investissement public, dans la mesure du possible et dans le cadre d’une réglementation commune. Sur un certain nombre de sujets, comme les carburants d’aviation durables, une réglementation unique est vraiment dans l’intérêt de tous. Il faut continuer à travailler pour que tout ce qui a été mis en place aux États-Unis, en Chine et en Europe converge au niveau concurrentiel, afin que tout le monde puisse jouer sur le même terrain.

Il y a inévitablement une géopolitique de cette transition — le récent vote sur les véhicules électriques au Conseil a bien montré à quel point la politique à adopter vis-à-vis de la Chine était un point de contentieux très fort entre les États membres. Depuis deux ans, les États-Unis ont brutalement secoué les choses avec l’IRA. Était-ce la bonne méthode ?

De manière assez explicite, ce n’est pas celle que l’Europe a retenue : l’Union a choisi la réglementation et la taxation. Dans l’absolu, je ne suis pas contre. Une taxe qui vient changer les paramètres pour inciter à aller dans la bonne direction ou favoriser l’émergence d’une technologie par rapport aux autres n’est pas forcément mauvaise. La réglementation est aussi la bienvenue — dans le domaine de la sécurité par exemple, nous sommes les premiers à vouloir continuer à l’améliorer.

Pour autant, ce qui a été fait en Europe jusqu’à présent n’est pas nécessairement bénéfique à la compétitivité par rapport à d’autres modèles. Ce qui a été choisi par les Américains est à l’opposé car leur réglementation est basée sur l’incitation. Ils agitent la carotte là où l’Europe fait usage du bâton. En réalité, il faudrait probablement une combinaison des deux : une réglementation qui incite à créer un level playing field plutôt que d’accentuer le fossé. Si elle est mondiale, elle sera positive. De plus, elle sera vertueuse si elle est menée de façon progressive.

Un reproche est souvent fait à l’Union à ce propos : on interdit la vente de voitures neuves à moteurs thermique pour 2035 sans politique industrielle pour permettre le développement du secteur ; on dépense des milliards pour le secteur énergétique depuis l’invasion de l’Ukraine — sans débloquer les investissements nécessaires dans la transition… Les politiques européennes ont-elles un problème de cohérence ?

Dans la politique, comme dans une entreprise, on passe son temps à gérer des contradictions. Les hommes et les femmes politiques qui sont au pouvoir aujourd’hui ont face à eux un champ de contraintes et de contradictions à gérer assez exceptionnel — et donc très difficile.

Pour arriver à les gérer, il faut établir des priorités — sinon, on ne s’en sort pas. L’Europe a besoin de priorités claires et, sur ces priorités, d’être forte et de ne pas distribuer, essaimer ou semer les contradictions en laissant les écosystèmes se débrouiller. Il y a besoin de leadership, de clarté et de sens des priorités. C’est ce que fait le rapport Draghi.

Aujourd’hui, le champ de la compétition est mondial. D’autres acteurs autour de nous ont créé de nouvelles règles du jeu en ayant cessé depuis longtemps de respecter les anciennes. Il faut s’adapter à cette nouvelle situation si nous voulons revenir dans le jeu mondial. Pour réussir, il faut aussi lever une autre incohérence, plus insidieuse : le fait que les États membres ont pris l’habitude de faire faire à l’Europe le « sale boulot ». Ils y contribuent et se positionnent ensuite contre l’Europe pour essayer d’être du bon côté de l’équation et se positionner favorablement en national vis-à-vis de leurs électorats.. Il faut être plus clair sur la distinction entre l’action nationale et l’action européenne pour ne pas donner l’impression que seuls nos échecs seraient européens.

Il y a besoin de leadership, de clarté et de sens des priorités. C’est ce que fait le rapport Draghi.

Guillaume Faury

Airbus s’est fortement positionné sur les marchés émergents auprès des pays dits du « Sud ». La géographie du secteur est-elle en train de changer — en termes de vente mais aussi de chaîne de valeurs avec l’émergence de nouveaux acteurs le long de la chaîne de production ?

Dans l’aéronautique comme dans l’industrie en général, on assiste à l’émergence de l’Inde ainsi que d’autres pays d’Asie du Sud-Est. 

Le rapport Draghi décrit bien cette tendance. Il y a une baisse systématique de la proportion de la richesse mondiale générée par l’Europe face à une émergence toujours plus affirmée de l’Asie. Ce qui est surprenant et spectaculaire, c’est que les États-Unis, avec la population qu’ils ont, arrivent à garder un niveau de génération de richesse stable dans l’équation mondiale. La raison principale — là encore, on s’appuie sur le rapport Draghi — c’est que le modèle de capitalisme d’innovation américain est extrêmement puissant.

La Chine utilise d’autres leviers — peut-être pas aussi puissants dans la durée que le levier américain — mais qui ont très bien fonctionné ces vingt dernières années. On l’a vu dans le domaine de l’aéronautique avec l’arrivée de l’avionneur chinois Comac. 

En Amérique latine, il y a le brésilien Embraer, sur le bas du segment de l’aviation commerciale. Il s’agit d’un acteur qui prend de plus en plus d’importance et qu’il ne faut pas sous-estimer.

Nous sommes donc définitivement sortis d’un monde où il n’y avait qu’Airbus et Boeing.

L’émergence de ces nouveaux acteurs s’intègre à des chaînes de valeur qui sont de toute façon mondiales : si l’écosystème était pendant très longtemps nord-atlantique, c’est-à-dire orienté autour de l’Europe et des États-Unis, on constate qu’il est en train de croître dans sa dimension asiatique — même si les technologies de l’aviation et de l’aérospatial sont encore très occidentales.

Quelles sont les leçons d’Airbus dont d’autres filières industrielles pourraient s’inspirer au niveau européen ?

Dans bien des domaines, le dilemme est simple : ou bien on travaille ensemble, ou bien on meurt — en tout cas, on se marginalise.

C’est en dehors de mon domaine de compétence mais je dirais que l’énergie est dans cette situation, de même que les télécoms. Dans un domaine plus proche : l’espace a sans doute besoin d’effets d’échelle — nous y accusons le coup à cause de trop petits investissements par rapport aux États-Unis. On voit des acteurs comme l’Inde émerger fortement. La Chine, elle aussi, investit énormément dans le domaine spatial, institutionnel et militaire.

« Lente agonie » ou « changement radical » en somme…

Oui — a fortiori dans les domaines émergents, qui nécessitent des investissements absolument colossaux, comme les constellations par exemple. 

Les Américains parviennent à négocier ce changement en faisant des investissements considérables, essentiellement privés mais pas uniquement. De très importants investissements du Département de la défense permettent de faire des choses que les États — ni individuellement, ni ensemble — ne parviennent à faire à l’échelle de l’Union. Il y a certes un fossé dans l’innovation, mais n’oublions pas que si l’on ne voit pas d’acteurs comme SpaceX, Starlink ou Amazon en Europe, c’est parce que l’on n’a pas voulu les laisser émerger. 

Le choix radical, selon moi, c’est d’accepter de vouloir faire émerger des acteurs très grands et très puissants, en comprenant qu’ils puissent susciter des retours sur investissement très importants. C’est la seule manière aujourd’hui d’attirer de l’investissement privé. Si l’on ne veut pas qu’ils gagnent d’argent, si l’on veut qu’ils restent petits, morcelés, alors nous stagnerons — puis nous déclinerons.

Dans bien des domaines, le dilemme est simple : ou bien on travaille ensemble, ou bien on meurt — en tout cas, on se marginalise.

Guillaume Faury

De Saint-Exupéry à Top Gun, l’avion a longtemps habité les imaginaires de manière disproportionnée par rapport au temps que la plupart des gens y passent réellement. Cette représentation positive semble être en train de basculer : en Europe, il est de plus en plus associé à la pollution et aux émissions de gaz à effets de serre. Avez-vous une stratégie pour tenter de renverser cette tendance ?

Cette vision est très occidentale. En dehors de l’Europe, l’aspiration à l’aviation est énorme. C’est peut-être en effet notre tort de ne pas y donner assez d’importance, mais il y a une grande partie de la population mondiale qui rêve de voler.

Non seulement l’imaginaire n’a pas changé, mais je dirais qu’il se déploie maintenant ailleurs, avec l’accès pour les classes moyennes aux vols en Asie par exemple. C’est une nouveauté. En Amérique du Sud, c’est encore en train de se démocratiser, tout comme en Afrique.

Il ne faut donc pas perdre de vue la dimension très fortement locale de ce phénomène, qui a commencé au nord de l’Europe — en 2018, alors que le phénomène Greta Thunberg était au plus haut, les Suédois prenaient en moyenne cinq fois plus l’avion que dans le reste de l’Europe. Et le trafic domestique continue d’augmenter d’année en année en Suède depuis la crise Covid. Il y a donc une logique à ce que ce soient les Européens qui les premiers aient été sensibles à cette question. Mais globalement, partout ailleurs, la demande est encore très supérieure à l’offre et c’est ce qui permet à l’aviation d’être dans une dynamique de croissance très forte. Cela fait peser sur nous une immense responsabilité, car il n’est pas question de croître sans décarboner. C’est donc une manière de nous mettre la pression d’une manière positive : nous sommes convaincus de la nécessité de décarboner l’aviation tout comme nous sommes convaincus de la nécessité d’un débat — mais il doit se faire sur des bases saines. Aujourd’hui, l’aviation représente 2,5  % des émissions de carbone. C’est beaucoup — mais une grande partie de la population pense que c’est bien plus. Lorsqu’on pose la question : combien de litres aux cent kilomètres par passager ? Les réponses témoignent souvent d’une déconnexion avec les chiffres réels. Aujourd’hui, un A321 qui sort de nos chaînes de production, rempli à 80 % sur un trajet de 1500 kilomètres — c’est-à-dire la moyenne qu’on observe en Europe — c’est deux litres de carburant aux cent kilomètres. Pour un même trajet en voiture, il faut trois passagers — là où la moyenne du nombre de passagers en voiture est plutôt comprise entre 1 et 1,5.

Il faut donc remettre les choses à leur place et arrêter, en Europe en particulier, de vouloir faire exploser ce qui fonctionne — nous avons peu de secteurs comme l’aéronautique où nous pouvons nous targuer d’être leader mondial. Aux États-Unis — où Airbus est vu à la fois comme un concurrent et comme un client important — on se pose la question en des termes différents : comment faire pour que cela fonctionne mieux ?

J’aimerais avoir cette discussion en Europe.