Fondations géopolitiques

Les États-Unis et le problème de la Chine : une archive inédite de David Galula

1950. La République populaire de Chine vient d’émerger. La guerre froide menace d’exploser. Depuis Salonique, le stratégiste français David Galula écrit à l’Américain William Bullitt. Il est inquiet. Mais il a un plan.

Nous publions aujourd’hui une archive inédite — commentée par Patrick Weil et Jérémy Rubenstein.

Si David Galula est aujourd’hui célèbre — et célébré, notamment aux États-Unis — comme un auteur de référence dans le champ contre-insurrectionnel, sa pensée géostratégique nous restait en revanche largement inconnue.

Aujourd’hui paraît dans la revue une archive inédite qui apporte un éclairage historique unique sur ses positions.

Dans une note datée de 1950 et adressée à William Bullitt, ancien ambassadeur des États-Unis en France, il développe une vision à bien des égards prémonitoires : pour empêcher l’URSS d’être en position de force, juste après l’accession au pouvoir de Mao et la naissance de la République populaire, il faut selon Galula « insérer un coin entre la Chine et la Russie ».

Nous donnons pour la première fois à lire ce texte en intégralité, ainsi que la brève réaction de William Bullitt en réponse — introduits et contextualisés par les historiens Patrick Weil et Jérémy Rubenstein.

Nous respectons les coquilles et ratures de l’archive. Les crochets signalent les lettres, mots ou passages ajoutés à la main au tapuscrit.

English version here

26 mai 1950
Capitaine D. Galula
Observateur militaire français
UNSCOB, Salonique, Grèce

Mon cher capitaine Galula :

         Votre lettre qui vient de me parvenir m’a fortement intéressé. J’attache la plus grande importance à vos opinions, car tout ce que vous m’avez prédit s’est produit — hélas. Si une politique comme celle que vous proposez était possible à mettre en œuvre, je chercherais à la soutenir ; mais mon avis est qu’il n’existe pas la moindre possibilité que le gouvernement américain puisse être persuadé d’adopter une telle ligne de conduite.

Pour le futur, sachez que cela me fera toujours grand plaisir de vous voir. Peut-être que nos chemins se croiseront de nouveau dans ce monde troublé.

         Avec tous mes vœux, 

Très sincèrement vôtre,

                                             William C. Bullitt

[Lire l’analyse de de Patrick Weil et Jérémy Rubenstein]

Capitaine D. GALULA
Salonique le 26 avril 1950.
Observateur militaire français
UNSCOB, Salonique, Grèce

Monsieur l’Ambassadeur, 

Sachant l’intérêt que vous portez aux affaires chinoises, je me permets de vous faire parvenir une étude que j’ai rédigée il y a quelques semaines. Elle n’est pas destinée à être publiée, la publicité nuirait au contraire à la ligne d’action que je propose. Je l’ai présentée à l’Etat-Major de la Défense Nationale qui, bien que sceptique sur la possibilité de faire adopter ma thèse aux divers gouvernements intéressés- y compris le-nôtre-, m’a néanmoins autorisé à vous la soumettre sous mon entière responsabilité naturellement. 

Peu après mon retour de Chine, au printemps 1949, j’ai été affecté en Grèce comme observateur militaire des Nations Unies. J’ai eu ainsi l’occasion d’assister à une autre guerre civile. Je m’attendais à trouver dans ce pays une situation quelque peu semblable à celle que j’avais connue en Chine ; l’expérience acquise en Chine m’a heureusement permis de déceler de bonne heure les faiblesses profondes de l’insurrection communiste grecque qui ont finalement amené sa défaite. Sans vouloir m’étendre outre mesure sur ce sujet, j’attribue cette défaite aux raisons suivantes :

– le parti communiste grec ne bénéficiait pas de l’appui, actif ou moral, de la majorité de la population grecque. A une population épuisée par des années de guerre et d’occupation, ce parti offrait un programme qui ne consistait essentiellement qu’en promesses encore à réaliser, et dont l’intérêt ne paraissait pas évident à tout le monde. Par ailleurs son association avec les Bulgares, “les ennemis héréditaires”, heurtait de front les sentiments patriotiques de la population, sentiments encore très vifs dans un pays qui n’a cessé de lutter pour son indépendance et contre des voisins turbulents. Le parti communiste grec a dû par conséquent renoncer rapidement à toute prétention nationaliste. Sans l’appui de la population, et plutôt à cause de son hostilité, le parti communiste grec a été incapable de mener de véritables opérations de guérillas ; les soi-disant guérillas communistes grecques n’étaient pas, comme en Chine, des bandes de paysans plus ou moins formées de spontanément et agissant dès que les troupes nationales étaient occupées ailleurs ; c’était en fait de de petits commandos, recrutés parmi les “durs” du parti ; ils profitaient du relief particulièrement tourmenté du pays pour s’infiltrer sur les arrières des troupes nationales et les harceler aussi longtemps qu’ils pouvaient se maintenir en comptant sur leurs propres moyens. Et tandis que le parti communiste chinois a fait boule de neige, le parti communiste grec a vu ses forces initiales s’amenuiser rapidement et il a été réduit à recourir au recrutement forcé pour maintenir ses effectifs. 

– le parti communiste chinois s’est ravitaillé principalement sur l’adversaire et a ainsi trouvé en Chine même, pour la plus grande part, les moyens nécessaires à la conduite de ses opérations. Pour les communistes grecs, impossible d’appliquer cette méthode parce que le soldat nationaliste n’était pas disposé à se rendre sans combat. Le sort des communistes grecs s’est donc trouvé lié au ravitaillement hétéroclite qui leur parvenait des pays satellites, de la Roumanie et la Tchécoslovaquie à l’Albanie. Le jour où Tito est passé en dissidence et a interdit le transit du matériel sur son territoire, les communistes grecs ont été perdus. 

– enfin, le gouvernement grec, malgré ses défauts et ses tares évidentes, était tout de même un gouvernement. Je n’ai pas constaté ici, à un degré comparable, la corruption et l’incurie qui paralysaient le gouvernement nationaliste chinois.

Ce sont ces raisons, à mon avis, qui ont permis à l’aide américaine de porter ses fruits. Sans cette aide, les communistes l’auraient probablement emporté ; mais sans l’hostilité fondamentale de la population au mouvement et aux idées communistes, cette aide n’aurait servi à rien. 

Le problème militaire grec est maintenant réglé, au moins pour ce qui est de la guerre froide. A côté des problèmes gigantesques posés par la Chine, il n’a d’ailleurs jamais présenté grand intérêt. C’est pour cela que, malgré mon éloignement de l’Extrême-Orient, je n’ai pas cessé de suivre avec passion l’évolution de la situation dans cette partie du monde et les discussions qu’elle a provoqué dans votre pays, qu’elle affecte plus directement qu’aucun des autres pays occidentaux. J’ai été surpris et déçu de voir combien peu, parmi tous ceux qui ont critiqué le State Department, l’ont critiqué de façon constructive, c’est à dire en proposant une politique nouvelle et active. Quelques-uns ont proposé de continuer et d’accroître l’aide aux nationalistes, comme si cette politique n’avait pas déjà été condamnée cent fois par les faits. Et depuis que le State Department a formulé sa nouvelle politique en Extrême-Orient personne encore ne l’a critiquée comme insuffisante. 

Si nous n’étions pas tous, Américains, Anglais ou Français, dans le même panier, il ne m’appartiendrait certes pas de le faire. Mais puisque votre pays est le leader de la coalition des pays occidentaux et que les décisions de votre gouvernement touchent chacun de nous, je me sens en quelque sorte justifié de faire connaître mes vues au gouvernement américain. C’est pour cela, Monsieur l’Ambassadeur, que je me permets de vous envoyer mon étude. Je ne m’attends pas, bien sûr, à ce que la politique que je propose soit adoptée avec enthousiasme et appliquée immédiatement. Peut-être même ne suis-je pas le premier à la proposer. Au moins aurai-je libérer ma conscience, inquiète de constater combien peu de mes compatriotes ou des vôtres ont une idée, même grossière, des conséquences de la victoire des communistes chinois et surtout de leur association avec l’URSS. Et peut-être mon étude vous aura intéressé suffisamment pour que vous vous décidiez un jour à leur ouvrir les yeux en publiant un article à ce sujet dans LIFE. 

Je vous prie de croire, Monsieur l’Ambassadeur, à mes sentiments respectueux. 

*

A l’heure actuelle, quel est le problème le plus pressant et le plus grave que présente la Chine communiste aux puissances occidentales ? C’est d’empêcher la Chine de combattre dans le bloc soviétique lorsque, d’ici quelques années, la guerre froide se sera transformée en guerre ouverte. 

C’est le problème le plus pressant à cause de l’imminence de cette troisième guerre mondiale, dont tant d’indices fixent l’échéance à moins de cinq ans. On voit mal, en effet, par quel miracle la tension politique actuelle pourrait se résoudre autrement. On devine plus facilement, par contre, l’issue de la course aux armements où les deux camps sont déjà engagés. Si, cas unique dans l’histoire contemporaine, une nation comme les Etats-Unis a pu consacrer des sommes énormes à sa défense sans bouleverser du même coup son économie du temps de paix, l’URSS ne peut soutenir le rythme de cette course sans lourds sacrifices pour son économie normale. Tôt ou tard, elle sera obligée soit d’abandonner, soit de se lancer dans une aventure militaire. Avec le peu que l‘on connaît des chefs russes, ce dernier choix paraît le plus probable. 

C’est aussi le problème le plus grave. Nous avons des chances raisonnables de battre une Russie isolée. C’est, en fin de compte, une question de supériorité industrielle et scientifique –qui penche encore de notre côté– et de supériorité morale ; dans ce dernier domaine, l’URSS perd du terrain de jour en jour en Europe. Une guerre qui nous opposerait à la Russie seule, par sa nature même, permettrait à notre supériorité de jouer ; elle resterait principalement une guerre technique, une guerre de matériel. Aussi vaste que soit le territoire soviétique, les sources de la puissance militaire de ce pays, telles que fabriques de bombes atomiques, usines d’aviation, laboratoires, raffineries de pétrole etc. , sont des objectifs justiciables de nos moyens ; leur dispersion n’empêche pas l’URSS d’être vulnérable à une guerre scientifique : bombardement atomique, projectiles téléguidés,etc…Mais si la Chine se range du côté russe, l’issue de la guerre deviendra plus que douteuse, d’une part à cause de l’addition de forces formidables qu’elle confèrera au bloc soviétique, d’autre part parce que son intervention changera la nature de la guerre. Même compte-tenu du fait que la Chine n’aura pas eu le temps de développer son potentiel industriel, elle représente à ce titre pour l’URSS un allié inappréciable. 

La Chine soulagera son allié de la nécessité de combattre activement sur deux fronts ; la marine américaine pourra sans doute barrer le développement de toute offensive importante sino-soviétique dans le Pacifique ; en revanche, la coalition occidentale ne pourra pas mener une offensive importante sur le sol chinois ou sibérien ; une telle opération exigerait beaucoup plus d’effectifs sur ce théâtre qu’il n’en a fallu pour sauter d’une île à l’autre au cours de la dernière guerre. On peut ainsi admettre sans grand risque d’erreur la neutralisation du Pacifique. Mais comment arrêterons-nous l’invasion par la Chine de la partie continentale du sud-est asiatique, Indochine, Siam, Birmanie, Malaisie, Indes ? Une telle offensive est dans les possibilités actuelles des armées communistes chinoises, soutenues par un minimum d’aide logistique russe. Sur ce théâtre, notre supériorité technique ne jouerait pas ; à moins d’utiliser les ressources de la guerre bactériologique, si tant qu’elles existent, nous serions forcés de mener une guerre d’infanterie, alors que nous en sommes dépourvus, et contre une population généralement hostile. Car l’alliance de la Chine et de la Russie signifiera qu’en Asie la supériorité morale [sera] passé[e]r dans le camp soviétique. Si le communisme perd actuellement du terrain en Europe, il en gagne de façon foudroyante en Asie où il est associée, aux yeux de la population, à un mouvement nationaliste et anti-blancs. Avec leur slogan “l’Asie pour les Asiatiques”, les Japonais avaient essayé de tirer parti de ces sentiments ; ils n’ont pas entièrement réussi parce qu’ils n’avaient pas de système idéologique à offrir. Les Chinois, cette fois, en propose un, si cohérent et si fructueux qu’un adversaire aussi puissant que les Etats-Unis n’ont pu arrêter leurs succès. La difficulté d’agir sur ce théâtre du sud-est asiatique nous forcera peut-être à le négliger pour un temps et à concentrer nos moyens sur l’adversaire principal, l’URSS. Il n’en reste pas moins que la Russie une fois abattue, nous aurons à faire face à une lutte coûteuse en Asie, à moins de vouloir renoncer, après une guerre totale, à une victoire totale.

Pour mentionner encore un avantage de cette alliance, la Chine communiste fournira à l’URSS une main d’œuvre inépuisable, grâce à ses 450 millions d’habitants ; l’exploitation de [c]cette main d’œuvre ne sera limitée que par la possibilité de la transporter. Notons incidemment que l’économie de la Chine ne souffrirait pas, au contraire, que la population de ce pays soit amputée d’une dizaine de millions d’hommes. Nous courons d’ailleurs le risque de voir apparaître cette main d’œuvre dans les pays conquis de l’Europe occidentale, sous forme de troupes d’occupation ; ces troupes chinoises, expertes dans l’art de la guérilla et par conséquent de la contre-guérilla, inaccessibles à notre propagande à cause de la barrière linguistique, se chargeront de maintenir la sécurité sur les arrières russes et libèreront ainsi à des tâches plus actives autant d’effectifs russes. 

Est-ce que ceci ne neutralise pas notre supériorité industrielle et scientifique ? On pourrait penser que les conséquences de l’alliance sino-soviétique exposées ci-dessus sont exagérées et contester la réalité actuelle du fameux péril jaune. Ces conséquences sont pourtant en deçà des possibilités d’une telle alliance. Il serait dangereux de sous-estimer le dynamisme actuel de la Chine communiste. En 1946, quand l’armée de MAO TSE-TUNG comptait moins de 300.000 réguliers en face de millions et demi de soldats nationalistes, combien de gens auraient parié sur une victoire communiste ? Contre les 650 millions d’hommes du bloc sino-soviétique, les puissances occidentales représentent 250 millions d’hommes, avec peut-être 60 autres millions en Europe si ces derniers ne sont pas engloutis rapidement par la marée russe. Cela signifie que si notre supériorité technique est neutralisée, nous [sommes] arithmétiquement battus. Le danger d’une telle alliance est si grand que nous devons tout faire pour la prévenir.

Un point est certain dès maintenant : le régime communiste est installé solidement au pouvoir en Chine et nous gaspillerions vainement nos ressources si nous cherchions à l’abattre en soutenant ce qu’il subsiste du gouvernement nationaliste ; ce gouvernement est mort de ses excès autant que des coups de boutoirs portés par ses adversaires. Une guerre immédiate, à supposer que nous en acceptions l’idée, n’est pas non plus une solution : elle précipiterait cette alliance que nous voulons empêcher ; les communistes chinois n’ont cessé de proclamer leur allégeance au Kominform et il n’y a aucune raison de penser qu’ils modifieraient leur position dans l’état actuel des choses. La politique du cordon sanitaire autour de la Chine, accompagnée d’une aide militaire à ses voisins, vient d’être préconisée par M. ACHESON. Cette politique, qui forme maintenant la base de la politique américaine en Extrême-Orient, est insuffisante et ne résout pas mieux le problème principal. Aucun cordon sanitaire n’arrêtera la pénétration de l’idéologie communiste en Asie où elle sera propagée par les Chinois qui disposent déjà d’importantes colonies à pied d’œuvre. Combattre le communisme par l’amélioration du niveau de vie de la population est une œuvre de longue haleine et le temps nous est mesuré. Enfin, aucun pays d’Asie, à l’exception peut-être du Japon [,] à qui il serait imprudent de se fier, n’est assez organisé et mûr pour former une barrière militaire solide contre la Chine une fois que la guerre aura éclaté. En définitive, la seule solution consiste à insérer un coin entre la Chine et la Russie.

Il existe quelques bonnes raisons de penser qu’avec le temps, une scission pourrait se produire d’elle-même entre ces deux pays. Sous les liens idéologiques, et par conséquent quelque peu abstraits, qui les unissent, il est facile de déceler des germes profonds de discorde. Un des facteurs essentiels de l’ascension au pouvoir des communistes chinois a été l’appui actif d’une large part de la population ; en fait, la propagande a été leur arme principale. Les chefs communistes chinois ont toujours été extrêmement soucieux de ne pas heurter de front les sentiments de la majorité de la population ; en juin 1948, par exemple, ayant constaté une vive opposition des paysans du HONAN à l’application de la réforme agraire, ils annoncèrent qu’il suspendaient cette réforme jusqu’à ce que les paysans, qui seraient soumis à une éducation politique plus approfondie, l’acceptassent de bonne grâce. Un point particulier auquel ils consacrèrent la plus grande attention fut d’apparaître comme les véritables champions du nationalisme chinois en face de “l’impérialisme américain” et ils y parvinrent dans une très large mesure. A cause de cette propagande intensive, un grand nombre de Chinois sont maintenant devenus conscients de problèmes politiques qu’ils ignoraient. Et par le fait même que le sort des communistes chinois dépendait du succès de leur propagande, ils sont maintenant prisonniers de l’opinion publique qu’ils ont contribué à créer. Jusqu’ici, la pure xénophobie a constitué la base essentielle du nationalisme chinois ; cette xénophobie a toujours été dirigée contre l’étranger le plus évident sur le sol chinois. Elle était dirigée hier contre les Américains, aussi pures et désintéressées fussent leurs intentions ; les étudiants chinois, nourris de riz et de farine donnés gratuitement par les Etats-Unis, étaient les plus violents contre eux. Si les Russes deviennent les étrangers [«] les plus visibles [»], il est probable qu’ils deviendront en même temps la cible favorite de la xénophobie chinoise, en dépit de tous les efforts du gouvernement communiste local pour combattre cette tendance traditionnelle de l’esprit chinois. 

Un autre germe de conflit existe dans le fait que les communistes chinois ont accédé au pouvoir sans eu besoin –et sans avoir reçu– d’aide importante de l’URSS ; ils n’ont pas été installés au pouvoir par l’Armée Rouge, comme les satellites européens. Il semble donc naturel qu’ils se sentent plus indépendants vis à vis des directives de Moscou. Aussi longtemps que les intérêts de la Chine communiste et de la Russie coïncideront, Pékin et Moscou marcheront ensemble. Mais qu’arrivera-t-il lorsque ces intérêts divergeront ? M. ACHESON a récemment fait allusion au projet d’annexion de la Mandchourie, de la Mongolie Intérieure et du SINKIANG par la Russie ; il est encore trop tôt pour affirmer que cette annexion est chose faite et les déclarations de M. ACHESON n’ont peut-être pas eu d’autre but que d’alerter l’opinion publique chinoise sur les ambitions possibles de l’URSS. Quoi qu’il en soit, l’URSS a arraché des concessions importantes dans ces territoires à l’ancien régime chinois ; ne montrera-t-elle pas une certaine répugnance à rendre ces concessions à la Chine, même devenue communiste ? Les intérêts russes et chinois risquent également de diverger dans un autre domaine : de ces deux pays, lequel va devenir le leader de l’expansion du communisme en Asie ? La Chine semble être le leader le plus naturel parce qu’elle est une nation asiatique et parce que son prestige historique brille aujourd’hui plus que jamais. Les Russes se fieront-ils à leurs alliés chinois jusqu’à leur laisser la direction du programme d’expansion ? On peut en douter car la suspicion du Kremlin est aussi traditionnelle que la xénophobie chinoise ; de plus, l’orthodoxie du communisme chinois reste encore à être établie. 

Par ailleurs, depuis plus d’un siècle, la Chine s’est ouverte sur sa façade maritime tandis qu’elle se fermait progressivement sur sa façade continentale. Ce phénomène n’a pas été dû à un accident de l’histoire, c’est la géographie, beaucoup plus impérative, qui l’a produit. Il ne pourra pas être inversé artificiellement dans un proche avenir, les dirigeants communistes chinois s’en rendront compte tôt ou tard. Si la nourriture spirituelle pourra continuer à venir de l’est, c’est seulement par la mer que la Chine pourra satisfaire ses besoins économiques. Elle restera donc attachée à ce monde occidental et pour maintenir ses relations commerciales avec lui, elle exigera un certain degré de liberté vis à vis de l’URSS. Que cette liberté lui soit refusée et en résultera une nouvelle cause de conflit. 

Ces germes de conflit, cependant, ne se développeront pas spontanément si les dirigeants russes sont assez intelligents pour comprendre qu’ils ne peuvent se permettre de traiter la Chine comme ils ont traité leurs satellites européens. L’orientation future de la Chine sera déterminée par l’attitude de la Russie. Si celle-ci fait preuve de largeur d’esprit et de tolérance, si elle traite la Chine en partenaire égal, leur association ne se rompra pas d’elle-même. Si la Russie se montre brutale et intervient sans ménagement dans les affaires chinoises, c’en sera fait de cette association. Pour nous, il n’est rien que nous puissions souhaiter davantage que de voir l’URSS s’enliser dans le bourbier chinois ; ce serait sa fin irrémédiable. Il n’est pas encore possible de déterminer l’attitude de l’URSS dans ses relations avec la Chine communiste. Ce renseignement possède une importance capitale et devrait être affecté de la plus grande priorité auprès des services intéressés, diplomatiques ou non. 

Supposons le pire, c’est à dire le choix d’une politique tolérante par l’Union Soviétique. Avons-nous un moyen quelconque d’aider à la maturation de ces germes latents ? Pouvons-nous empoisonner les relations de ces deux pays, par exemple en forçant les Russes à intervenir brutalement dans les affaires chinoises, en les forçant à devenir [«] les étrangers visibles [»] et en les condamnant ainsi à se mettre à dos le peuple chinois ? Par la seule propagande, nous n’irons pas loin ; nos écrits, presse, livres, pamphlets, ne pénètreront pas mieux le “rideau de bambou” que le rideau de fer ; nous pouvons nous attendre en effet à ce que la presse chinoise soit soumise au contrôle total du parti communiste ; quant aux émissions radiophoniques, elles se heurteront à l’obstacle le plus simple et le plus efficace : une infime minorité de Chinois possède des récepteurs Dans cet ordre idée, le seul moyen disponible est le “télégraphe bambou”, c’est à dire la propagation de rumeurs et de nouvelles de bouche en bouche ; ce procédé ne fonctionnera que si le peuple chinois est opposé à aux autorités au pouvoir ; ce fut le cas sous l’occupation japonaise mais pour l’instant, le parti communiste continue de bénéficier du soutien de la majorité des Chinois. Il est évident que nous ne pouvons pas non plus appuyer la candidature de la Chine à la direction de l’expansion du communisme en Asie. Quel moyen nous reste-il ? Un seul, et il est heureusement puissant : le blocus économique de la Chine communiste par toutes les nations occidentales

Après douze ans de guerre étrangère et civile, la Chine a un besoin désespéré d’aide économique pour recouvrer sa prospérité d’avant-guerre. Mais le retour à la prospérité du passé n’est pas le but que se sont fixés MAO TSE-TUNG et son entourage : ils ont élaboré des plans ambitieux pour le développement rapide de l’industrie et de l’agriculture de la Chine ; ayant donné une large publicité à ces projets, ils sont tenus de les réaliser, sinon de façon spectaculaire, du moins suffisamment pour montrer quelques signes de progrès au peuple chinois.

Si les communistes chinois ont accès normalement aux sources de production occidentales, il n’y a pas de doutes que par le seul effet de ces échanges normaux, la Chine ne se rétablisse rapidement et progresse régulièrement comme elle le fit avant la guerre. Si ces sources lui sont interdites, où MAO TSE-TUNG trouvera-t-il le large soutien économique dont il a besoin ? Seulement en Russie et il le demandera. La Russie peut-elle le lui accorder ? Elle a déjà d’énormes besoins propres à satisfaire : reconstruction de ses territoires sinistrés, course aux armements et peut-être, en dernière priorité, augmentation de la production d’objets de consommation afin de donner quelque encouragement à sa population fatiguée par tant d’années d’épreuves et de privations. Si ces obligations n’avaient pas été aussi impératives, est-ce que la Russie aurait exploité si brutalement ses satellites, s’aliénant de la sorte une bonne mesure de sympathie parmi leur population ? L’hérésie titiste ne se serait sans doute pas produite si la Russie n’avait pas accaparé sans compensation la production de la Yougoslavie. 

Admettons, bien que cela paraisse improbable, que la Russie accorde quand-même cette aide à la Chine. Dans ce cas, le blocus aura affaibli l’économie de la Russie, ce qui n’est pas un résultat négligeable. 

Si, par contre, Staline refuse d’aider son collège, MAO se trouvera placé en face d’un dilemme : ou bien se débrouiller avec essentiellement les seules ressources de la Chine et avoir des difficultés sérieuses avec le peuple chinois ; ou bien essayer d’obtenir une aide de l’Occident et, dans ce dernier cas, avoir à affronter ses camarades russes. Car nous serons alors en mesure d’imposer nos conditions. 

Il est certes possible que MAO TSE-TUNG échappe à la logique de ce dilemme, les évènements se moquent parfois de la logique. Si le blocus économique n’aura pas eu d’autre effet que de réduire le potentiel militaire d’un ennemi probable, il n’aura pas été tout à fait vain. 

On peut naturellement opposer un certain nombre d’arguments de poids à l’idée du blocus. Tout d’abord, est-il possible de le maintenir ? Il ne s’agit pas d’établir un rideau de corvettes au large des côtes chinoises. Le blocus commence dans nos ports, avec un embargo sur les exportations à destination de la Chine. 

Le blocus ne va-t-il pas irriter le peuple chinois ? Certainement, mais contre qui sera-t-il le plus irrité sinon contre les alliés russes qui ne l’aideront pas pendant cette crise ? Les communistes chinois eux-mêmes ont pu constater l’immensité de l’aide apportée au gouvernement nationaliste par les Etats-Unis ; ils ne manqueront pas de faire la comparaison. Du reste, en maintenant le silence autour du blocus, en évitant de le souligner dans notre presse et dans notre propagande, nous pourrons réduire partiellement l’effet moral adverse pour nos intérêts qu’il pourrait susciter dans les esprits chinois 

Le blocus ne forcera-t-il pas les communistes chinois à s’embarquer dans une aventure militaire afin de se procurer les produits qui leur manquent ? C’est un risque à courir, bien qu’il semble improbable. Ce sont surtout des vivres qu’ils trouveraient chez leurs voisins et ce ne sont pas des vivres dont la Chine a besoin ; il lui faut des produits industriels dont elle ne pourra pas s’emparer dans le sud-est asiatique. Et il sera toujours possible de relâcher le blocus quand la tension sera devenue dangereuse. 

On peut encore objecter que le blocus nous privera de marchés indispensables à la prospérité de notre économie. C’est vrai, et c’est un sacrifice de plus à faire. Si l’on estime que la troisième guerre mondiale est une hypothèse lointaine et problématique, réduisons nos dépenses militaires et nous contribuerons davantage à notre prospérité. Ce point, d’ailleurs, mérite d’être étudié sous son autre aspect. L’examen du commerce extérieur de la Chine depuis la capitulation japonaise montre clairement que la plus grande part des importations de ce pays ont été payées à l’aide de crédits et de dons octroyés par le gouvernement américain ; les avoirs chinois à l’étranger — dont les communistes ne détiennent actuellement qu’une infime partie de ce qu’il en reste– et les exportations ont permis de couvrir le reste. Avec l’exportation de ses produits, la Chine peut-elle subvenir à ses besoins ? Incontestablement non ; elle ne dispose que de soies de porc, de thé, de soie, d’huile de tung, d’œufs, d’étain et de tungstène, en tout pas grand-chose et aucun produit de première nécessité en dehors des deux derniers. Autrement dit, si l’on veut faire du commerce avec la Chine, il faudra au préalable lui consentir des crédits. Quel homme d’affaire s’y risquerait sous son régime actuel ? Quant aux gouvernements qui y seraient disposés, pourquoi ne subventionneraient-ils pas, plutôt, directement les branches de leur économie qui souffriraient du blocus. 

Nous, Français, serions un facteur négligeable dans la conduite du blocus ; nos relations commerciales avec la Chine sont minimes et nous pourrions subir sans grande douleur la perte de nos capitaux déjà investis là-bas. Le coup sera plus dur pour la Grande-Bretagne dont le gouvernement entretient l’espoir de sauver Hong-Kong et ses capitaux qui représentent 300 millions de livres ; à cette fin, il entend adopter une politique conciliante vis à vis du gouvernement communiste chinois, lui fournissant ce dont la Chine a besoin en échange de certaines garanties pour ses capitaux. Tant que durera l’alliance sino-soviétique, ces garanties sont illusoires, elles ne sauveront pas les capitaux anglais le jour où la guerre éclatera. On peut s’attendre également à une opposition tenace de certains milieux commerciaux américains, compagnies de navigation, exportateurs de produits pétroliers, etc. Nous disposons encore de quelques mois pour les convaincre ; la question du commerce extérieur de la Chine ne se posera pas sérieusement tant que les communistes seront occupés à réduire leurs adversaires retranchés à Formose. 

Concluons maintenant cette étude en formulant un plan d’action simple et positif. Il faut : 

1– Consacrer tous les efforts de nos services de renseignements à déterminer l’attitude de l’URSS vis à vis de la Chine communiste. Si elle est brutale, nous n’aurons peut-être pas besoin du blocus, notre attitude passive actuelle pourrait suffire. Accordons-nous pour cela un délai de 6 mois. 

2– Pendant ces six mois, chercher à réaliser l’accord des pays occidentaux sur le blocus éventuel de la Chine. Conduire naturellement ces pourparlers en secret, inutile de donner une arme à la propagande communiste avant que les évènements eux-mêmes ne révèlent le blocus. 

3– Si cet accord est réalisé et s’il s’avère que l’URSS montre une attitude tolérante dans ses relations avec la Chine communiste, appliquer le blocus dont la sévérité pourra être nuancée en fonction des fluctuations de la situation. 

Salonique, le 26 janvier 1950

Le Capitaine D. GALULA, observateur militaire  français à l’UNSCOB.

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