« The Apprentice » : filmer une forme intermédiaire de Trump

Dans le film consacré à la relation entre Donald Trump et l’avocat Roy Cohn dans les années 1970, le cinéaste Ali Abbasi et le scénariste Gabriel Sherman dépeignent les années de formation de celui qui deviendra plus tard président des États-Unis. Un pari qui donne à voir une autre image de Trump — la vie d’un personnage à l’intérieur du personnage.

Ali Abbasi, Gabriel Sherman, The Apprenice

La concrétisation du film The Apprentice, sorti en France le 9 octobre et aux États-Unis le 11, est en elle-même est au moins aussi rocambolesque que son sujet : qui aurait pu imaginer il y a quelques années que le premier film biographique sur Donald Trump serait réalisé par un réalisateur, Ali Abbasi, né en Iran — et dont la venue aux États-Unis pour le film a été bloquée pendant un temps en raison du « Muslim Ban » mis en place en janvier 2017 par Trump —, aurait été co-financé par le beau-fils d’un milliardaire et contributeur aux campagnes de l’ex-président, Dan Snyder, et sortirait seulement quatre semaines avant ce qui se profile comme étant l’élection la plus serrée de l’histoire récente des États-Unis — et qui pourrait par ailleurs être la dernière à laquelle Trump participera.

The Apprentice est davantage un film sur la relation entre Roy Cohn et Donald Trump qu’un biopic sur Trump lui-même. Le scénario ne laisse effectivement aucun doute quant à la volonté déclarée de Gabriel Sherman de dépolitiser autant que possible un film dont la seule annonce de la sortie a suffit à déclencher une mise en demeure des avocats de l’ex-président, ainsi que des menaces de sa campagne contre Sherman et les distributeurs américains.

La période du film, qui s’étale de 1973 au moment de la première rencontre entre les deux hommes jusqu’en 1986, date de la mort de Roy Cohn, s’arrête juste avant les premiers balbutiements de la carrière politique de Donald Trump. C’est en 1987 que celui-ci dénonça dans une tribune payée et publiée dans trois grands journaux du pays (le New York Times, le Washington Post et le Boston Globe) les supposés abus des partenaires des États-Unis (Japon, Arabie saoudite « et d’autres »), qui profiteraient de la protection de leurs intérêts par Washington sans rien payer en retour. C’est à la même période, à la fin de l’année 1987, que Trump devient une « personnalité publique » et se détache progressivement de son image de promoteur immobilier en participant à l’émission de Larry King sur CNN, puis en organisant un premier rally au Rotary Club de Portsmouth en octobre 1987. Quelques jours plus tard, il publie The Art of the Deal, son premier livre — écrit entièrement par Tony Schwartz — décrivant son quotidien et retraçant son parcours.

Sherman a voulu dépeindre à l’écran les origines du logiciel Trump plutôt que Trump lui-même. Le film est bien documenté et se nourrit allègrement des détails distillés depuis les années 1980 dans plusieurs livres ayant fait date, notamment la première biographie de Trump, publiée par Jerome Tuccille en 1985, et sa description du style vestimentaire du jeune promoteur immobilier, arborant fièrement costumes bordeaux, chemises brodées et imitant son père en portant des boutons de manchette gravés « DJT ». Ces derniers étaient par ailleurs, comme ceux son père, assortis à la plaque personnalisée de sa Cadillac, conduite par un chauffeur à travers les rues du Queens et de Manhattan. Une des scènes emblématiques du film est tirée des pages de Lost Tycoon, écrit par Harry Hurt III (1993), tandis que les traits psychologiques du personnage résonnent avec le portrait familial dressé par la nièce de l’ex-président, Mary Trump, dans Too Much and Never Enough (2020).

Le spectateur évolue aux côtés du jeune promoteur — principalement connu au début des années 1970 pour être le fils de Fred Trump — dans les salons du « Club », un restaurant réservé aux adhérents où il fait la rencontre de Roy Cohn — alors un redoutable avocat connu pour son rôle de conseiller de Joseph McCarthy dans les années 1950 et dans l’affaire Rosenberg —, dans la salle à manger de la demeure familiale de Jamaica Estates ainsi que sur les pavés de la 42e rue, où la carrière de Trump décolla après sa rénovation de l’hôtel Commodore, désormais appelé Hyatt Grand Central. Bien qu’il n’ait pas été tourné à New York mais à Toronto, le grain type années 1970 et l’esthétique globale évoquent plus Taxi Driver de Martin Scorsese que la boardroom de la Trump Tower, scène des célèbres « you are fired » prononcés par Trump dans l’émission de télé-réalité The Apprentice trente ans plus tard.

C’était bien le risque en choisissant un sujet comme Trump, vu et revu des milliers de fois à la télévision et qui semble occuper constamment les fils d’actualité depuis neuf ans. Afin de ne pas paraître caricatural, Abbasi ne devait pas tomber dans la réplique qui aurait pu placer le spectateur dans une forme de maelstrom trumpien, entrant dans la salle après avoir reçu une notification push lisant « Trump a dit XXX sur les immigrés », visionnant sur grand écran une quasi-copie de Trump avant de quitter la salle pour lire sur son téléphone de quoi celui-ci a traité Kamala Harris au cours des deux heures précédentes.

S’il est rigoureux, The Apprentice n’en demeure pas moins une œuvre de fiction. L’un des rares reproches que l’on pourrait faire à Sherman est d’avoir peut-être voulu prendre trop de distance avec Trump lui-même, qui semble plus être spectateur qu’acteur de sa vie durant une bonne partie du film. Son éducation, son parcours de vie, sa situation familiale jusqu’à sa personnalité sont relégués à un second rôle qui laissent à penser que Trump est une créature quasi-dénuée de libre arbitre, parfaitement malléable et façonnée par Roy Cohn, le mentor qui aurait fait basculer seul l’ex-président dans son « côté sombre ».

Quelques scènes mises à part — par exemple celles montrant Trump se faire liposucer le ventre, gober des cachets de méthamphétamine pour maigrir ou bien se faire « scalper » une partie du crâne pour cacher sa calvitie —, Trump apprécierait probablement The Apprentice. Le jeune promoteur, un peu dandy, se distingue par sa hargne, son intuition pour les affaires, son charme et son hygiène de vie — pas d’alcool, de tabac ou de drogues (du moins consciemment). Les enseignements prodigués par Roy Cohn, « ne jamais admettre avoir tort », « tout nier, ne rien reconnaître », « attaquer, attaquer, attaquer » et leur progressive mise en application par Trump constituent quant à eux toute la force du film. 

The Apprentice est l’histoire d’une transition. Contrairement à la plupart des biopics récents portant sur des personnalités vivantes — Priscilla, probablement A Complete Unknown… —, le film ne se termine pas sur la version finale de Trump. Si celui-ci s’était déjà fait connaître pour son style transactionnel, sa proximité avec des dictateurs, son sexisme ainsi que son aversion pour toute forme de vérité, Sherman n’aurait pas pu prédire en 2017, lors de la finalisation du script, que Trump tenterait de frauder pour se faire réélire ou bien son rôle joué le 6 janvier 2021. The Apprentice dépeint ainsi une forme intermédiaire de Trump, qui avait encore prise avec la réalité. Si l’on voulait aller au bout de la logique enclenchée par Abbasi, il faudrait un deuxième volet pour tenter de disséquer la nouvelle forme ayant émergé après l’élection de 2016. À n’en pas douter, on dépasserait de loin toutes les maximes de Roy Cohn.

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