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C’est une nuit exceptionnellement chaude et calme de la fin du mois de septembre. Quelques semaines seulement se sont écoulées depuis le 11 septembre. Pas le 11 septembre auquel vous pensez probablement. Le 11 septembre originel. Le jour où s’est produit un coup d’État militaire brutal au Chili. Un coup d’État qui a coûté la vie à Salvador Allende et à son pays – à sa précieuse démocratie. Le coup d’État de 1973. Comme pour l’autre 11 septembre, notre récit commence à New York et une énorme explosion se profile à l’horizon. Quelqu’un vient de téléphoner au New York Times pour signaler une bombe. Son tic-tac résonne en plein cœur de Manhattan. La cible de cette bombe, c’est ITT, un géant américain de la tech qui entretient des liens avec la CIA et l’armée. Une entreprise universellement détestée. Une entreprise dont Allende a nationalisé les actifs chiliens. Ce qui lui a valu d’être haï par les Américains. Et maintenant qu’il est mort, on cherche à le venger. Les minutes passent, puis les heures. Peut-être n’était-ce qu’une farce. Peut-être qu’après tout, ITT n’aura pas à payer pour ses péchés au Chili. Peut-être s’en tireront-ils comme ça. Mais, arrivé 5 h 40 du matin… Boum !

L’explosion qui secoue Madison Avenue, une des innombrables conséquences de ce premier 11 septembre, semble faire tinter avec fracas le glas de l’ambitieux programme d’Allende. Ses efforts audacieux pour s’approprier les nouvelles technologies ont échoué. Le Chili a payé cher sa vision démocratique. Une vision qui nous fait hélas défaut aujourd’hui.

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Nous sommes en septembre 1971, un an après la victoire historique d’Allende, à Viña del Mar, une magnifique cité balnéaire chilienne. L’endroit idéal pour faire une excursion en bateau et profiter de l’océan. Mais les hommes présents — parmi les plus puissants du Chili — ne sont pas là pour se détendre. Ils sont là pour comploter. Pour comploter contre leur président, Salvador Allende. Ces riches industriels, propriétaires des usines, des mines et des banques du Chili, le détestent. Ils savent qu’ils doivent le renverser. Mais ils ont besoin d’aide.

Ils ont déjà quelques amis qui leur donnent un coup de main. Des amis qui détestent également Allende. Des amis qui ont étudié avec Milton Friedman, le gourou du marché libre, et qui veulent maintenant implémenter ses idées au Chili. Ces amis sont appelés les Chicago Boys. Leur vision de l’économie chilienne est très différente de celle d’Allende.

L’explosion qui secoue Madison Avenue, une des innombrables conséquences de ce premier 11 septembre, semble faire tinter avec fracas le glas de l’ambitieux programme d’Allende.

Evgeny Morozov

Mais ces aides ne leur suffisent pas. C’est pourquoi ces industriels forment une unité de renseignement.

Une unité qui cherche des moyens de nuire à Allende.

Une unité dirigée par un ancien militaire, un colonel.

Rien de moins.

Ce colonel et ses hommes partagent leurs informations avec un dangereux groupe de droite radicale, Patria y Libertad (« Patrie et Liberté »), qui a reçu beaucoup d’argent de la CIA après les élections. Et ils l’utilisent maintenant pour pourrir la vie d’Allende autant qu’ils peuvent.

© AP Photo/Eduardo Di Baia

Et leur entreprise marche si bien que même l’ambassadeur des États-Unis s’inquiète à leur sujet. Dans un mémo qu’il envoie à ses supérieurs à Washington, il dresse un portrait plutôt inquiétant de ce nouveau mouvement : « Publiquement antimarxiste et cherchant à mobiliser l’opinion pour défendre les valeurs démocratiques chiliennes, le groupe Patria y Libertad cherche en fait à renforcer ses capacités en tant que force de choc paramilitaire et, en fin de compte, à provoquer l’intervention de militaires sympathisants avec leurs idées. »

L’ambassadeur n’apprécie pas leur look non plus.

« Patria y Libertad a choisi comme symbole une sorte d’araignée noire qui rappelle la croix gammée. Facile à peindre au pochoir, cet insigne plutôt sinistre orne d’innombrables murs des quartiers résidentiels des classes moyennes et supérieures de Santiago, le terrain d’action de Patria y Libertad. »

La rhétorique de ce nouveau mouvement peut sembler douce et même vaguement anti-autoritaire, mais, en réalité, leur agenda est tout autre : « Le symbole est souvent accompagné de mots d’ordre tels qu’“Intégration”, “Autorité” et “Démocratie fonctionnelle”. »

Alors que ses ennemis se multiplient et commencent à s’allier, comment Allende peut-il survivre ?

Et quelle pourrait être la contribution d’un étranger issu de la classe supérieure britannique, ce drôle de personnage qu’est Stafford Beer ? Pourtant, au moment où personne ne s’y attend, Allende passe à l’offensive et réalise ce qui apparaît comme un exploit : il prend le contrôle de la filiale chilienne d’ITT et fait enfermer ses dirigeants. Cela met ITT très en colère.

Cette dernière a des amis puissants. Des amis à Washington. Des amis comme John McCone, qui dirigeait alors la CIA et qui siège maintenant au conseil d’administration d’ITT. Ceux-ci, bien sûr, sont prêts à riposter. De toutes leurs forces.

Jusqu’à ce qu’ils aient écrasé ce doux rêveur.

Stafford Beer ne sait rien de tout cela. Ou du moins, il ne le montre pas. Il arrive au Chili avec une grande idée, et un appétit encore plus grand. Vin, pisco sours, empanadas : Stafford Beer veut goûter à tout. Et, au début, tout se passe bien. Il se mêle au cercle proche d’Allende, fréquente les bars et les restaurants locaux, apprend ce qui se passe réellement dans le pays.

Alors que ses ennemis se multiplient et commencent à s’allier, comment Allende peut-il survivre ?

Evgeny Morozov

Son hôte, Fernando Flores, directeur technique de la CORFO, est heureux de l’aider. Gabriel Rodrigues, ami et collègue de Fernando, se souvient de l’incroyable dynamique qui régnait entre eux : « C’était complètement différent de la façon dont un bureaucrate du gouvernement aurait traité un consultant étranger. Fernando était absolument convaincu de la valeur du travail Stafford. »

Stafford donne également des cours de base aux jeunes ingénieurs chiliens. Vous savez, pour qu’ils apprennent à gérer leur gouvernement comme une usine sidérurgique britannique. Comment prendre des décisions en se basant sur des données. Comment mettre de l’ordre dans leurs affaires cybernétiques, pour ainsi dire. Ce genre de choses. Cependant, Stafford n’a pas l’impression de prêcher des convaincus.

On pourrait penser que des conférences sur la cybernétique managériale sont ennuyeuses. Mais… pas pour ces hommes. Stafford les impressionne par ses idées radicales. Il affirme que l’on peut prévenir les problèmes importants en les repérant très tôt. Il parle de détecter « l’instabilité naissante ». En langage de consultant, « naissante » signifie « émergente », je suppose. Selon lui, cela pourrait tout changer. Absolument tout : « Si vous savez en temps réel qu’un aspect de vos affaires est en train de devenir instable, vous avez la possibilité de corriger cette instabilité. »

Alors que les ennemis d’Allende font de leur mieux pour le déstabiliser, Stafford tente désespérément de maintenir une certaine stabilité. C’est sa mission : garder la situation sous contrôle. Ainsi, ces jeunes ingénieurs apprécient la vision de Stafford, qui considère l’ordinateur comme la « machine de la liberté ». En réalité, ils sont suspendus à chacun des mots de Stafford. Tout cela semble merveilleux. Mais Stafford est-il vraiment capable de relever le défi ?

Cela reste à voir. Pour l’heure, une chose est sûre. Au Chili, Stafford se retrouve dans un monde très étrange. Pas exactement la vie de luxe qu’il menait au Royaume-Uni. Toutefois, les Chiliens l’ont logé à l’hôtel Sheraton, un endroit qu’il est difficile de ne pas apprécier. Et pendant un certain temps, Stafford en profite, ignorant totalement que cet hôtel appartient à ITT, la société qui complote contre son nouveau patron. Ce n’est pas exactement le genre d’endroit où l’on voudrait laisser sa chambre ouverte et ses affaires sans surveillance.

Pourtant, le vent du changement souffle fort à Santiago, et Stafford ne peut pas l’ignorer. L’ancienne façon de faire les choses, les hiérarchies rigides et les divisions de classe, tout est en train d’être renversé.

Pour le Chili, ce moment est une chance inouïe. Une chance de réimaginer les relations entre les travailleurs et leur patron. Une chance de donner du pouvoir à ceux qui ont une connaissance concrète des choses.

Et une chance de montrer que le socialisme peut lui aussi innover. Joan Garcés, le principal conseiller politique d’Allende, nous explique ici le projet qui sous-tend ce changement radical : « Chaque entreprise disposait d’un comité d’entreprise élu par ses propres travailleurs. »

Les Santiago Boys veulent réaliser un rêve — un rêve où la technologie transforme la réalité au lieu de s’y adapter seulement.

Evgeny Morozov

Comme le souligne Joan, chaque entreprise publique est censée être gouvernée par un conseil, composé de dix représentants. Cinq d’entre eux viennent du gouvernement et cinq sont des membres du personnel de l’entreprise. Le gouvernement choisit le patron, mais les travailleurs forment également des comités et ce sont ces comités qui décident de presque tout.

Ce système fonctionne à merveille. La productivité des travailleurs s’améliore et tout se passe pour le mieux.

Motivés, les travailleurs inventent aussi des moyens de réduire les coûts, d’améliorer la qualité des produits et même d’en développer de nouveaux. Ils font partie d’une grande expérience visant à porter le socialisme au niveau supérieur.

Ils ont maintenant la chance de compter sur un allié caché en la personne de Stafford Beer, qui veut rendre leurs usines plus intelligentes. Mais ce n’est pas tout. Il veut aussi les connecter à… des ordinateurs. Des ordinateurs qui aideront les travailleurs à gérer celles-ci. C’est-à-dire à devenir des managers. Les ouvriers ne seront pas simplement surveillés et traités comme des rouages de la machine, comme autrefois.

Non, non, non, ce sera complètement nouveau et différent dans le Chili d’Allende. Depuis sa chambre du Sheraton, Stafford rêve donc en grand et invente un système cybernétique pour le socialisme. Un socialisme différent de celui de l’Union soviétique. Un socialisme qui respecte les ordinateurs. Et les travailleurs.

C’est ainsi que naît le projet Cybersyn, abréviation de « synergie cybernétique ». Tout cela grâce à Stafford Beer, bien sûr. Ce nom met du temps à émerger, mais les idées sous-jacentes sont déjà présentes lors de sa première visite au Chili, comme en témoignent certains des documents fondateurs : « Objectif : mettre en place un système préliminaire d’information et de régulation de l’économie industrielle qui réponde aux principales caractéristiques de la gestion cybernétique, destiné à aider à la prise de décision effective d’ici le 1er mars 1972. »

Les Santiago Boys sont très excités à l’idée que Stafford dévoile son grand projet. Pour eux, comme le souligne Raul Espejo, c’est l’occasion de sortir de la routine et de participer à quelque chose de vraiment excitant et révolutionnaire.

Les Santiago Boys veulent réaliser un rêve — un rêve où la technologie transforme la réalité au lieu de s’y adapter seulement. Qui plus est, ils réalisent ce rêve dans un lieu où personne ne s’attendait à quoi que ce soit de ce genre : les bureaux austères de la CORFO, ce monstre bureaucratique. Et dire que tout a commencé dans une suite du Sheraton…

Imaginez : le Chili n’arrive même pas à faire fonctionner ses machines d’extraction du cuivre. Comment parviendra-t-il à entretenir ces gros ordinateurs encombrants ?

Evgeny Morozov

Les Santiago Boys ne sont pas au bout de leur surprise : il s’avère que la vision de Stafford Beer est encore plus vaste qu’ils ne l’avaient imaginée. Comme Stafford le rapporte : « L’idée était la suivante : si nous pouvions trouver des points dans l’économie d’où mesurer les choses, ces mesures seraient envoyées chaque jour, en continu, à des ordinateurs, qui pourraient les analyser et produire des réponses. »

Cette vision ambitieuse donne le vertige, mais on peut se demander si Stafford comprend alors vraiment le Chili. A-t-il la moindre idée des réalités du terrain ?

Le projet Cybersyn ne dispose que de deux ordinateurs, sans garantie d’en acquérir d’autres. Et pour ne rien arranger, l’ingérence de Washington dans les affaires chiliennes rend presque impossible l’acquisition de pièces détachées et d’équipements indispensables à leur fonctionnement. Imaginez : le Chili n’arrive même pas à faire fonctionner ses machines d’extraction du cuivre. Comment parviendra-t-il à entretenir ces gros ordinateurs encombrants ?

Mais quand les Santiago Boys veulent, ils peuvent.

Par chance, ils trouvent une cache de machines télex poussiéreuses dans un ancien bureau de poste. Et, avec un peu d’ingéniosité, ils essayent de construire un réseau qui changerait le Chili, voire le monde — l’Internet avant l’Internet, en quelque sorte. « Nous avons pris le contrôle du circuit télex, se souvient Stafford, et nous avons entamé la construction du système de contrôle socio-économique le plus avancé que le monde n’ait jamais vu sur l’équipement le plus archaïque que le monde n’ait jamais vu. »

Le diagramme de flux quantifié se présente comme la carte d’une usine, pleine de couleurs et de flèches. Il montre immédiatement l’essentiel : combien de choses entrent et combien sortent, où sont les pénuries, où sont les retards, etc. Les travailleurs voient leur usine d’une nouvelle manière. Et cela fait d’eux de meilleurs managers.

Ces tableaux sont un vrai régal pour les yeux (…). Stafford est très fier de ce projet. Les diagrammes de flux quantifiés semblent faire partie de la solution aux problèmes du Chili, mais ils sont loin de tout résoudre. Prenons l’exemple de la nationalisation d’ITT. Le gouvernement a repris le contrôle de l’entreprise, certes, mais les travailleurs sont toujours mécontents. Ils veulent plus d’argent.

Par chance, ils trouvent une cache de machines télex poussiéreuses dans un ancien bureau de poste. Et, avec un peu d’ingéniosité, ils essayent de construire un réseau qui changerait le Chili, voire le monde — l’Internet avant l’Internet, en quelque sorte.

Evgeny Morozov

Et le diagramme de flux quantifié n’y peut rien.

Nous avons à disposition des télex que s’échangent les anciens patrons d’ITT. Ils se moquent des problèmes d’Allende. Ils parlent de Schatz, le responsable nommé par le nouveau gouvernement pour gérer ITT. Schatz essaie de faire en sorte que tout se passe bien, malgré une grève massive des travailleurs. Voici ce que l’un des télex d’ITT nous apprend sur des problèmes auxquels se confronte le nouveau directeur dans l’entreprise nouvellement nationalisée : 

« Au début de la grève, Schatz a organisé des équipes de “persuasion” qui ont été envoyées dans les différentes usines pour expliquer la situation financière délicate de l’entreprise et les raisons pour lesquelles les travailleurs ne devaient pas se mettre en grève. Schatz a perdu son sang-froid lors d’un appel de “persuasion” auprès des opérateurs longue distance, les grévistes les plus défiants. L’un des opérateurs les plus en colère a dit à Schatz que ses remarques prouvaient que rien n’avait changé à Chiltelco sous la nouvelle direction, que les patrons actuels étaient tout aussi intransigeants que l’ancien régime. »

La révolution d’Allende s’essouffle. Les travailleurs qui l’ont soutenu perdent confiance.

L’économie est en ruine. Et son rêve cybernétique ne tient plus qu’à un fil. Mais il y a un rebondissement. Un scandale couve à Washington. Un scandale qui pourrait révéler le rôle de Nixon dans le sabotage du mandat d’Allende…