95 % des prisonniers ukrainiens en Russie auraient été torturés. Qu’y a-t-il derrière ce chiffre ? Témoignages inédits

« Votre mari fait l'objet d'une enquête et d'un procès. Aujourd’hui, il sera condamné à la prison à vie. Préparez-vous à ne plus jamais le revoir. »

En Ukraine, les soldats du régiment Azov faits prisonniers à Marioupol et détenus dans les geôles russes sont devenus un symbole. Torturés, entassés dans les colonies pénitentiaires du désert blanc, ils servent de monnaie d’échange à Poutine qui décide personnellement de leur sort. Nous publions des témoignages glaçants sur leurs conditions de détention.

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Roman Sigov
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Le siège de Marioupol, du 24 février au 20 mai 2022 est encore à ce jour l’une des plus importantes batailles de la guerre d’Ukraine. Elle s’est terminée notamment par la capture de plus de 2 500 soldats Ukrainiens réfugiés dans l’usine d’Azovstal. 1 500 sont toujours en captivité en Russie, dont environ 900 soldats du régiment Azov, bataillon controversé pour ses racines idéologiques de droite nationaliste dure et l’une des principales cibles du Kremlin dans sa propagande contre les « néonazis » ukrainiens. Selon l’Association des familles des défenseurs de l’Azovstal, une centaine de combattants du régiment auraient été condamnés par les tribunaux russes, en violation des conventions de Genève.

Où sont transférés les combattants d’Azov capturés et condamnés en Russie ? Dans quelles conditions sont-ils détenus ? L’existence de condamnations en Russie affecte-t-elle la possibilité d’échanger des militaires ukrainiens capturés ? Pourquoi tout ce qui concerne les « Azov » — c’est ainsi que sont désignés dans ces témoignages les combattants du régiment emprisonnés en Russie — est-il contrôlé par Poutine personnellement ? 

Le projet Novyny Pryazovya de Radio Liberty1, dont le reportage qui suit est extrait, tente de répondre à ces questions.

L’histoire de Serhiy Mykhaylenko, un prisonnier de guerre, a récemment paru dans Ukrayinska Pravda2. Le tribunal d’occupation russe de Donetsk l’a condamné à la prison à vie et l’a envoyé en Sibérie pour purger sa peine. Le soldat est détenu dans la colonie pénitentiaire n°3, surnommée « Loup polaire », là où Alexeï Navalny est mort. Implantée sur la base de bâtiments préservés d’une ancienne unité du goulag soviétique, les conditions de détention du prisonnier y sont qualifiées d’inhumaines. Son épouse — Tamara Koryahina — n’a reçu aucune lettre de sa part et n’a vu son mari que dans des vidéos diffusées par les médias russes.

Selon elle, la situation des prisonniers de guerre condamnés est très difficile. Une fois la sentence prononcée, ils sont transférés dans différentes régions de Russie. Nous traduisons son témoignage ainsi que celui de quatre personnes concernées par ces détentions, parus dans un article de Radio Svoboda3.

Tous les prisonniers de guerre du régiment Azov condamnés par les tribunaux russes se voient infliger des peines longues, allant de vingt ans de prison à la réclusion à perpétuité, selon Tamara, dont le mari a été condamné à la prison à vie.

Tamara Koryahina, épouse d’un prisonnier incarcéré au « Loup Polaire » 

Lors de sa détention, il a été très violemment battu, il a subi une commotion cérébrale, des côtes cassées, il souffre de crises de panique à cause des contusions et du stress qu’il a subi. Il y a également une forte probabilité qu’il soit à l’isolement depuis avril 2024. Les promenades ne sont même pas de l’ordre du possible. Je sais qu’ils ne sont pas bien nourris. Je sais aussi qu’il y fait très froid, que nous sommes en août et que la température commence à baisser ; en hiver il fera –50°C et je ne sais pas si on lui donnera des vêtements chauds ou non. Lorsqu’il était au tribunal à Donetsk, par exemple — alors qu’il faisait –15°C — il ne portait qu’un pantalon léger et n’avait pas de bottes d’hiver, juste des pantoufles.

Lorsque l’échange des « Azov » a eu lieu en mai 2023, l’un des compagnons d’armes de mon mari qui se trouvait dans la cellule avec lui a été libéré. Il m’a dit qu’ils avaient déjà commencé à « construire » un dossier contre Serhyi, à l’emmener pour des interrogatoires. Tous les mois, il était emmené pour être interrogé — mais pas pour un simple interrogatoire. C’était un interrogatoire sous la torture : il était forcé d’avouer des choses qu’il n’avaient pas faites. Ils l’accusaient notamment d’avoir tiré sur une voiture transportant des civils alors que cela s’est produit à la fin du mois de mars, quand il était déjà blessé. Il n’aurait jamais pu se trouver à cet endroit. La Fédération de Russie fabrique les dossiers de nos proches : elle leur attribue les crimes qu’elle a elle-même commis. Nos proches souffrent à cause des fantasmes maladifs des Russes.

Tamara Koryagina explique que les « Azov » sont détenus à vie dans des colonies dans les régions d’Orenbourg et de Vologda, ainsi que dans l’Oural polaire. Ils sont maintenus dans des conditions difficiles et sont également astreints à des travaux physiques pénibles. Elle nous explique qu’elle envoie toutes les informations qu’elle peut obtenir de diverses sources au quartier général de coordination pour le traitement des prisonniers de guerre.

Un jour, j’ai reçu ce message d’un numéro russe : « Votre mari fait l’objet d’une enquête et d’un procès. Aujourd’hui, il sera condamné à la prison à vie. Préparez-vous à ne plus jamais le voir. » Je n’ai pas répondu à ce message, mais j’ai tout de même compris que nous allions être jugés parce que, même à ce moment-là, ils ont commencé à condamner un grand nombre de nos proches, plus de 20 personnes en une semaine. J’ai envoyé ce message au siège de la coordination et on m’a dit d’attendre.

J’espère qu’il va bien et que je le serrerai dans mes bras à la maison car, malheureusement, la Russie n’autorise aucun accès à cet endroit. En général, ils se contentent de cacher l’endroit où se trouvent nos proches et il est presque impossible de les retrouver en Russie.

En août 2022, la Fédération de Russie a classé le régiment Azov comme une « organisation terroriste » et a interdit ses activités dans le pays. Selon la législation russe, les membres de telles organisations peuvent être condamnés à des peines allant de 10 ans de prison à la perpétuité. Azov était l’une des principales forces de défense à Marioupol et certains de ses combattants capturés ont été ou sont actuellement jugés en Russie pour avoir prétendument commis des crimes contre des civils.

Olga Romanova, directrice de l’ONG « Russie derrière les barreaux »

La directrice de l’organisation de défense des droits de l’homme a affirmé à Novosti Priazovya qu’elle avait connaissance des colonies où sont détenus les soldats ukrainiens condamnés. Selon elle, les « Azov » seraient enfermés dans une colonie en Mordovie.

Je connais bien l’une d’entre elles, nos avocats s’y rendent et rendent visite aux condamnés ukrainiens de la colonie « Dauphin noir » et de la colonie « Hibou polaire ». Elles sont juste à côté de la colonie « Loup polaire », qui est une colonie à régime spécial. Il y a également des « prisonniers à vie » dans cette colonie et c’est dans cet endroit qu’Alexeï Navalny est mort. Il existe d’autres zones de détention à vie en Russie, comme « Cygne blanc » dans le territoire de Perm et l’île d’Ogniany. Il s’agit d’une île très éloignée de toute civilisation dans l’oblast de Vologda — ce que l’on appelle le « Kopeck de Vologda ». Il y a une colonie appelée « Snowflake », où l’on détient aussi des « prisonniers à vie ». « Hibou polaire » se trouve donc au-delà du cercle polaire, dans le village de Kharp, à plus de 30 kilomètres au nord de Labytnangi et de Salekhard. L’élément déterminant est bien sûr le climat : nuit polaire, jour polaire, rien d’autre. Ici, comme dans toutes les peines de prison à perpétuité, les condamnés sont très durs — des cannibales et des meurtriers.

Mais c’est dans la colonie du « Dauphin noir » que les conditions sont les plus horribles, précise la militante des droits de l’Homme. Il s’agit d’un établissement à régime spécial pour les condamnés à perpétuité situé dans la ville de Sol-Iletsk, dans la région d’Orenbourg en Russie.

Ce qui se passe dans les colonies n’est jamais examiné par le Conseil de la Fédération de Russie, mais cette colonie l’a été récemment : la situation là-bas est tellement horrible que même les sénateurs russes ont été scandalisés. Ça ne leur était jamais arrivé. Ils parlent toujours des prisonniers battus, de torture — c’est une chose courante là-bas — mais la chose la plus impressionante est que dans cette colonie, vous ne pouvez pas parler à voix haute. Si vous êtes assis avec quelqu’un dans une cellule, vous ne pouvez pas faire entendre le son de votre voix autrement qu’en chuchotant. Telles sont les règles. On marche toujours pliés en « L » avec les mains derrière le dos. On est au travail dans un atelier de couture. Les conditions sont assez dures, et l’eau chaude n’est apparue que récemment. En général, on parvient à survivre à toutes ces conditions — à condition de ne pas être soumis à la torture et aux mauvais traitements.

Dans les colonies situées en Sibérie, il est très difficile de résister au climat local, continue Olga Romanova. Les coups et la torture sont, presque toujours, utilisés contre les Ukrainiens.

Pourtant, cinq mille personnes vivent là, dans ce village de Kharp, de manière tout à fait volontaire et servent dans ces zones. Sur les environ 800 prisonniers, il y a des cannibales, surtout des tueurs psychopathes et des terroristes condamnés à perpétuité… C’est pour cela qu’il faut examiner chaque cas individuellement, car les gens d’Azov sont également condamnés pour « terrorisme ». L’attitude à l’égard des prisonniers de guerre ukrainiens varie d’un endroit à l’autre, mais elle est très rarement bonne. Les Ukrainiens sont presque toujours battus et torturés.

Selon elle, les prisonniers de guerre ukrainiens actuellement détenus en Mordovie essaient de ne pas perdre courage et espèrent qu’ils seront bientôt échangés. C’est pourquoi il est très important pour eux de survivre dans les conditions difficiles des colonies où ils sont détenus. 

Chacun des 600 civils ou prisonniers de guerre libérés de la captivité russe a fait état de tortures et de mauvais traitements, comme l’a rapporté la Mission de surveillance des droits de l’homme des Nations unies en Ukraine (HRMMU) dans un communiqué publié le 26 juin à l’occasion de la Journée internationale pour le soutien aux victimes de la torture.

Le bureau du procureur général de l’Ukraine a de son côté ouvert plus de 450 procédures pénales pour des faits de mauvais traitements et de torture de prisonniers de guerre et plus de 2 100 pour des faits de torture de civils.

Tatyana Katrychenko, directrice exécutive de Media Initiative for Human Rights

Fin juillet, on a appris le décès d’un prisonnier de guerre ukrainien, Oleksandr Ishchenko, qui avait servi dans le régiment Azov. Selon les médias russes, c’est ce qu’a déclaré un avocat lors d’une réunion du tribunal militaire du district sud de Rostov-sur-le-Don. Ishchenko est accusé dans une affaire dans laquelle les autorités russes poursuivent plus de 20 prisonniers ukrainiens. Parmi eux figurent neuf femmes, pour la plupart des cuisinières qui préparaient les repas des soldats d’Azov.

Le 31 juillet, le commissaire parlementaire ukrainien aux droits de l’Homme, Dmytro Lubinets, a confirmé la mort d’Ishchenko. Mais officiellement, la partie ukrainienne n’a jamais été informée.

Le commandant adjoint du régiment Azov, Svyatoslav Palamar, a publié les résultats d’un examen médico-légal et un certificat de la cause du décès établi en Ukraine. Les documents indiquent qu’Ishchenko a subi de multiples fractures des côtes et une blessure fermée à la poitrine à la suite d’un traumatisme contondant. Tatyana Katrychenko a déclaré à Novosti Priazovya que l’homme d’Azov était mort au SIZO n°5 de Rostov-sur-le-Don.

Dans le centre de détention précédent, les Ukrainiens étaient enfermés dans de petites cellules. Pour autant que je m’en souvienne, elles devaient avoir une capacité généralement comprise entre 8 et 12 personnes. Dans les faits, chacune de ces cellules contenait environ 30 personnes. Autrement dit : il n’y avait pas de place pour dormir. Ishchenko n’était plus un soldat d’Azov, c’était un ancien soldat qui avait été démis de ses fonctions avant l’invasion à grande échelle. Mais la Fédération de Russie n’en tient pas compte : tant que vous avez l’étiquette « Azov », qui est reconnue comme une organisation terroriste en Russie, vous êtes sur la liste. C’est pour cela que ces personnes sont détenues et poursuivies malgré tout.

« Media Initiative for Human Rights » a eu connaissance de 81 membres d’Azov impliqués dans des procès en Russie ou dans les territoires occupés. Certains d’entre eux ont déjà été condamnés. En ce moment même, l’organisation a connaissance de 55 affaires impliquant des membres d’Azov : ils sont jugés pour leur appartenance à l’unité et leur participation effective à la guerre.

Dans certains cas, des accusations de meurtre de civils, de tentative de meurtre ou d’attaque d’infrastructures civiles s’ajoutent à ces accusations. Qu’est-ce qu’une infrastructure civile ? Si un gazoduc a été détruit à Marioupol, il s’agit d’une infrastructure civile. En général, ces accusations sont qualifiées de « terrorisme », sinon ces affaires n’auraient pas été portées devant le tribunal de Rostov, qui est compétent en matière de terrorisme.

Selon elle, les avocats commis d’office russes peuvent promettre aux membres du régiment Azov un échange rapide s’ils plaident coupables de crimes présumés. Dans les faits, ils ne figurent pas sur les listes d’échange de prisonniers.

Il s’agit de procès fantoches, avec des accusés qui parfois n’ont même pas existé et qui en tout état de cause admettent leur culpabilité sous la torture. Ces verdicts, lorsqu’ils sont publiés, ne facilitent pas la voie de l’échange, mais peuvent la compliquer. Après tout, la Russie peut garder ces prisonniers de guerre condamnés pendant toute la durée de la peine. D’autre part, la soi-disant « République Populaire de Donetsk », avant même l’invasion à grande échelle, a condamné des militaires ukrainiens à des peines de 18 à 30 ans et les a plus tard échangés. Nous comprenons donc qu’il n’y a pas de règles uniformes. Plus largement : il ne peut y avoir de règles avec la Russie.

Ilya Novikov, avocat de prisonniers politiques

Selon l’avocat, il n’existe pas en Russie de tribunal indépendant de la politique de l’État. Et cette règle est particulièrement vraie lorsqu’il s’agit de soldats ukrainiens du régiment Azov.

Ils sont jugés selon le bon plaisir de Moscou, indépendamment de ce qu’ils ont fait exactement, de ce qui figure dans le dossier, de qui dit quoi, de leur comportement au cours du procès… La décision est déjà prise. L’autre question est donc de savoir pourquoi cette décision est prise. Que veulent faire Poutine et la Russie en jugeant les prisonniers de guerre comme des criminels ?

En réalité, il s’agit d’un vaste système composé de personnes rigoureusement sélectionnées pour défendre leurs propres intérêts. À tous les niveaux, des gens réfléchissent à la manière dont ils peuvent faire quelque chose qui aura un impact positif sur leur carrière. Lorsque des personnes qui, pendant plus de deux ans, ont déjà été capturées et sont en plus jugées dans une procédure présentée comme une sorte de succès de la justice russe, il s’agit selon moi du résultat d’initiatives prises d’en bas — que Poutine et son entourage apprécient.

L’existence de condamnations, même pour des crimes particulièrement graves, ne devrait pas affecter la possibilité d’un processus d’échange. La Russie augmente ainsi le prix de l’échange. Une thèse a été défendue à propos d’Oleg Sentsov et de son groupe, selon laquelle il ne peut être question d’échanger des personnes condamnées en vertu des articles sur le « terrorisme » et l’« activité terroriste ». Lorsque les conditions de l’échange de 2019, qui prévoyait un échange important à raison de 35 contre 35, ont été mises en place, Sentsov s’est retrouvé là. En réalité, ce ne sont pas des prisonniers — ce sont des otages. Nous devons être très prudents, mais persévérants et constants pour les sortir de là. Si nécessaire, nous devrions impliquer nos partenaires — les Américains et les Européens — mais sans que Poutine leur dise : « je ne peux rien faire parce qu’il y a un verdict du tribunal et que notre tribunal est indépendant ». Encore une fois, nous savons que ce n’est pas vrai. En Russie, il n’y a pas de différence entre une captivité avec jugement et une captivité sans jugement. À la fin, c’est Poutine, personnellement, qui décide.

En juin 2022, le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy a déclaré qu’après la bataille de Marioupol, plus de 2 500 soldats ukrainiens de l’usine Azovstal, où la principale défense de la ville a été réalisée, avaient été faits prisonniers par la Russie.

Le 21 septembre 2022, l’Ukraine a procédé à un échange de prisonniers et 215 militaires ukrainiens ont été libérés, dont 108 combattants du régimentAzov, y compris des commandants.

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