Quand et comment le Chili a-t-il fait irruption dans votre vie ?
Le 30 octobre 1998, alors que je m’apprête à partir pour le cimetière parisien de Pantin afin de prendre part aux funérailles de mon grand-père, je reçois un coup de téléphone de mon cabinet londonien. On m’informe que les avocats d’Augusto Pinochet, qui venait d’être arrêté à Londres, me sollicitent pour les assister dans la défense de leur client. Ils veulent que je travaille sur la question de son immunité afin d’empêcher son extradition vers Madrid.
Arrivé au cimetière, j’avise ma femme de cette nouvelle. Elle me demande si je compte accepter cette affaire et je lui réponds que, comme un chauffeur de taxi, un barrister (avocat britannique) n’a pas le droit de refuser un client. Ce à quoi ma femme me rétorque que si j’accepte de défendre Pinochet, elle demandera le divorce. Ma femme compte parmi ses aïeux des Espagnols réfugiés en France du fait de la guerre civile. Pour elle, agir pour Pinochet, c’était comme agir pour Franco. J’ai donc décliné. Trois jours plus tard, c’est l’autre côté qui me contacte, et je commence à travailler contre Pinochet. Je m’occupe de cette affaire durant les presque deux années qu’il passe à Londres et durant cette période, je commence à nouer des liens étroits avec des Chiliens. C’est vers l’an 2000 que je me rends pour la première fois au Chili afin d’y donner des conférences.
Après cette première rencontre avec le Chili via le cas Pinochet, ce sont vos investigations sur le devenir des criminels de guerre nazis qui vous y ramènent.
Effectivement, seize ans plus tard, en 2016, en faisant des recherches dans les archives de la famille Wächter — centrale dans mes livres Retour à Lemberg et La Filière — je découvre une lettre écrite par un dénommé Walter Rauff, un Allemand qui m’est alors inconnu, à Otto Wächter. Dans cette lettre, Rauff dit à Wächter qu’il est à Damas et qu’il lui déconseille de l’y rejoindre. Il lui suggère de partir plutôt pour l’Amérique du Sud. Wächter est décédé à Rome et n’a donc pas gagné l’Amérique du Sud. Mais Rauff, dont je découvre qu’il est l’inventeur des camions à gaz et qui concentre désormais mon attention, suit ses propres conseils et quitte Damas avec sa femme et ses deux enfants pour l’Italie puis pour l’Équateur où il arrive en 1950. Il vit quelques années à Quito où il est employé par la concession Mercedes-Benz. Il y rencontre des Chiliens qui le convainquent de venir s’installer avec sa famille dans leur pays. Après un passage par Santiago où il ne trouve pas à s’employer, il se fixe finalement en Patagonie, à Punta Arenas où il prend la tête d’une pêcherie de crabes royaux. Curieux d’en savoir plus sur Rauff mais aussi sur les liens qu’il aurait eu avec Pinochet, je comprends très vite qu’il me faut me rendre à Punta Arenas.
Cette présence de nazis au Chili ne s’inscrit pas sur un terrain vierge. On sait que le pays a une longue tradition de liens avec l’Allemagne, qui remonte à bien avant la Seconde Guerre mondiale et demeure très perceptible aujourd’hui.
Quand je suis allé pour la première fois au Chili en 2000, mes interlocuteurs me disaient que l’Argentine est l’Italie de l’Amérique du Sud quand le Chili est son Allemagne. De fait, je rencontre là-bas énormément de personnes avec des patronymes germaniques, dont beaucoup sont des descendants d’Allemands installés là depuis le XIXe siècle. Cette présence demeure très visible, par exemple à la Colonie Dignidad, rebaptisée Villa Baviera, située à 400 kilomètres au Sud de Santiago. Dans cette enclave peuplée d’Allemands, se sont déroulées sous la conduite de Paul Schäfer des atrocités allant de la torture d’opposants à la dictature de Pinochet à des actes de pédophilie à l’encontre de jeunes résidents. Une très belle série documentaire en six épisodes a récemment été produite par Netflix sur le sujet. Mais les relations entre l’Allemagne et le Chili, très anciennes, sont étroites et ne se résument pas à ce genre de cas tragiques.
Au sein de cet immense pays qu’est le Chili, votre enquête sur Walter Rauff vous a conduit à fréquenter beaucoup ces dernières années le sud de la Patagonie, et plus précisément la ville de Punta Arenas.
Ma première rencontre avec la Patagonie fut livresque. En 1979, j’ai lu le beau livre qu’avait publié Bruce Chatwin intitulé En Patagonie. Le livre a été écrit en France, mais il raconte son voyage de six mois en Patagonie depuis l’Argentine jusqu’à la Terre de Feu. Et il consacre quelques pages à Punta Arenas. C’est une ville à l’histoire exceptionnelle. Avant l’ouverture du canal de Panama en 1914, c’était un passage obligé pour tous les voyages entre l’Atlantique et le Pacifique, au débouché du détroit de Magellan. On sent cette grandeur passée de la ville dans son urbanisme et son architecture. Les bâtiments sont impressionnants. On comprend immédiatement lorsqu’on sillonne cette ville qu’il fut un temps où elle était très prospère. Chatwin décrit bien toutes les influences qu’on y retrouve : allemandes, espagnoles, anglaises, croates.
C’est votre enquête sur Walter Rauff qui vous conduit à Punta Arenas. Qu’espériez-vous y trouver ?
J’ai décidé d’aller à Punta Arenas à la poursuite de l’histoire de Rauff. Je savais qu’il était arrivé là-bas en 1958, qu’il y était devenu le dirigeant d’une pêcherie de crabes royaux dont il exportait la chair en conserve partout dans le monde. Je voulais voir le lieu où il avait vécu et travaillé pour tenter de répondre à la question qui parcourt tous les mes livres : comment un homme coupable de génocide, recherché pour avoir inventé les camions à gaz et exterminé des centaines de milliers d’individus, peut-il refaire sa vie dans une grande ville comme si de rien n’était ? J’ai appris très vite que les gens de Punta Arenas savaient très bien ce qu’il avait fait. Je voulais comprendre comment on pouvait vivre ouvertement, sans même changer de nom, au milieu de gens qui acceptent sans broncher votre présence.
Avez-vous trouvé une réponse à cette question ?
La réponse se trouve dans l’histoire de Punta Arenas. Elle a été très bien illustrée par Felipe Gálvez dans son superbe film Les Colons (Los colonos), primé à Cannes en 2023. Il revient sur l’extermination des populations indigènes de la Terre de Feu, les Selk’nam, qui ont été quasiment éliminés entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Ce film rappelle que la Terre de Feu fut aussi une terre de génocide. Les habitants de la région connaissent bien ce qu’est un génocide car ils vivent dans une région dont les populations indigènes ont été exterminées. Pour comprendre comment Punta Arenas a pu accueillir Walter Rauff, il faut retourner à cette histoire plus longue de la région.
Quelles ont été vos premières impressions lorsque vous avez découvert Punta Arenas ?
On arrive dans un aéroport assez éloigné de la ville. C’est plat. C’est gris. Il y a du vent. Il ne fait pas chaud. Punta Arenas est l’une des villes les plus proches de l’Antarctique du monde entier. On est au bout du monde et on le ressent. Sur la route entre l’aéroport et la ville, on voit les restes du passé commercial et industriel de la ville au travers de bâtiments délabrés du début du XXe siècle. Et quand on arrive au centre, on découvre une petite merveille avec des bâtiments du XIXe siècle de style colonial. Je résidais dans un hôtel installé dans un ancien palais, sur la Plaza de Armas, la place centrale de la ville. On a l’impression de revenir un siècle en arrière. Et puis il y a les gens que l’on rencontre, porteurs de noms venus de toute l’Europe. On reconnaît immédiatement qu’on est dans un point de rencontre entre des civilisations diverses. Et puis on marche jusqu’au milieu de la Plaza de Armas, et on tombe sur une immense statue d’un colonisateur avec, à ses pieds, un indien Selk’nam. On comprend immédiatement l’histoire de ce lieu.
Cette statue rappelle qu’il reste beaucoup à faire s’agissant du sort des populations indigènes, mapuches notamment, au Chili.
Comme dans la plupart des pays d’Amérique du Sud, il y a au Chili des tensions entre les populations indigènes et les habitants d’origine européenne. Il y a eu un effort lors des récents travaux de réforme constitutionnelle, qui n’a finalement pas abouti, en vue de mieux reconnaître la place des groupes amérindiens, notamment des Mapuche, dans la vie du pays. Mais les tensions restent perceptibles. Le Chili demeure un pays dominé par les colonisateurs même si la dynamique de vérité sur le passé devient plus positive. Il y a quelques années, le gouvernement chilien a notamment reconnu le génocide de la population Selk’nam. C’est un processus de long terme ; nous n’en sommes qu’au début mais les choses avancent, plus à Santiago qu’à Punta Arenas toutefois.
Êtes-vous bien accueilli par les habitants de Punta Arenas ? On peut penser qu’ils ne voient pas d’un bon œil l’arrivée d’une personne venue remuer les souvenirs d’un passé peu glorieux pour eux…
Dès le lendemain de mon arrivée, il était prévu que je donne une conférence à l’université magellane de Punta Arenas pour parler de mes recherches sur les relations entre Walter Rauff et Augusto Pinochet. L’événement avait été organisé par un de mes amis de Santiago. Je ne tenais pas à rester discret mais au contraire à faire la publicité de ma visite pour inviter les gens qui avaient des souvenirs de Rauff à venir me les confier. Je me suis vite aperçu qu’à Punta Arenas, presque tout le monde connaissait Walter Rauff au moins de nom. Dans la salle de conférence, il y avait une centaine de personnes et, le moment des questions venu, deux ou trois m’ont adressé des critiques. Mais pas celles auxquelles vous faites référence : elles m’ont plutôt demandé pourquoi je venais jusqu’à Punta Arenas pour enquêter sur un génocidaire allemand alors qu’il y avait des criminels chiliens bien moins connus qui mériteraient de retenir l’attention.
Près de quarante ans après son décès, quelles traces de la présence de Walter Rauff avez-vous pu retrouver à Punta Arenas ?
En tant qu’avocat travaillant dans les tribunaux internationaux, je sais l’importance de l’établissement des faits et, dans ce cadre, j’ai acquis depuis très longtemps la conviction qu’il est fondamental d’aller enquêter sur les lieux où ils se sont produits. Je travaille beaucoup dans le domaine des crimes contre l’humanité et des génocides et j’ai appris que pour comprendre ces choses, il faut visiter les lieux et pas simplement lire ce qui a été écrit à leur propos. Je voulais donc trouver le lieu où Rauff habitait, ceux où il travaillait, les rues qu’il arpentait, trouver des gens qui l’avaient rencontré. Je craignais que tout cela ait disparu, mais il n’en fut rien. J’ai retrouvé tous ces lieux et j’ai rencontré des personnes qui avaient travaillé avec lui. Aujourd’hui octogénaires ou nonagénaires, ils se souviennent de son caractère, de ses relations avec la ville. Dès qu’on commence à gratter un peu, on découvre très vite toutes les histoires restées non-dites. Dans cette ville, Rauff se sentait en sécurité. Il était au bout du monde, entouré de gens très compréhensifs à l’égard des atrocités dont il s’était rendu coupable en Europe. On ressent à Punta Arenas qu’on est en présence d’une ville de silence, une ville où, publiquement, on ne parle pas. Mais quand on commence à discuter en privé, alors les histoires finissent par sortir. C’est pour cela que j’ai dû y revenir à plusieurs reprises, pour rencontrer les gens, établir avec eux un lien propre à leur permettre de me confier leurs souvenirs. C’est ce qui me fascine : mettre au jour la vie secrète d’une ville. Il y a l’apparence externe, et il y a ce qui se passe vraiment mais qui n’est pas immédiatement observable.
Quel portrait de Rauff vous ont dressé les témoins que vous avez-pu rencontrer ?
J’ai notamment rencontré certaines des femmes qui travaillaient dans la pêcherie de Rauff, où elles confectionnaient les conserves. Elles me l’ont décrit comme un homme qui buvait et fumait beaucoup. Une femme que j’ai rencontré m’a confié qu’à Punta Arenas, tout le monde savait parfaitement ce que Rauff avait fait, mais que tout le monde s’en moquait parce que c’était loin dans l’espace comme dans le temps, qu’il était le « jefe », le patron, et qu’on avait besoin d’argent. Toutes m’ont décrit un homme qui ne sortait jamais sans son chien, pour se protéger, car à partir de 1962, il vivait dans la peur. La RFA avait émis une demande d’extradition à son encontre et le Mossad s’intéressait aussi à lui. Pas un jour ne s’écoulait sans qu’il ne pense au sort de son ancien collègue Adolf Eichmann, kidnappé en Argentine, avant d’être jugé et exécuté en Israël. Rauff vivait dans la peur de subir le même sort. À Porvenir, de l’autre côté du détroit de Magellan, il possédait un cabanon, qui existe toujours et que j’ai pu visiter. De là, sur une petite colline, par la fenêtre, il pouvait voir si quelqu’un approchait.
Votre fréquentation assidue du Chili sur la trace de Walter Rauff a aussi été l’occasion de découvertes et de rencontres littéraires.
La littérature chilienne joue un rôle très important dans ma recherche. À commencer par Roberto Bolaño qui s’est penché sur le cas Walter Rauff dans son Nocturne du Chili ainsi que dans La littérature nazie en Amérique. Dans Nocturne du Chili, Bolaño fait parler un prêtre qui raconte sa vie sous la dictature de Pinochet. Dans l’un des épisodes, il raconte sa rencontre avec un homme d’affaires de Punta Arenas, qui travaille dans une pêcherie — une allusion évidente à Rauff. Le pêcheur lui propose de donner des leçons d’histoire du marxisme à Augusto Pinochet. Tout cela est évidemment inventé mais il y a des éléments de vérité. Ce qui m’intéresse particulièrement chez Bolaño, c’est ce jeu qu’il opère entre le fait et l’invention, qui fait écho aux questions que je me pose à propos de Punta Arenas, cherchant à départager le vrai de l’inventé dans les témoignages que je recueille sur le passé de la ville.
Pour moi qui passe ma vie à tenter d’établir les faits et de prouver les choses devant les tribunaux, cette capacité qu’a Bolaño à ouvrir l’imagination à partir du vrai pour aller vers l’imaginaire est fascinante. On retrouve ce brouillage entre le réel et le fictionnel non seulement chez Chatwin, mais aussi dans le beau roman de Galo Ghigliotto intitulé El museo de la bruma (2019), dont j’ai préfacé l’édition anglaise qui paraîtra en 2025. C’est une étudiante américaine qui m’assiste dans ce projet qui m’a signalé ce livre qui raconte l’histoire d’un mystérieux « Musée de la brume », créé il y a une quarantaine d’années à Punta Arenas, mais récemment détruit par un incendie porté par les vents de Patagonie. Le musée se composait de trois grandes salles : la première était dédiée à Julio Popper, un explorateur et ingénieur roumain du XIXe siècle ; la deuxième au réalisateur Alain-Paul Mallard et à Bruce Chatwin ; la troisième à Walter Rauff. Ce musée dont Galo Ghigliotto reconstitue les collections n’a en fait jamais existé, mais c’est un livre bouleversant qui ouvre l’imagination sur Punta Arenas et la Patagonie chilienne. J’ai rencontré Galo Ghigliotto à Santiago où il vit et nous sommes devenus très amis.
Parmi les autres livres chiliens qui m’ont beaucoup touché, il y a celui de Mariana Callejas, La larga noche (1981) et celui de Pedro Lemebel intitulé De perlas y cicatrices (1998). Au centre de ces deux livres, comme de Nocturne du Chili, il y a une histoire qui tourne autour d’une maison de Santiago où, au premier étage, il y avait un salon littéraire, tandis qu’au sous-sol, il y avait une chambre de torture. Ce bâtiment a réellement existé et appartenait à Mariana Callejas et à son mari, un américain qui travaillait pour les services secrets chiliens. Bolaño s’est inspiré des écrits de Lemebel sur le sujet, écrits dans lesquels il parle aussi de Rauff. C’est à partir de tous ces livres que j’en suis venu à m’intéresser à la collaboration de Walter Rauff avec le régime de Pinochet.
Vous avez également travaillé sur l’importante filmographie chilienne.
Il faut absolument voir la trilogie La batalla de Chile que Patricio Guzmán a consacré à l’histoire récente du pays, qui compte parmi les plus grands films documentaires. Il parle d’événements qu’il a vécu et compris avec une finesse admirable. Je recommande aussi le film No de Pablo Larraín qui porte sur le référendum qu’avait lancé Pinochet en 1988 et qui, contre toute attente, s’était conclu sur une défaite du pouvoir.
Pourriez-vous évoquer pour nous quelques lieux de Punta Arenas qui vous sont particulièrement chers ?
Il y a beaucoup d’endroits à Punta Arenas qui me sont devenus chers. D’abord le café Wake Up, que je visite chaque matin, ou le restaurant de l’hôtel Savoy, où René, le serveur, sert une très bonne assiette de centolla. Il y a aussi bien sûr l’ancienne maison de Walter Rauff. Et le musée de la ville qui abrite une peinture de canards de José Ruiz Blasco, dont le fils, Pablo Picasso, aurait peint les pieds. Et le Shackleton Bar, à l’hôtel José Nogueiro, qui était autrefois le palais Sara Braun. J’aime aussi les bureaux du journal Prensa Austral, annoncés par une fabuleuse plaque de cuivre ancienne. Ou la maison de Charlie Milward, le parent de l’écrivain Bruce Chatwin, au 895 de l’Avenida España. Mais de tous mes endroits préférés à Punta Arenas, le meilleur est le coin de la Plaza des Armas, près de l’hôtel José Nogueiro, avec vue sur la mer, la Terre de Feu et l’île Dawson, sur le piédestal où José Ménendez, dont le buste a été renversé, n’est plus perché.