Notre série d’été « Stratégies » revient cette année. L’été dernier, nous avions redécouvert les batailles rangées des guerres symétriques, de Cannes à Bakhmout. Dans les épisodes de cette année, nous explorons les figures de la guerre irrégulière — des premiers pirates de l’Antiquité à Toussaint Louverture en passant par Bernard Fall. Pour ne rien manquer de cette série, abonnez-vous au Grand Continent
Depuis le XIXe siècle, la Grande Peur, qui désigne une série de révoltes et de violences à travers le territoire français à l’été 1789, est considérée comme l’une des clefs de l’entrée dans la Révolution française. Complot pour les historiens contre-révolutionnaires, mouvement spontané pour la tradition républicaine… Dans un livre important, vous montrez que ces interprétations divergentes ont écrasé un phénomène complexe. Alors, que faire aujourd’hui de la notion de « grande peur » ?
Si nous avons l’habitude de parler de grande peur pour qualifier ce qui se produit dans la deuxième quinzaine de juillet 1789 il faut souligner que les contemporains n’ont jamais utilisé ce terme et qu’ils n’ont que très rarement parlé de « peur ». Dans les archives, on trouve des émotions et des mouvements qui n’entrent pas dans des catégories spécifiques et reflètent plutôt des réalités locales et des inquiétudes immédiates, comme la crainte de voir les récoltes brûler, renvoyant à la peur, lancinante, de la famine.
Il est également important de noter que des événements marquants, tels que les incendies des barrières de l’octroi, à Paris le 12 juillet 1789, vont être souvent qualifiés d’« émeutes » ou de « désordres » sans pour autant être perçus comme partie d’une révolution d’ensemble — au point, du reste, que l’historiographie a mis plus de deux siècles à leur rendre toute leur importance dans le processus révolutionnaire à Paris. Cette absence de terminologie est symptomatique de la difficulté éprouvée par les contemporains pour saisir et nommer les bouleversements qu’ils étaient en train de vivre.
En ce qui concerne très précisément les mots de « Grande Peur », ils se sont imposés après un article de d’Alphonse Aulard en 1887 pour parler de mouvements ruraux dans le Sud-Ouest avant que son successeur à la Sorbonne, Georges Lefebvre, ne les étendent en 1932 à tout le pays. Parler de « Grande Peur » permet aux historiens « républicains » de refuser l’analyse de Taine estimant que « l’anarchie » régnait depuis le début de 1789 en France. Le problème est que Lefebvre et ensuite toute l’historiographie ont adopté le terme de « Grande Peur » sans savoir exactement de quoi il était question, le mot permettant de rendre cohérents des événements discordants et de les intégrer dans un récit intelligible de « la Révolution » — celle-ci étant pensée comme une dynamique autonome.
Justement, comment le terme « révolution » a-t-il commencé à être utilisé, et qu’est-ce que cela nous apprend sur la perception des événements par les contemporains ?
L’exemple du terme « révolution » est très intéressant. Son usage n’apparaît pas immédiatement pour qualifier ce qui passe, même si, paradoxalement, Necker parle de « révolution » à deux reprises lors de l’ouverture des États généraux le 5 mai 1789. À chaque fois, il s’agit d’alerter contre l’instabilité des finances publiques. Cet emploi atteste que « révolution » désigne, depuis plus d’un siècle, tout changement brutal quel qu’il soit. Cet usage n’est pas propre à la France et il est répandu dans toute l’Europe.
Historiquement, le terme de révolution vient de l’astronomie et désigne un mouvement circulaire qui ramène à un point de départ, signifiant un bouleversement permettant le retour d’un ordre ancien. Il est appliqué d’abord aux secousses politiques qui touchent la Grande Bretagne au XVIIe siècle, non pas « la guerre civile » qui voit la décapitation du roi Charles 1er — comme il est souvent dit — mais le rétablissement de la monarchie en 1660 quand précisément le mouvement circulaire a permis le retour à l’origine, c’est-à-dire la monarchie, une fois le Commonwealth aboli. Ensuite la Glorieuse Révolution de 1688 est aussi présentée comme un moment de restauration d’un ordre politique et social qui aurait été bafoué par Jacques II pour faire oublier que l’arrivée de Guillaume et Marie au pouvoir a bel et bien été une mutation de régime, favorable aux whigs et peu perceptible pour le peuple ordinaire…
L’essentiel est de comprendre que le vocable « révolution » est d’usage courant et de définition incertaine, mais qu’il a introduit, de Galilée à Newton, l’idée que des lois régissent le cours des planètes, idée étendue depuis la fin du XVIIe siècle aux sociétés humaines et à la politique.
Dès lors, on peut comprendre que le mot révolution a été utilisé, naturellement si l’on peut dire, après le 14 juillet, surtout par des observateurs étrangers, et qu’il se généralise après le mois de juillet 1789, englobant progressivement les mots d’insurrection ou de révolte. L’adoption progressive du terme « révolution » correspond aussi à une prise de conscience croissante de la portée des changements en cours. Les événements français de 1789 et plus encore ceux des années suivantes vont être perçus comme ayant une ampleur supérieure aux révolutions britannique, américaine, belge et irlandaise, justifiant ainsi l’emploi de ce terme suggérant un bouleversement total de l’ordre établi et faisant de « la révolution française » un modèle inédit.
Cela va de pair avec la compréhension émergente parmi les contemporains de la profondeur et de l’irréversibilité des transformations en cours. Le terme « révolution » ne devient pleinement opérant que lorsque les acteurs et les témoins, français et étrangers, eux-mêmes prennent conscience de la profondeur des transformations en cours. Entrer en Révolution, c’est comprendre l’irréversible.
En dehors de Paris, le territoire français connaît de nombreux épisodes de violence en juillet 1789. Comment sont-ils perçus ?
Les événements survenus à Paris entre le 11 et le 18 juillet 1789 sont souvent mal compris : mouvements contre le renvoi de Necker, heurts avec les troupes étrangères et incendie des barrières d’octroi. Dans le même temps, autour de Paris et dans de nombreux endroits, des mécontentements dégénèrent en manifestations, voire en révoltes, parfois en meurtres. À l’époque, ils ne sont pas directement liés aux actions à Versailles ou à Paris, mais plutôt à des réalités locales autonomes. Ce qui est fascinant, c’est de voir comment ces événements, qui semblent aujourd’hui faire partie d’un mouvement cohérent, étaient en fait des réactions locales non synchronisées. Les contemporains vivent ces journées comme une série d’incidents isolés, motivés par des craintes et des tensions spécifiques à chaque région. Aujourd’hui, avec le recul historique, nous avons tendance à les intégrer dans un récit unifié de la Révolution, mais cette vue d’ensemble ne rend pas toujours justice à la diversité des expériences et des motivations de l’époque.
Les attitudes différentes correspondent à des équilibres socio-politiques spécifiques. Il y a même eu des régions où il n’y a pas eu de soulèvements. Dans certaines régions, par exemple en Aquitaine, les équilibres entre les élites et le contrôle social qu’elles exerçaient étaient très forts, si bien qu’il ne se passe rien pendant les premiers mois de la Révolution, même si plus tard, la région connaîtra des troubles. Dans les archives on découvre que le directeur des fermes, responsable des impôts indirects, était heureux de voir que l’année 1789 avait été la meilleure année pour la perception des impôts. Un autre exemple est celui de Riom. Un mois avant juillet 1789, en juin, des rumeurs et des mécontentements s’expriment, ce que le maire et son fils apaisent en distribuant du pain et du vin, empêchant les révoltes.
En revanche, dans des régions comme la Bourgogne et la Franche-Comté, où des rancunes et des oppositions durent depuis des décennies, les tensions éclatent violemment en juin-juillet 1789, les paysans profitant de l’affaiblissement des pouvoirs. Autre situation exemplaire, à Bourgoin, près de Lyon, les élites locales ont fait venir les paysans craignant l’arrivée de brigands mais les laissent sous la pluie toute une nuit sans vin ni pain. Le lendemain, les paysans mécontents se vengent en attaquant les châteaux des seigneurs, les vieilles rancœurs s’exprimant spontanément. Enfin en Alsace, les élites « patriotes » locales suivent le comte de Bouillé, gouverneur militaire, et gardent le contrôle général de la situation, tout en « faisant la part du feu », au sens strict puisque l’hôtel de ville de Strasbourg est brûlé, sans pouvoir empêcher les violences contre les juifs.
L’essentiel tient à la façon dont les élites locales se sont approprié le pouvoir au besoin en renversant les alliances, comme en Lorraine, où la noblesse locale s’oppose à la convocation des États généraux, poussant le roi et ses représentants à s’appuyer sur les patriotes, ce qui se produit en Bretagne et en Provence. On ne comprendrait pas ce qui se passe avec des figures comme Le Chapelier en Bretagne ou Mirabeau en Provence sans saisir cette dynamique où le roi n’a comme appui que les « patriotes », ce qui fait écho aux déclarations de Marie-Antoinette qui se présente comme la « reine du peuple » en janvier ou février 1789.
Cette vision de la France en « peau de léopard », selon la place occupée par les élites, expliquent la diversité des équilibres (souvent étonnants) expliquant des rumeurs ici, des émeutes là, provoquant ailleurs la mort de dizaines de paysans insurgés ! La mobilisation finale n’a pas été celle de la paysannerie mais des élites.
Comment interpréter ces violences ?
C’est un phénomène toujours délicat à comprendre, si l’on entend éviter les anachronismes et les jugements.
Les actes de violence, comme les brûlements de châteaux, sont souvent interprétés aujourd’hui avec les lunettes de nos propres catégories de pensée, ou comme une anticipation des violences qui se manifestèrent dans les années suivantes. Cependant, les contemporains voyaient ces actes dans le cadre des réformes royales et de la défense de leurs communautés. La violence était perçue comme un moyen légitime de rétablir l’ordre et la justice dans une période de profonde incertitude et de bouleversement social. Les incendies des châteaux étaient souvent justifiés par les paysans comme une manière de détruire des symboles de l’oppression féodale et de s’assurer que les seigneurs ne pourraient plus revenir réclamer des droits seigneuriaux. Rappelons que tous les seigneurs ne sont pas nobles, mais bien roturiers, expliquant aussi que le contrôle du « peuple » et la répression ont été ensuite le fait des élites, des trois ordres, unies dans la volonté du retour de l’ordre.
Comment comprendre la manière dont la Couronne réagit au détricotage de la situation à Paris et en Provence ?
Le cœur des événements tient à l’incapacité de la couronne d’anticiper. Dès 1787, et surtout à partir de 1788, il y eut un abandon de l’autorité centrale, marqué par la fin de la censure sur les publications et l’explosion de la presse. C’est dans ce vide de pouvoir, manifeste après le deuxième échec de l’Assemblée des Notables que s’impose une dynamique qui exacerbe les tensions préexistantes et pousse les acteurs à chercher des alliances pour combler ce vide.
Les contemporains étaient-ils conscients de ce vide de pouvoir ?
Absolument. À partir de 1787, les signes de ce vide de pouvoir deviennent évidents. Les émeutes à Paris contre les ministres, la fuite de Calonne, le retour de Necker et les difficultés à la cour montrent que tout le monde est conscient de cette situation. Le doublement du Tiers-État — tout comme l’égalité des élections dans l’ordre du clergé — sont des ruptures majeures dont les conséquences n’ont pas été calculées.
Le vide est d’autant plus perceptible que la noblesse traditionnelle décide de ne pas participer aux États généraux dans quelques provinces, tandis que certains nobles — comme Mirabeau — ou ayant voulu être reconnus comme tels — comme Le Chapelier — passent du côté du Tiers-État. L’ensemble de ces éléments contribue aux événements qui se déroulent entre le 11 et le 14 juillet à Paris, où personne ne maîtrise la situation.
Ce n’est pas le premier exemple d’un vide de souveraineté dans l’histoire de l’Ancien Régime. À plusieurs reprises, dans le passé, la monarchie a semblé perdre son emprise sur le pouvoir, laissant place à des forces contraires. Pourquoi Louis XVI n’a-t-il jamais su rétablir la situation ?
Il est utile de comparer cette situation à d’autres périodes de vacance de pouvoir. À la fin des guerres de religion en France, Henri IV réussit à restaurer l’ordre en obtenant un consensus large, en se faisant baptiser et en utilisant la menace étrangère. Cette capacité à mobiliser les forces autour de lui contraste fortement avec la situation de Louis XVI. Autre moment pertinent : la Fronde, pendant laquelle Mazarin et Anne d’Autriche montrent leur capacité à retourner la situation en leur faveur malgré des défis importants. Comparativement, Louis XVI semble manquer de la même détermination et du prestige nécessaires pour jouer un rôle similaire dans la crise de 1789.
Contrairement à Charles V avec Étienne Marcel, Louis XVI ne semble pas non plus vouloir recourir à la violence contre les chefs politiques. Plus généralement, le roi ne semble pas posséder la même capacité à prendre des décisions politiques radicales, ce qui est un problème fondamental : Louis XVI est un roi très peu machiavélien. Contrairement à ses prédécesseurs, il n’a pas su ou n’a pas voulu recourir à cette violence pour rétablir l’ordre, ce qui a contribué à sa faiblesse politique.
Comment expliquer le retournement des gardes françaises entre avril et juillet 1789 ? N’est-ce pas l’un des signes les plus manifestes du déséquilibre au cœur de l’appareil d’État ?
Au moment de la crise, les gardes françaises sont un exemple frappant de ce décalage. Le fait que ces troupes se retournent contre leurs supérieurs, à l’occasion de l’émeute contre l’industriel Réveillon — pendant laquelle des dizaines, voire des centaines de personnes ont perdu la vie — montre non seulement une insatisfaction parmi les soldats, mais aussi une incapacité de la part des autorités à maintenir la discipline.
Comme d’autres groupes de troupes, ces gardes françaises étaient composées de soldats mécontents et souvent mal payés, confrontés à une hiérarchie militaire rigide. À cela s’ajoute le fait qu’ils étaient souvent en contact avec les représentants de la noblesse réformatrice, comme le duc d’Orléans avant d’être soutenus par les députés du Tiers-État. Les représentants parisiens du Tiers-État ont demandé au roi leur libération de ces gardes françaises, emprisonnées à Bicêtre, prison connue pour ses conditions extrêmement dures. Mobilisation politique qui a montré la capacité du Tiers à agir collectivement et mis le roi en porte-à-faux.
Il ne manque plus qu’un élément déclencheur.
C’est le remplacement de Necker par le maréchal de Broglie le 11 juillet. Alors que Necker était perçu comme une figure modérée, Broglie, de son côté, était connu pour sa brutalité.
Le fait que Broglie et ses alliés, comme Berthier et Foulon, soient prêts à employer la force de manière excessive exacerbe les tensions.
Cela se combine avec la défaillance de la hiérarchie militaire, notamment la gestion défaillante des troupes par Bésenval et d’autres responsables. Les erreurs tactiques, telles que l’incapacité à coordonner les mouvements des troupes et à répondre efficacement aux émeutes, ont permis aux manifestations de s’intensifier. Le fait que les barricades et les barrières soient laissées sans opposition, et que les gardiens des fermes se retirent sans confrontation, souligne l’inefficacité de la réponse militaire.
Bref, défaillance dans la chaîne de commandement et hésitations tactiques ouvrent la voie à une escalade des troubles jusqu’à la prise de la Bastille et la décapitation, acceptée de facto, de son gouverneur.
En somme, il n’y a pas eu de Grande peur.
Plus exactement il me semble qu’au lieu de parler de « Grande peur » pour catégoriser tous ces événements concomitants mais relevant de logiques différentes, voire opposées, on devrait parler de « grande fracture ». Ce n’est pas pour le plaisir de changer une formule pour une autre tout aussi imprécise, mais parce que toutes les structures établies sont en train de se déliter, faisant littéralement exploser la cohésion sociale, poussant les élites qui acceptent de faire front ensemble contre les mécontentements, les paniques et les révoltes à prendre le pouvoir et à inventer une nouvelle société.
C’est ce que la nuit du 4 août 1789 a voulu faire avec « l’abolition des privilèges » qui tient plus du tour de passe-passe qu’une véritable politique, c’est ce que la déclaration des droits de l’homme et du citoyen a voulu bâtir, sans réussir, laissant des contradictions fleurir (entre liberté, égalité d’un côté et de l’autre : sûreté et propriété par exemple). Les déceptions furent à la hauteur des espérances, exaspérées même par la médiocrité des réponses politiques du roi et des députés.
Juillet 1789 n’a été ni « l’anarchie » de Taine ni la révolution paysanne de Lefebvre, ce qu’il met sous l’étiquette de « grande peur », mais cette rupture colmatée de justesse qui a fait entrer le pays dans une révolution qui n’était ni organisée, ni acceptée collectivement, ce que je vois comme cette fracture qui a fait peur — qui continue de faire peur.
En 1789, on a donc parlé de révolution, mais sans qu’il y ait des révolutionnaires ; en 1792, des révolutionnaires firent une révolution qui sera arrêtée ensuite par les luttes internes entre eux.
Plus tard le récit fondateur sur la révolution restera fixé sur le déclenchement heureux en juillet 1789, malgré « la grande peur », pour insister sur l’année heureuse avant que les « dérapages », les « luttes », « les trahisons » ou les « excès » (au gré des interprétations) n’entraînent le pays dans « la Terreur ». Bref, arrêtons de qualifier ce que nous n’analysons pas précisément et détricotons les mythes — ne serait-ce que pour pouvoir analyser ce que nous vivons.