À Koursk, les Russes découvrent la guerre : six témoignages inédits du front
Une autoroute. Des drones dans le ciel. Des voitures fracassées — puis une file de gens qui attendent pour de la nourriture et des draps.
Entre les pro-guerres choqués et les habitants désabusés, comment les Russes de Koursk ont-ils vécu les premières heures de l’incursion ukrainienne dans la zone de Soudja ? Alors que les informations en provenance du front demeurent extrêmement parcellaires, nous publions les témoignages ordinaires proches de la zone de combat, inédits en français.
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Quarante huit heures après le début de l’incursion ukrainienne à Koursk, un journaliste de Kommersant, journal autorisé dans la Russie de Poutine mais qui n’est pas un simple relais de la propagande du Kremlin, s’est rendu près de Soudja, au cœur de la zone de combat. Sur place, il a recueilli des témoignages de Russes ayant des approches et des points de vue différents sur la situation.
Alors qu’il est difficile d’évaluer l’état de la situation et le rapport des forces sur le terrain, ces entretiens pris sur le vif, parfois dans l’émotion, souvent dans la surprise de l’opération ukrainienne, ne doivent pas être lus pour leur valeur factuelle. En effet, ils ne représentent qu’une infime partie de la réalité de l’incursion en Russie et sont prononcés par des personnes directement impliquées. En revanche, ils disent beaucoup du rapport de certains Russes à ce qui constitue, déjà, une inflexion dans cette longue guerre.
Depuis plus de deux ans, la revue essaye d’être l’un des lieux où l’on pense la guerre d’Ukraine. Si vous appréciez ce travail de prise de recul et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
Jeudi matin [deuxième jour de l’incursion ukrainienne à Koursk], Soudja était encore plongée dans le « brouillard de guerre ». Personne n’avait d’informations précises sur qui contrôlait la ville, sur la situation qui y régnait, ni même sur le fait qu’il y restait des habitants. Mon premier chauffeur de taxi a facilement accepté de me conduire de Koursk jusqu’à Soudja : « J’ai pêché dans cette région il y a quelques jours, tout était calme ». Mais le policier au barrage de l’autoroute l’a prévenu d’un air sombre : « À votre place, je n’irais pas plus loin : le ciel est plein de drones ukrainiens ».
La route au-delà du poste de contrôle était pratiquement vide — seules quelques voitures roulaient à grande vitesse en direction de Soudja. Pas une seule voiture ne revenait.
Nous avons vu la première voiture touchée par des drones au tournant du village de Nijnie Gridino, à environ 60 kilomètres de Koursk. C’était une jeep, complètement démantelée. Quelques minutes plus tard, nous avons vu une Niva blanche s’envoler dans un fossé, également touchée par une attaque de drone. Quelques centaines de mètres plus loin, encore une autre jeep accidentée, juste à côté d’une croix. L’asphalte est jonché de débris en tout genre. Enfin, près du village de Bolchoïe Soldatskoïe (70 kilomètres de Koursk, 25 kilomètres de Soudja), nous passons à côté d’une voiture blanche calcinée. Elle vient juste d’être touchée : la carcasse fume encore.
C’est trop pour le chauffeur : il tourne brusquement le volant en direction de Koursk : « Ça suffit, on peut mourir à tout moment ici ». Je ne vais pas mentir, j’étais content de sa décision.
Olga Dmitrievna Oustinova, habitante de Soudja
Nous rencontrons Olga Dmitrievna Oustinova par hasard, à la réception de l’hôtel. Je suis en train de faire mon check-in et une femme âgée et élégante paye sa chambre à côté de moi. Elle mentionne le fait qu’elle va retourner à Soudja. Encore sous l’effet de ce que j’avais vu sur l’autoroute, je suis un peu sous le choc. Je lui ai demandé de me raconter ce qui se passait à Soudja ces jours-ci.
Je n’avais pas l’intention de quitter la ville. Mais hier, je n’en pouvais plus et j’ai décidé d’informer l’administration régionale de notre situation et des besoins des gens.
À Soudja, on me considère comme une citoyenne engagée mais je ne suis ni plus ni moins qu’une simple citoyenne qui ne peut rester les bras croisés. Je ne peux tout simplement pas regarder tranquillement ce qui se passe lorsqu’il se passe des choses aussi révoltantes. C’est pourquoi mon mari et moi sommes venus ici, nous nous sommes adressés au bureau du gouverneur, nous avons passé la nuit ici et nous retournerons à Soudja dans la soirée.
Ces derniers temps, il y a souvent eu des alertes aériennes, la menace des drones, etc. Parfois, nous entendions même des explosions en provenance de la frontière. Mais dans la nuit du 6 août, une situation tout à fait extraordinaire s’est produite. Vers trois heures du matin, l’alerte a été donnée — et un bombardement massif de Soudja et des villages frontaliers a immédiatement commencé. Tout cela a duré près de trois heures.
Il est impossible de corroborer par des données précises ce témoignage. En tout état de cause, les impressions rapportées dans ce texte sont subjectives et ne doivent pas être prises comme des informations factuelles sur l’opération menée par les forces ukrainiennes dans l’oblast de Koursk.
Dès que cela s’est arrêté, mon mari et moi nous sommes immédiatement rendus à Koursk pour acheter un générateur électrique. Nous en avions déjà discuté, mais nous n’avions pas pu mettre la main dessus — nous espérions que la situation serait stable et que rien de tel ne se produirait. Quoi qu’il en soit, nous l’avons acheté et nous sommes rentrés.
Quel genre de destruction y avait-il dans la ville à ce moment-là ?
D’après ce que nous avons vu, deux immeubles d’habitation ont été détruits dans le centre de la rue Lénine. Un immeuble assez ancien a été touché, construit à l’époque soviétique — on l’appelle « Obkomovsky » dans la ville. Dans l’administration, seule une fenêtre a été brisée, rien d’autre. Le bâtiment du bureau du procureur a été gravement endommagé. L’ancien bâtiment de la station sanitaire et épidémiologique a également été endommagé. C’est ce que j’ai vu, je ne peux pas parler des autres quartiers.
Depuis le début de l’opération à Koursk, la Russie a frappé plusieurs infrastructures civiles à Kiev. Suivez notre analyse quotidienne mise à jour.
Nous sommes rentrés et avons mis en marche le générateur dans la cour. Il fonctionnait bruyamment et le bruit a attiré les voisins. À ce moment-là, l’eau, la lumière et les communications étaient coupées. Mais grâce au générateur, j’ai pu essayer de regarder les nouvelles et de contacter mes proches.
Il n’y avait pas de réseau mobile mais j’avais encore un vieux téléphone fixe. Il y a longtemps, voyant que le coût de ce téléphone était dérisoire, j’ai décidé qu’il fallait le garder — au cas où. Grâce à lui, j’avais un moyen de communiquer même sous les bombardements.
J’en ai parlé à mes voisins, qui ont fait remonter l’information : toute la journée, des gens, des inconnus comme des connaissances, sont venus nous voir pour appeler leurs proches. C’était le seul moyen. Il n’y avait pas de communication, aucun réseau : il était impossible de joindre un numéro d’urgence par exemple, malgré la situation critique dans laquelle nous étions plongés.
Les gens ont appelé leurs proches, ils ont appelé des numéros d’urgence, ils demandé de l’aide — mais tout cela en vain. Les lignes téléphoniques de l’administration de la ville ne répondaient pas. Je n’ai pu joindre que le service d’urgence du district de Soudja qui m’a répondu en substance : « Nous ne connaissons pas la situation, nous ne savons rien ». C’est compréhensible : c’est un opérateur ordinaire, un simple citoyen affecté à cette ligne d’urgence. Bien sûr qu’il ne savait rien et n’avait reçu aucun ordre. C’est ainsi que nous avons été livrés à nous-mêmes.
Il n’y a pas eu d’évacuation ?
Le mot « évacuation » n’a pas résonné à Soudja — ni le 6, ni le 7 août. Si vous ne me croyez pas, lisez nos posts sur Internet ou les commentaires sur la page du gouverneur. Dès le matin du 6 août, les gens quittaient la ville par leurs propres moyens, avec leurs propres véhicules. J’insiste sur ce point : il n’y avait pas d’évacuation centralisée. Lorsque nous sommes partis le 7 août, nous avons vu plusieurs bus verts derrière le Bolchoï Soldatski. Peut-être étaient-ils là à attendre les gens pour procéder à une évacuation ? Mais comment le savoir s’il n’y a pas de communication ? Comment les personnes qui n’ont pas de moyen de transport peuvent-elles se rendre à cet endroit ? Les personnes âgées, les handicapés, que peuvent-ils faire ? Mon ancienne institutrice habite à côté de chez moi, elle a 90 ans. Il y a aussi une femme de 93 ans à côté, alitée, habituellement prise en charge par des travailleurs sociaux. Comment ces gens peuvent-ils partir ?
À mon avis, l’administration municipale aurait dû parcourir les rues avec des haut-parleurs ; faire savoir aux gens quelles étaient les possibilités d’évacuation et ce qui les attendait ; identifier ce dont ils ont besoin dans l’immédiat. Mais rien de tout cela n’a été fait.
Quand avez-vous finalement quitté la ville ?
Le 7 août, à 13 heures, notre téléphone fixe a cessé de fonctionner. C’était la goutte de trop. Nous avons alors décidé de nous rendre à Koursk pour informer les autorités régionales de la situation. Nous sommes allés chercher notre voisine, l’avons emmenée chez ses parents et sommes allés directement au bureau d’accueil du gouverneur. Nous y avons laissé une déclaration disant qu’il n’y avait plus d’eau, de nourriture, de communications, d’essence dans la ville, mais qu’il y avait encore des gens sur place.
D’après vos impressions, y avait-il encore beaucoup de monde dans la ville le 7 août ?
Oui. Je ne sais pas exactement combien, mais j’ai vu des gens à vélo. J’ai même vu des enfants dans les rues.
Pensez-vous que ces personnes ne veulent pas partir et qu’elles n’ont pas besoin d’être évacués ?
Peut-être bien. Mais nous devons éclaircir la situation. Nous devrions au moins leur parler, essayer de les convaincre de partir. Leur dire où ils seront logés, quelles garanties ils auront. Il faut au moins savoir combien ils sont et ce dont ils ont besoin. J’ai vu aux informations que dans l’oblast de Belgorod, les gens n’ont pas quitté Chebekino et qu’ils y ont reçu de la nourriture.
Mais à Chebekino, la situation était plus facile….
Ici, Olga Dmitrievna s’égare pour la première fois et ne trouve pas immédiatement de réponse.
Tout ce qui est écrit sur la situation à Soudja doit encore être vérifié. C’est pourquoi nous rentrons chez nous aujourd’hui.
Tatiana, mère de famille, vivant à Soudja
On voit et on entend la file d’attente de loin. Près de 300 personnes se tiennent debout sous un soleil de plomb. Tout le monde parle : on passe des coups de fil de tous les côtés, qui ses parents, qui ses connaissances — ce brouhaha étoufferait presque la sirène d’alarme des missiles à laquelle, d’ailleurs, personne ne prête plus guère attention. Les gens ici ont d’autres préoccupations.
Les réfugiés de Soudja et des villages frontaliers viennent tous les jours à Belinskovo, au bureau de l’ONG de Koursk : la Maison des bonnes actions.
La file d’attente s’étend jusqu’à la cour d’une maison privée : les gens disent ce dont ils ont besoin et reçoivent des paquets de nourriture, de vêtements ou de draps, en fonction de leurs besoins.
Des dizaines de bénévoles s’affairent à l’emballage et à la distribution mais la file d’attente n’avance que très lentement : il y a trop de demande. De temps en temps, des plateaux avec des sandwiches arrivent depuis la « Maison », des bouteilles d’eau sont distribuées, mais tout ces vivres sont très vite épuisés. Toutes les deux minutes, de nouvelles voitures arrivent, sortent de leurs coffres des sacs contenant de la nourriture et des objets et les amènent dans la même cour. Ce ballet a des airs de mouvement brownien — on a l’impression que son flux ne va jamais s’arrêter.
En tête de la file d’atttente, une femme en tee-shirt rouge regarde autour d’elle d’un air confus. Elle nous parle nerveusement.
Nous avons quitté Soudja le 6 août en voiture.
C’était encore relativement calme à ce moment-là — certes, quelques voitures brûlaient sur l’autoroute, mais dans l’ensemble, nous sommes arrivés plus ou moins normalement. Que faire maintenant ?
Nous pensions que ce serait vite fini, alors nous sommes partis seulement avec nos habits sur nos épaules. Et maintenant, nous vivons chez un ami, à 12 personnes dans un appartement.
Elle se met à sangloter.
Nous sommes allés à Nevskovo, à l’administration, pour nous faire enregistrer comme tous ceux qui ont quitté Soudja. Mais ils ne nous ont rien dit, ni ce qu’il fallait faire, ni ce à quoi il fallait s’attendre. Ils ont seulement pris nos noms. Puis nous sommes venus ici. Nous pensions qu’au moins ils nous donneraient des vêtements, nous n’avions rien, rien du tout. Ma fille a été acceptée à l’université d’État de Koursk, elle a une réunion pour sa première année demain : elle n’a même pas de quoi y aller. Et maintenant, mon téléphone est H.S. et je ne trouve plus ma fille parmi toute cette foule…
Un groupe de femme de Soudja
Petit à petit, les autres personnes dans la file d’attente se rendent compte que je suis journaliste. Assez vite, je me retrouve entouré d’autres femmes inquiètes. Elles déversent tout ce qu’elles ont accumulé ces derniers jours.
— Je veux comprendre : où est notre État ? où est l’administration ? parlez-nous au moins. Nous ne savons rien du tout. Peut-être qu’ils ne savent pas non plus, mais si au moins ils nous soutenaient ! S’ils nous disaient : « Mes chers, nous aussi, nous sommes avec vous… » Mais il n’y a personne ! Rien !
— Pourquoi n’y a-t-il pas l’adresse de la zone d’hébergement temporaire (ZHT) sur le site web ? Où s’inscrire, où appeler — rien n’est clair !
— Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’évacuation ? Tout le monde s’est enfui comme il a pu, sous les bombardements, sous les drones kamikazes !
— Pourquoi ont-ils menti à la télévision jusqu’à la dernière minute ? Ils ont dit que la situation était stable, qu’il s’agissait seulement d’un petit groupe de reconnaissance et de diversion… Peut-être que les gens auraient eu le temps de partir normalement, avec leurs affaires…
— Dites à l’État que nous voulons les voir. Que l’État nous dise la vérité. À quoi devons-nous nous attendre ? Retournerons-nous dans nos maisons ou pouvons-nous dès à présent leur dire au revoir ? Au moins quelques miettes d’informations honnêtes de la part de l’État !
— Ne mentez plus aux gens. Nous nous débrouillerons sans vous mais ne nous mentez pas !
Svetlana Kozina, responsable de l’association « La Maison des bonnes actions »
Une bénévole passe avec un plateau de sandwichs. Je lui demande de m’indiquer la personne responsable : elle fait un signe vers la tête de la file d’attente : « Allez dans la cour et cherchez la personne la plus fatiguée. C’est notre Svetlana ».
La description n’aide pas : tous les volontaires dans la cour ont l’air très fatigués. On finit par me présenter à Svetlana Kozina.
Quel est cet endroit ?
C’est notre « Maison des bonnes actions ». Ici, depuis plusieurs années, nous aidons les familles nombreuses et à faibles revenus de Koursk. Mais lorsque nous avons appris ce qui se passait à Soudja, nous avons décidé d’organiser rapidement un point de distribution d’aide humanitaire.
Vous avez des fonds ?
Nous n’avons même pas de fondation, nous sommes juste un groupe d’entraide.
D’où vient toute cette nourriture ?
Les gens de Koursk l’apportent, et des gens de tout le pays l’achètent en ligne en mettant notre adresse de livraison. C’est encore plus pratique et rapide que de transférer de l’argent car nous n’avons ni le temps ni les moyens d’aller faire des courses. Au début, nous n’avons pas reçu beaucoup d’aide, car nous ne sommes pas très connus, mais nos vedettes nous ont beaucoup aidés.
Par exemple, hier, Ida Galich nous a appelés pour nous demander comment elle pouvait nous aider. Nous lui avons demandé de publier un article indiquant que les gens pouvaient commander sur Internet pour faire livrer leurs achats ici. Et nous voilà trois jours plus tard, avec seulement quelques heures de sommeil. Nous distribuons de l’aide de dix heures du matin à minuit. La nuit, nous continuons à déballer, à emballer, à trier….
Ida Galish est une blogueuse et présentatrice de télévision très populaire.
Combien de personnes compte votre équipe ?
D’ordinaire, nous avons 20 volontaires, mais maintenant nous en avons beaucoup plus. Beaucoup de gens sont venus simplement nous aider. Je ne connais même pas le nom des personnes ici présentes.
Combien de réfugiés avez-vous aidés ?
Nous n’avons pas de décompte exact, mais nous pensons que plusieurs milliers de personnes sont venues nous voir au cours de ces trois jours.
Selon le gouverneur de l’oblast Alexei Smirnov, 121 000 personnes auraient été déplacées depuis le début de l’incursion ukrainienne à Koursk.
L’administration régionale coopère-t-elle avec vous d’une manière ou d’une autre ?
Non. Mais je pense que notre administration a des difficultés, alors nous n’en prenons pas ombrage. Nous devrions tous nous soutenir mutuellement dans cette situation. Chacun est à sa tâche et la nôtre est d’aider nos voisins. Si l’administration devait elle aussi faire face à de telles situations, il y aurait de quoi devenir fou. C’est peut-être déjà le cas.
Je sors de la cour derrière une famille qui reçoit un kit d’aide humanitaire. Un jeune homme renfrogné porte plusieurs sacs de nourriture, sa femme tient une bouteille d’eau de cinq litres, deux adolescentes tiennent des draps et des couettes et un très jeune garçon portant une casquette de base-ball bleue traîne un oreiller. Il est le seul à sourire, et il essaie même de danser en marchant, blotti contre l’oreiller.
Pendant que je parlais aux déplacés, le photographe de Kommersant Anatoliy (Tolia) Zhdanov est parti avec l’envoyé spécial Alexander Kots. Ils ont décidé d’essayer à nouveau de se rendre à Soudja. Quelques heures plus tard, Tolia m’envoie un message : « Il y a un drone ici » puis se déconnecte. Après une très longue demi-heure, je reçois plus de détails : « Nous avons atteint la périphérie de Soudja, dont nous avons même photographié le panneau. Nous avons également filmé l’ambulance dans laquelle les médecins sont morts après avoir été touchés par le drone. Et puis nous avons repéré le drone, nous avons fait demi-tour et nous sommes partis. Une première explosion a retenti derrière nous, puis une deuxième. Il y avait une voiture sur l’autoroute à côté de nous. Ils emmenaient des gens hors de la ville. J’espère qu’ils sont sains et saufs… »
La liste des zones d’hébergement temporaire (ZHT) de Koursk n’est pas vraiment dans le domaine public. Le service de presse de l’administration régionale donne l’adresse du centre d’hébergement temporaire « Olimpiyets ». D’ordinaire, il s’agit d’un camp sportif pour enfants situé à la périphérie de la ville, près de la rivière, dans une forêt de pins. L’air y est pur et frais, c’est très calme, les gens se promènent tranquillement près des belles maisons, les enfants courent sur le terrain de sport.
Tous ceux à qui je parle racontent la même histoire : ils ont quitté Soudja le 6 août, après le premier bombardement, sont arrivés à Koursk, ont appelé le numéro d’urgence, se sont enregistrés auprès de l’administration et ont été orientés vers cette ZHT.
Bien sûr, ils s’inquiètent pour les maisons laissées à l’abandon à Soudja, mais ils ne sont pas aussi nerveux que les personnes dans l’incertitude qui font la queue pour obtenir de l’aide. Une femme âgée m’offre un biscuit — c’est son anniversaire aujourd’hui. Un parent l’appelle. Ils ont une longue conversation. « S’ils nous chassent d’ici, nous viendrons vous voir. C’est la guerre ici, Simochka, tu imagines, une vraie guerre… »
L’administratrice de la ZHT promet que personne ne sera « mis à la porte ». Selon elle, des réfugiés de la région de Donetsk sont mis à l’abri depuis plus de deux ans déjà y resteront aussi longtemps que nécessaire : « Nous sommes une organisation privée, l’État rembourse environ 400 roubles pour la nourriture et 900 roubles pour le logement par jour et par personne. Bien sûr, ce n’est pas le prix du marché, mais que pouvons-nous faire ? Nous devons aider le pays, nous devons aider les gens. » Elle assure que les gens sont admis dans les ZHT sans favoritisme, pour des raisons générales : « Les gens s’adressent au ministère des situations d’urgence qui ensuite nous appelle et nous demande : êtes-vous prêts à accueillir tant de personnes ? S’il y a des places, nous les acceptons. » Le premier jour des conflits à la frontière, le camp a accueilli 44 réfugiés de Soudja, le deuxième jour 54. Au total, 386 personnes se trouvent ici.
Les chiffres publics sont différents et témoignent plutôt d’une approche « forfaitaire » de la prise en charge des déplacés : si le gouverneur de l’oblast de Koursk Alexeï Smirnov a demandé à Poutine que le maintien du salaire pour les fonctionnaires et d’autres personnes évacués soit assuré par un fond exceptionnel, Poutine avait annoncé le 8 août que les habitants de l’oblast quittant les zones dangereuses seraient compensés par un versement unique de 10 000 roubles, soit l’équivalent de 105 euros.
Sur la véranda de l’un des bâtiments, les employés du comité d’enquête sont assis. Couverts de papiers, ils interrogent les réfugiés — comme des détectives interrogent des victimes dans une affaire criminelle. Ils ne donnent pas de détails et ne mentionnent même pas le numéro de l’article du code pénal : « Nous ne sommes pas autorisés à parler aux journalistes. » Mais on peut avoir un aperçu de l’affaire grâce aux formulaires éparpillés sur la table : « Personnes non identifiées parmi les militaires des formations armées de l’Ukraine… agissant en bande organisée… ont tiré sur des infrastructures civiles et des positions des forces armées de la Fédération de Russie et du FSB de la Fédération de Russie. Ces actions criminelles ont entraîné la mort de militaires et de civils, ainsi que des dommages matériels et moraux… etc. »
Une habitante de Soudja, une « Z » — c’est-à-dire une pro-guerre
« Avez-vous des informations récentes sur ce qui se passe actuellement à Soudja ? » me demande une femme qui attend visiblement son tour pour être interviewée, avant de continuer : « une parente à moi de Zaporijia m’a écrit — elle me dit qu’à la télévision, on annonce que les drapeaux ukrainiens flottent au-dessus de Soudja. »
Ils vous ont écrit de l’Ukraine ?
Eh oui, toute notre famille a été dispersée comme cela… Ma mère vit près de Melitopol, mon oncle à Pavlograd, une tante à Dnipropetrovsk, une autre à Odessa. La sœur de mon mari est elle-même originaire de Soudja, mais elle vit dans la partie khokhlak de Zaporijjia. Elle y est allée à l’époque soviétique dans le cadre d’une mission, puis ses enfants sont nés et elle y est restée. C’est pourquoi j’étais si heureuse lorsque nos troupes avançaient à Zaporijjia — je pensais que leur ville serait annexée et que toute la famille serait réunie. Mais nous n’avons pas eu le temps, cela n’a pas marché. Seule ma mère vit aujourd’hui en Russie. J’ai prié Dieu : « Seigneur, si seulement les nôtres pouvaient prendre ce territoire où se trouve ma mère ».
Et j’ai pensé que Dieu avait entendu mes prières. Et maintenant, nous ne savons pas ce qui se passera demain, nous devrions peut-être nous enfuir d’ici. Le deuxième jour, ma mère m’appelle pour que je vienne les rejoindre près de Melitopol. Mais où est la garantie que les Khokhly ne s’y précipiteront pas ?
En Ukraine, Dnipropetrovsk a été renommée en Dnipro en vertu de la loi de décommunisation mais les Russes s’y réfèrent avec l’ancienne dénomination. Khokhlak (pluriel Khokhly) est une insulte raciste pour désigner les Ukrainiens.
Que vous disent encore vos proches d’Ukraine ?
La tante de Dnipropetrovsk nous a reniés. Après 2014, nous étions encore amis, mais en 2022, elle a immédiatement embrayé sur le registre « vous êtes des fascistes, des envahisseurs ! » J’ai tenté de la raisonner : « Mais Masha, quel est le rapport ? Nous sommes une famille… » Elle a cessé de communiquer avec nous. Son mari est un bandériste d’Ukraine occidentale — il lui a certainement lavé le cerveau.
Bandériste fait évidemment référence à Bandera ; dans la bouche des Russes pro-guerre, le terme sert à faire référence de manière plus générale aux Ukrainiens comme des nazis.
Mon oncle de Pavlograd m’appelle parfois, mais les conversations ne portent que sur le temps et la santé. Il ne dit pas un mot de la guerre — et nous non plus. La sœur de mon mari a même peur d’appeler, car leurs conversations avec la Russie sont placées sur écoute. Elle nous envoyait des cartes de vœux sur WhatsApp. Rien d’autre. La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était en 2016, tant d’années se sont écoulées…
La femme se tait, puis glousse nerveusement.
Je pensais que nous allions les prendre — maintenant, ce sont eux qui arrivent !
Qu’en pensez-vous ?
Je pense que nous manquons d’un Joukov ou d’un Rokossovski au ministère de la Défense, dont les couloirs sont surtout peuplés de fous furieux corrompus. Maintenant, ils mettent les généraux en prison les uns après les autres, et les gens ordinaires regardent et pensent : « c’est vraiment avec de telles personnes que vous comptez gagner la guerre ? » Ce n’est pas un jouet, ce n’est pas une course de chars d’assaut ! Les gens ordinaires sont très perplexes. En 2022, nous avons connu une véritable montée du patriotisme. Tout pour le front, tout pour la victoire. Les gens tissaient des filets de camouflage et faisaient n’importe quoi. Puis ils ont compris que tout ne se passait pas comme prévu. Ils ont commencé à se demander qui avait fait ces plans au départ. Peut-être que nous n’aurions pas dû jeter tous nos gars sur Kiev tout de suite. Peut-être aurions-nous dû commencer par libérer le Donbass ? Et pourquoi les Khokhly ont-ils passé dix ans à se préparer alors que nous avons passé dix ans à négocier avec les Occidentaux ? Ils ont montré leur visage aux Jeux olympiques — des satanistes et des pédés. Pourquoi se plaindre maintenant qu’ils nous ont trompés ? Les gens ordinaires regardent et ne comprennent pas pourquoi ils devraient croire de telles personnes.
Aujourd’hui, nous ne comprenons pas non plus pourquoi ils ne nous disent pas la vérité.
L’ennemi est entré sur notre territoire et à la télévision on nous parle d’une « situation d’urgence ». Quelle urgence quand des chars étrangers débarquent sur notre territoire ! C’est déjà la vraie guerre !
L’utilisation du mot « guerre » dans une telle publication est intéressante. Son utilisation pour parler de l’invasion russe de l’Ukraine a été interdite en 2022 après l’introduction du terme officiel « d’opération militaire spéciale » (SVO). Progressivement, plus la guerre s’est enracinée dans la vie des gens, plus elle semble s’être normalisée comme phénomène — se retrouvant donc aussi dans les mots. Ainsi, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a déclaré publiquement que la SVO s’était transformée en guerre.
Alors que la guerre s’est étendue au territoire russe, l’expression a été de nouveau bannie, Poutine préférant traiter la lutte contre l’incursion ukrainienne à Koursk comme une « opération antiterroriste ».
Elle se met en colère, parle de plus en plus fort. Je commence à m’inquiéter sérieusement que cette franchise ne se retourne contre elle. En attendant une pause, je fais un signe de tête significatif aux agents du comité d’enquête assis à côté de moi :
— Il vaut mieux rester ici pour parler de ce genre de choses….
La femme me regarde avec surprise :
— Vous pensez que ces gens-là sont différents ? Ils ont les mêmes idées en tête, j’en suis sûre. Tout le monde pense la même chose en ce moment.
Le soir, j’ai téléphoné à Olga Dmitrievna : j’ai été soulagé d’apprendre qu’elle avait décidé de ne pas retourner à Soudja pour le moment.