Notre série d’été « Stratégies » revient cette année. L’été dernier, nous avions exploré les batailles rangées des guerres symétriques, de Cannes à Bakhmout. Dans les épisodes de cette année, nous explorons les figures de la guerre irrégulière — des premiers pirates aux luttes insurrectionnelles féministes, en passant par Toussaint Louverture. Pour ne rien manquer de cette série, abonnez-vous au Grand Continent
Le mot pirate est d’origine grecque. D’où vient-il, quand émerge-t-il dans le monde ancien et que signifie-t-il ?
À l’origine, les pirates étaient désignés par des termes généraux comme lestès (brigand) ou kakourgos, mot générique pour dire « malfaiteur ».
Ce n’est qu’à l’époque hellénistique que le terme peiratès se diffuse. Il est formé sur le verbe peiraô, qui signifie littéralement « essayer, tenter », avec une connotation d’aventure, d’audace et même de provocation. Le pirate est donc celui qui tente tout, qui n’a peur de rien et surtout qui n’a pas peur de contrevenir aux règles usuelles de l’époque. Mais bien que le mot soit récent, l’activité de piraterie est probablement aussi vieille que la navigation en Égée, comme c’est le cas dans tous les milieux insulaires.
Et qui sont donc les pirates ?
N’importe qui peut devenir un pirate, et c’est une notion très ambiguë. D’abord, soulignons que la piraterie fait partie du quotidien des gens de l’époque. Il y a notamment un passage fameux dans l’Odyssée, que Thucydide lui-même a en tête quand il évoque la piraterie des temps anciens. Quand le jeune Télémaque part à la recherche de son père, il accoste sur les rivages du royaume de Nestor, qui célèbre un sacrifice sur la plage. Et la première question que Nestor pose à Télémaque est : « Qui es-tu, étranger ? Es-tu là pour une affaire ou erres-tu sur la mer comme un brigand qui vogue à l’aventure ? » Pour Thucydide, cela montre à quel point la piraterie faisait partie des mentalités.
Il en ressort aussi que la notion est pleine d’ambiguïtés. Le pirate est souvent associé au marchand, qui pratique lui aussi une activité déconsidérée ; derrière tout marchand, il y a un voleur en puissance. Pour les Grecs, l’image négative du négociant est incarnée par le Phénicien, à la fois une sorte d’ennemi héréditaire et un partenaire dont on ne peut guère se passer. Cela vaut également dans les cités grecques d’Occident avec les Carthaginois. Les Phéniciens sont vus à la fois comme des commerçants et des pirates en puissance.
Rappelons en outre que la mythologie elle-même fournit des récits de piraterie. Il y a par exemple l’histoire de Dionysos attaqué par des pirates, qu’il transforme en dauphins pour s’en protéger. Selon ce mythe, les dauphins sont des pirates métamorphosés.
Donc ce qui définit le pirate, c’est son activité.
Oui, mais cela dépend aussi beaucoup de qui pratique la piraterie. Il y a par exemple un passage dans l’Odyssée où Ulysse agit en pirate. Pour reconstituer ses stocks épuisés par les prétendants de Pénélope en son absence, il projette des razzias sur la côte en face d’Ithaque. Ce qui est notable, c’est que lorsque c’est Ulysse qui pratique la piraterie, cela devient un acte de guerre légitime. Souvent, il s’agit d’ailleurs d’une grande chasse aux prisonniers réduits en esclavage. Les pirates ne font pas autre chose : ils cherchent des biens, mais surtout des personnes, qu’ils espèrent vendre ou restituer contre des rançons. Les captifs sont parmi les marchandises les plus précieuses.
Si elle est pratiquée par des personnes respectées, la piraterie peut donc être admise. En revanche, lorsque ce sont des individus mal perçus qui s’y adonnent, elle devient une horreur et une abomination. Cela met en lumière la distinction parfois ambiguë entre guerre licite et illicite, dont l’une des principales caractéristiques est d’être non déclarée. On touche ainsi au concept de guerre hybride. Le pillage devient un acte de guerre lorsqu’il est perpétré dans le cadre d’une déclaration officielle. Sinon, c’est un crime de piraterie injustifiable.
Sur quels types de navires combattent les pirates ?
Ils sont connus pour utiliser de petites embarcations rapides. On trouve par exemple le terme « hémiolie », qui est un petit bateau léger. À partir de l’époque hellénistique, notamment aux troisième et deuxième siècles avant notre ère, apparaît le terme lembos en grec, ou lembus en latin. Ce sont des navires typiques de la piraterie : assez petits, manœuvrants, d’un usage souple et permettant des opérations rapides. Ces navires peuvent même représenter une menace pour les grandes unités des plus grosses marines de l’époque.
Les Rhodiens, considérés à l’époque hellénistique comme les garants de la sécurité maritime, sont crédités de l’invention d’un nouveau type de navire pour la guerre de course, appelé « trihémiolie ». Ce navire aurait combiné la maniabilité et la rapidité de l’hémiolie avec une base plus robuste adaptée de la trière. La trihémiolie avait apparemment une configuration qui facilitait les manœuvres et les engagements rapides, mais on ignore les détails.
On a jadis proposé d’en voir une reproduction réduite dans la base de la Victoire de Samothrace (vers 200 av. J.-C.), car ce type de navire était devenu un symbole de la marine rhodienne. Mais une interprétation plus récente et plus convaincante suggère que cette proue de marbre, qui aujourd’hui fend les flots de touristes visitant le Louvre, reproduit plutôt celle d’un navire plus grand, peut-être une pentère — un « 5 », c’est-à-dire un navire à deux rangées de rames, celles du haut, plus lourdes, actionnées par 3 rameurs, celles du bas par 2 seulement.
Quel est le mode opératoire des pirates ?
Les attaques en pleine mer sont en réalité mal documentées. Il y a peu de récits détaillés et de rares images. Il y a notamment une coupe à figures noires du British Museum datée de la fin du sixième siècle avant notre ère, dont le décor extérieur représente ce qui peut s’interpréter comme l’attaque d’un navire marchand par un navire pirate. On y voit un navire haut sur l’eau et un autre très bas. Sur ce dernier, les agresseurs — sans doute des pirates — semblent affaler la voile, comme s’ils se préparaient à attaquer. C’est une sorte de bande dessinée, malheureusement sans texte.
Ce qui est mieux documenté, surtout à l’époque hellénistique, ce sont les raids terrestres. Les sources, principalement des inscriptions, indiquent que les pirates débarquaient et cherchaient généralement à capturer des personnes plutôt que des biens. Ces raids pouvaient parfois prendre des proportions importantes, rappelant les incursions vikings.
Un exemple intéressant est une inscription décrivant une attaque contre la cité côtière de Téos en Ionie au IIIe s. av. J.-C. Le texte est endommagé, mais on comprend que les pirates sont venus en force, ont campé aux portes de la ville, et ont lancé un ultimatum en attendant une rançon. Apparemment, la cité a dû mettre en place des mesures financières spéciales pour collecter les fonds nécessaires, via un prélèvement obligatoire proportionnel aux fortunes des habitants. On peut se demander pourquoi les pirates n’ont pas simplement saccagé la ville — probablement parce qu’ils n’en avaient pas les moyens ou parce que le racket régulier était plus avantageux pour eux à long terme.
Ce type de pression n’était d’ailleurs pas le seul fait des pirates. Les cités grecques de la mer Noire, par exemple, étaient à l’époque hellénistique soumises à des extorsions similaires de la part des barbares vivant dans leur arrière-pays comme les Thraco-Scythes, les Gètes ou les Galates, qui arrivaient et imposaient des tributs sous la menace, utilisant des méthodes comparables.
Sait-on si les pirates avaient des cultes ou des pratiques religieuses spécifiques ?
Il est probable que les pirates rendaient hommage aux divinités maritimes habituelles comme Poséidon. Il y a aussi Isis, que les Grecs priaient sous le nom d’Isis Pelagia, protectrice de la navigation. Selon Plutarque, au premier siècle avant notre ère les pirates ciliciens contribuèrent à populariser le culte oriental de Mithra. Cependant, nous n’avons pas beaucoup d’éléments sur ces questions, alors que nous sommes informés de certains comportements scandaleux ou que l’on qualifierait aujourd’hui de « disruptifs ».
Étant des hors-la-loi, les pirates pouvaient au contraire être perçus comme défiant les normes religieuses. Il en existe un exemple notable, toutefois à prendre avec précaution car il provient de Polybe qui, en tant qu’Achaien, était peu enclin à l’objectivité vis-à-vis des Étoliens. Il raconte l’histoire de Dicéarque, un pirate étolien de la fin du IIIe/début du IIe siècle avant notre ère qui, selon Polybe « poussa la fureur jusqu’à entreprendre d’agir par la terreur vis-à-vis des dieux, comme des homme ». Là où les navigateurs normaux, dès leur arrivée, élevaient un petit autel de sable pour remercier les dieux de les avoir menés à bon port, Dicéarque érigeait deux autels à l’Impiété et à l’Injustice divinisées, comble du cynisme. On comprend que la figure du pirate est l’une des incarnations du péché capital pour les Grecs : la démesure (hybris), idée que les Romains rendent à peu près par la notion de superbia.
Cette anecdote, bien que teintée de préjugés anti-étoliens, reflète peut-être une part de vérité. Le fait que Polybe raconte cela suggère que ce type de comportement pouvait être crédible. Cela indique que les pirates étaient perçus comme des figures sans foi ni loi, à la fois méprisées et diabolisées, mais très redoutées également pour ces raisons.
Justement, ce dernier exemple pose la question des sources. Comment connaissons-nous les pirates de l’Antiquité ?
À côté des rares images déjà évoquées, les auteurs anciens mentionnent les pirates. Dans l’Odyssée, les pirates sont déjà présents en toile de fond, ce qui témoigne de leur omniprésence. Les auteurs considèrent souvent que la piraterie était un état originel, diminuant avec les progrès de la civilisation.
Au sixième siècle on prête à la famille du tyran Polycrate de Samos, connue par Hérodote, des activités de piraterie. Au siècle suivant, on parle moins de piraterie en raison de l’hégémonie athénienne, qui est une thalassocratie ayant résolu en grande partie le problème. Mais à l’époque hellénistique, en raison de l’absence d’une puissance maritime constante et dominante, la piraterie a de nouveau prospéré. Les cités insulaires, désormais plus libres mais responsables de leur propre défense, devaient faire face à cette menace. Elles s’entraidaient, avec des bienfaiteurs qui intervenaient pour racheter des prisonniers et les restituer, subvenant même à leurs besoins jusqu’à leur retour chez eux. Il y avait une grande solidarité entre les îles, avec des alertes mutuelles prévenant de l’arrivée des pirates. Il y a beaucoup de sources épigraphiques de cette période qui documentent ces interactions, contrairement aux époques archaïque et classique qui sont moins bien documentées sur ce sujet.
Une autre source intéressante, bien que plus anecdotique, sont les romans grecs et latins. Ressort dramatique essentiel, l’attaque ou l’enlèvement par les pirates y est un passage obligé, presque un cliché qui témoigne de l’importance du phénomène dans l’imaginaire collectif. Des œuvres comme Daphnis et Chloé, Chairéas et Callirhoè, ou le Satyricon de Pétrone incluent des épisodes de piraterie, reflétant la prévalence de ce thème, que l’on retrouve ensuite dans notre littérature. Il n’est que de songer aux Fourberies de Scapin ou, dans un registre pas si éloigné du roman antique, à Angélique marquise des Anges, sans oublier un running gag bien connu dans les aventures d’Astérix !
Parmi les célébrités enlevées par des pirates contre rançon figure Jules César lui-même, qui ne manqua pas de leur faire observer qu’il valait beaucoup plus que ce qu’ils comptaient demander pour sa libération, avant d’en tirer vengeance.
Vous évoquiez Athènes. La disparition des pirates à l’époque classique est-elle un symbole de la thalassocratie athénienne ?
Oui, effectivement. Les périodes où la piraterie semble diminuer sont rares, mais une exception notable est la thalassocratie athénienne — que j’appelle thalassodémocratie — du cinquième siècle avant notre ère. À cette époque, la puissance navale d’Athènes a notablement contribué à réduire la piraterie. Théoriquement, on aurait pu s’attendre à un phénomène similaire au quatrième siècle avec la seconde Confédération maritime, mais celle-ci s’avéra beaucoup moins efficace dans ce domaine.
Durant le cinquième siècle, la stratégie athénienne comporte un plan de sécurité maritime rigoureux, dont les effets sont à certains égards comparables à ceux d’un plan Vigipirate actuel pour la lutte antiterroriste. Elle remplit son but affiché, mais contribue également à réduire certains types de délinquance. L’objectif principal d’Athènes était d’abord l’expulsion des Perses et ensuite le maintien de son empire maritime. Un effet secondaire de cette vigilance accrue fut la diminution de la criminalité maritime, au premier chef, de la piraterie. La ligne de défense athénienne, symbolisée par Délos et s’appuyant sur l’omniprésence des trières, rendait pratiquement impossible l’activité des pirates en Égée.
Cependant, l’absence de sources mentionnant des actes de piraterie ne signifie pas nécessairement leur inexistence. Il est possible que la présence dominante des trières athéniennes ait simplement dissuadé les pirates, ou du moins réduit leur activité à un niveau insignifiant. Après la chute de la puissance athénienne, aucun autre État grec ne prit efficacement et durablement le relais pour maintenir cette sécurité maritime, d’où les documents hellénistiques évoqués précédemment. La fantomatique Ligue des Insulaires aux troisième et deuxième siècles, successivement sous obédience antigonide, lagide, puis enfin rhodienne, ne fut qu’un pâle avatar des dispositifs athéniens de l’époque classique.
D’autres puissances ont-elles combattu la piraterie ?
À l’époque hellénistique, les grandes puissances qu’étaient les royaumes pouvaient déployer des flottes importantes, mais ces flottes étaient souvent construites ou armées pour des objectifs spécifiques et temporaires, comme la conquête de Chypre par les Antigonides (306) et leur ambition de remettre pied en Europe, ou dans le cadre de la confrontation avec un rival (Antigonides-Lagides). Ces flottes abondantes et coûteuses n’étaient pas adaptées à la lutte contre la piraterie, qui nécessitait des navires plus petits et une plus grande réactivité.
Rhodes est un exemple à part de cité qui tenta de maintenir une certaine sécurité maritime. À partir du troisième siècle avant notre ère, les Rhodiens disposaient d’une flotte d’une quarantaine de navires, principalement des petites unités, qui patrouillaient en mer Égée. Les dédicaces inscrites laissées par les équipages en escale témoignent d’une présence assez constante. Polybe mentionne également que Rhodes était reconnue pour ce rôle, bien qu’elle ne fût pas en mesure d’éliminer la piraterie.
Après l’affaiblissement de Rhodes dans les années 160, celle-ci reprit de plus belle. Ce n’est que plus tard, avec l’intervention des Romains, que la situation changea significativement.
Mais Rome n’est venue que tardivement au combat contre les pirates.
Les Romains évoluaient dans un environnement où la piraterie était omniprésente. Les Phocéens par exemple, tout en étant des négociants professionnels, se sont souvent engagés dans des activités de piraterie. Hérodote évoque leur installation en Corse, d’où ils menaient des raids dans la région, notamment contre les Étrusques et les Carthaginois, leurs rivaux commerciaux. Cela aboutit vers 540 à une grande bataille navale devant Alalia (Aléria), à un contre deux et sans véritable vainqueur, mais les Phocéens quittèrent la Corse et s’installèrent en face, à Élée (Vélia).
Les Étrusques eux-mêmes étaient souvent impliqués dans ces affaires et la rivalité entre eux et les Phocéens dans la région révèle encore une fois la frontière étroite entre commerce et piraterie. Hérodote raconte aussi qu’après l’échec de la révolte ionienne contre les Perses en 494 av. J.-C., le Phocéen Dionysios, chef de la flotte des coalisés vaincus, vint s’établir en Sicile pour s’y adonner à une piraterie sélective tournée exclusivement contre les navires étrusques et puniques.
Les Romains, pendant longtemps, ont toléré les pirates, car ces derniers leur étaient utiles, notamment pour des raisons économiques. La piraterie fournissait un flux constant d’esclaves, essentiels pour l’économie et la société romaines. Ce n’est que lorsque les activités des pirates ont atteint un niveau intolérable que Rome a décidé d’intervenir. N’oublions pas que c’est la piraterie illyrienne, désorganisant le commerce, qui a poussé les Romains à franchir militairement l’Adriatique pour la première fois en 228 av. J.-C., après qu’un de leurs ambassadeurs fut éliminé par les pirates, incident déclencheur de la première guerre d’Illyrie. Cela leur valut aussi la reconnaissance des Grecs.
Vous évoquez les Phocéens ou les Étrusques, quels autres États soutiennent la piraterie ? Cela s’apparente-t-il à de la guerre de course ?
Absolument. Comme nous l’avons mentionné, les Romains ont, dans une certaine mesure, toléré la piraterie pour en tirer des bénéfices économiques, sans toutefois la protéger officiellement. Mais d’autres acteurs méditerranéens ont eu des relations encore beaucoup plus ambiguës avec la piraterie. Les principaux foyers de piraterie en Méditerranée orientale incluaient les Crétois, les Étoliens, enfin les Ciliciens.
Les Crétois, par exemple, sont connus pour leurs activités de piraterie. Dans l’Odyssée, Ulysse de retour chez lui se fait d’abord passer pour un Crétois, se vantant de ses aventures et exploits, un signe de la réputation de l’île. Vers 205 et 155, il y eut deux guerres crétoises auxquelles Rhodes dut faire face, et il semble qu’il existât même sur l’île un établissement appelé Doulopolis, c’est-à-dire littéralement « la ville des esclaves », qui pouvait servir au stockage des marchandises humaines.
Les Étoliens constituent un autre exemple. Polybe les décrit comme des pillards, quasiment des charognards, profitant des guerres entre les autres États pour s’emparer du butin. Leur confédération s’étendait des Thermopyles à la mer Ionienne, et contrôlait Delphes et son Amphictionie, une association religieuse internationale qu’ils ont instrumentalisée dans cette perspective. Sous couvert amphictionique, ils procédaient à des raids, et nombre d’inscriptions montrent comment les cités leur demandaient de les épargner en échange de faveurs diplomatiques, mettant en lumière leur rôle complexe en tant que quasi État-terroriste (conventions d’« asylie »).
Au troisième siècle avant notre ère, les souverains dont la marine était trop faible, tel Philippe V de Macédoine, employaient des pirates comme mercenaires — ces mêmes Étoliens devenaient ainsi des corsaires.
Les Ciliciens représentent un autre exemple significatif. La Cilicie et son voisinage immédiat (Lycie et Pamphylie), au sud de l’Asie Mineure, était un foyer de piraterie, où finirent par se développer de véritables royaumes piratiques, avec des figures comme Zénikétès, qui se fait appeler « roi » dans une inscription de Dodone. Cela résume parfaitement le niveau d’audace auquel ils étaient parvenus. Les Ciliciens menaient des raids jusqu’en Italie, menaçant les grands ports, et en Égée n’hésitèrent pas à saccager l’île sacrée de Délos qui abritait l’un des plus fameux sanctuaires d’Apollon (69 av. J.-C.). Les équipages étaient constitués de diverses populations d’aventuriers et de désespérés, pas seulement des Ciliciens de souche.
À partir du début des années 80 av. J.-C., le cas de Mithridate VI du Pont est particulièrement remarquable. Mithridate, en guerre contre Rome, employait des pirates pour renforcer sa flotte, transformant ainsi la piraterie en une force militaire significative, opérant sous son commandement ou en son nom. Cela a contribué à une intensification notable des activités de pirates en Méditerranée orientale. Et bien que Rome ait réussi à vaincre Mithridate sur terre, les pirates qu’il avait mobilisés continuaient à poser un problème majeur.
Mis à part les Crétois, tous les peuples que vous mentionnez ne sont-ils pas considérés comme des sortes de barbares ?
Oui, cet aspect est indiscutable. La perception des pirates par les Grecs était aussi teintée de considérations ethniques et culturelles. On constate que les pirates étaient souvent des individus issus de groupes que les Grecs considéraient comme marginaux.
Les Étoliens sont là encore un cas intéressant. Chez Thucydide, on leur prête des mœurs primitives et quoique hellénophones, ils sont vus par certains comme des mixobarbaroi, c’est-à-dire à moitié barbares. Ils tentaient de s’intégrer dans le monde grec, mais leur engagement dans la piraterie — comme leur manière hétérodoxe de combattre sur terre — les a maintenus longtemps pour ainsi dire à la périphérie de la civilisation. Comme les Puniques, les Étrusques étaient vus comme des barbares par les Grecs, bien qu’ils aient eu une civilisation avancée qui s’hellénisa notablement.
Il y a cette idée sous-jacente que la piraterie était une activité hautement blâmable et donc assez typiquement barbare, mais avec toutes les ambiguïtés rappelées plus haut.
Comment les Romains ont-ils procédé pour éliminer les pirates ?
Les Romains ont mené plusieurs opérations au début du premier siècle avant Jésus-Christ pour combattre la piraterie. Tout d’abord, il y eut la première intervention de Marcus Antonius Orator, en 102 avant notre ère, qui remporta des succès contre les pirates ciliciens. Cette victoire était cependant limitée aux côtes et à des engagements navals. Or les pirates pouvaient trouver refuge dans l’intérieur des terres, dans une région particulièrement difficile d’accès. Par la suite, la propre fille du vainqueur fut d’ailleurs enlevée par des pirates en Italie même, non loin de Misène.
Pour éradiquer la piraterie, il fallait plus qu’une simple victoire navale. Les métastases de la guerre contre Mithridate VI du Pont fournirent une occasion et un prétexte. En 74 avant notre ère, Marcus Antonius Creticus, fils du précédent et père du grand Marc Antoine, avait tenté à son tour de lutter contre les pirates, mais cela s’était soldé par un échec. Il fallut donc ce que le grand historien Édouard Will appelle une « gigantesque et foudroyante opération » pour rétablir l’ordre. Cela souligne à quel point la piraterie, soutenue par des puissances comme le royaume du Pont, avait atteint un niveau d’organisation et de menace qui nécessitait une intervention militaire massive. La loi Gabinia de 67 av. J.-C. conféra à Pompée un imperium infinitum parfois qualifié de majus (« plus grand »), un pouvoir sinon absolu, du moins très étendu dans le temps et l’espace : à danger exceptionnel, pouvoir extraordinaire ! Cela permit à Pompée de mobiliser des ressources considérables : 270 navires et environ 120 000 hommes plus 4000 cavaliers, d’après l’historien Appien. Il divisa la Méditerranée en 13 districts, répartissant ses forces de manière stratégique pour attaquer les pirates simultanément et leur ôter toute échappatoire, si bien que beaucoup se rendaient volontairement. En quelques semaines, l’affaire fut pliée. Mais le vainqueur a également cherché à mettre fin durablement au phénomène en donnant une situation stable à ceux qui se rendaient, les établissant par exemple dans la cité de Soloi en Pamphylie, refondée pour l’occasion en Pompeiopolis. Pompée, dès lors quasiment considéré comme un bienfaiteur de l’humanité, a aussi libéré des quantités de captifs : certains, rentrant chez eux, y découvrirent leur propre cénotaphe, car on les croyait morts…
Après cette véritable purge, la piraterie ne disparaît pas complètement mais devient plus ponctuelle et résiduelle, sans menacer la domination romaine. Pendant tout l’Empire, elle subsiste à bas bruit, souvent tolérée car elle alimente certains marchés. Bref, « les affaires reprennent », comme on dit. Mais ce n’est qu’à la fin de l’Antiquité, lors des périodes de grands troubles, que la piraterie refait surface de manière plus significative.
L’écrasement des pirates n’est-il pas l’un des signes les plus marquants du passage à l’Empire romain ?
L’écrasement des pirates par cette opération pan-méditerranéenne, qui demeure un cas unique dans l’Histoire, symbolise bien la transition vers une période où Rome impose une hégémonie incontestée sur la Méditerranée, consolidant ainsi les bases de ce qu’est devenu l’Empire romain : mare nostrum, expression un peu galvaudée mais qui se justifie et trouve sa pleine dimension en cette circonstance.
Concernant les opérations contre les pirates, on peut établir une distinction entre les Athéniens et les Romains. Pour les Athéniens, l’éradication de la piraterie peut apparaître comme un effet secondaire de leur politique anti-perse puis de domination principalement égéenne. Pour les Romains, cela devint une stratégie globale et planifiée, quand ils eurent compris que la piraterie, longtemps tolérée comme une sorte de partenaire, représentait au-delà de certaines limites, une menace pour la sécurité des routes commerciales, et donc pour leur approvisionnement et la stabilité économique. C’était une illustration parfaite — quoique légèrement anticipée — des fameux vers de Virgile au chant VI de l’Énéide : Romain, souviens-toi de gouverner les peuples sous ton imperium. Telle sera ta ligne de conduite : imposer la pratique de la paix, épargner ceux qui se sont soumis et dompter les orgueilleux (superbos).
La campagne de 67 avant notre ère est emblématique de cette vision impériale et globalisante. Avec cet imperium quasi illimité, on inventa un nouveau périmètre de commandement pour permettre à Pompée de mener à bien sa mission. Cette étape a donc marqué un tournant non seulement dans l’affirmation de la domination romaine sur la Méditerranée, mais sans doute aussi dans l’évolution des formes de pouvoir à Rome même, tel un jalon vers le Principat augustéen.
Comme si souvent dans l’Histoire, le fait maritime était au centre d’évolutions majeures.