À quand remonte votre attachement à l’Afrique du Sud ?
Je me suis particulièrement intéressé à l’Afrique du Sud après un voyage en Tanzanie. Lorsque j’avais 18 ans, j’étais allé voir ma mère qui y vivait. La Tanzanie était alors la base arrière de l’Afrique australe : il y avait des camps de réfugiés sud-africains, des camps de l’ANC (Congrès national africain) et il y avait la bataille autour du chemin de fer construit par la Chine vers la Zambie afin d’exporter le cuivre zambien sans passer par les ports sud-africains. C’est à travers la découverte de la Tanzanie que j’ai découvert les problématiques de l’Afrique australe à l’époque de l’apartheid. J’ai donc commencé à m’intéresser à l’Afrique du Sud. À mon retour à Paris, j’ai commencé à fréquenter des gens qui s’intéressaient aussi à ce pays et j’ai rapidement eu envie d’y aller.
Dans quel contexte foulez-vous pour la première fois le sol sud-africain ?
Je suis allé pour la première fois en Afrique du Sud en décembre 1975 pour Le Monde Diplomatique, et ça a été pour moi un grand choc. J’avais à peine 22-23 ans et je me suis passionné pour ce pays, dont je découvrais tout à la fois. Je voyais d’un côté les horreurs de l’apartheid, de l’autre les joies et les plaisirs du reportage et du terrain et je faisais des rencontres incroyables.
Au moment où j’y arrive, l’Afrique du Sud était en plein apartheid et le pays devenait intéressant parce qu’il y avait un réveil géopolitique de l’Afrique australe. Le Mozambique et l’Angola avaient pris leur indépendance à la suite de la révolution portugaise de 1974 et soudainement, l’Afrique du Sud perdait son glacis protecteur. Le pays se retrouvait en confrontation directe avec l’Afrique indépendante.
Je me souviens de ma première rencontre. On arrive un dimanche, avec celle qui deviendra ma femme par la suite, et on ne savait pas trop quoi faire. Nous avions l’adresse d’un centre anti-apartheid qui s’appelait le Christian Institute, fondé par Beyers Naudé, un prêtre calviniste afrikaner. Nous y sommes donc allés et nous avons rencontré un prêtre méthodiste britannique qui était aussi le rédacteur en chef de la revue de ce centre chrétien. Nous avons passé l’après-midi avec lui à discuter. Cette première rencontre en Afrique du Sud fut un plongeon dans le monde parallèle des activistes anti-apartheid. Il faut imaginer à l’époque la force de ce régime d’apartheid, en place depuis 1948, et qui avait imposé son contrôle absolu au début des années 1960 en emprisonnant Nelson Mandela.
Peu de temps après ce premier séjour, vous vous installez à Johannesbourg.
À l’époque de ce premier séjour, j’étais journaliste à l’AFP et quelques jours après être rentré à Paris, on me propose le poste de numéro 2 à Johannesburg. J’accepte immédiatement. Le 1er juin 1976, je suis de retour à Johannesburg. Le 16 juin 1976, c’est le soulèvement de Soweto. Les jeunes noirs de Soweto se révoltent contre la décision d’abandonner l’anglais, langue internationale, au profit de l’afrikaans, la langue des oppresseurs afrikaners, dans l’enseignement. Cette mesure avait une symbolique forte : au sein de la minorité blanche, il y avait les afrikaners au pouvoir, et les anglophones plus « libéraux ». Ce sont les premiers qui portent le concept de l’apartheid, un mot afrikaans qui signifie « séparation ». Les jeunes comprennent très bien qu’on les enferme dans ce monde de l’apartheid et se révoltent. Les confrontations avec la police ont lieu le 16, 17, 18 juin et, en trois jours, 300 jeunes manifestants sont tués. C’est un événement d’une portée internationale considérable. Il marque le début du compte à rebours qui mènera quinze ans plus tard à la libération de Nelson Mandela et à la fin de l’apartheid. C’est pour moi encore insensé de penser que je suis arrivé le 1er juin : je n’avais même pas encore de logement, et déjà j’assistais à ce moment historique et tragique.
Quelles sont vos premières impressions lorsque vous vous installez en Afrique du Sud ?
S’installer dans ce pays signifie qu’on n’est plus un étranger de passage qui observe. On devient un élément de l’équation, qu’on le veuille ou non. On est blanc et on est donc du côté des puissants et des oppresseurs. On découvre la réalité de l’apartheid, non plus seulement de manière théorique, c’est-à-dire les bancs ou les bus interdits aux noirs, mais dans ses contradictions et dans son vécu quotidien. C’était une grande leçon de vie. Lorsque j’arrive, je n’ai que 23 ans et aucune expérience qui puisse me préparer à ce que je vais vivre en Afrique du Sud.
J’arrive à Johannesburg et je découvre une société incroyablement ordonnée. La police est partout sans qu’on la voie. Les Noirs habitent à Soweto, l’immense township séparé de Johannesburg par un no man’s land ; ils travaillent la journée dans les quartiers blancs et rentrent chez eux le soir. La vie est extrêmement confortable pour les Blancs. Le centre-ville est florissant, il y a des grands immeubles qui sont les sièges des compagnies minières. On est dans un monde qui est extrêmement bien organisé et policé. Ce système paraît très fort. La force de l’Afrique du Sud repose sur l’or, les diamants, les minerais. Le pays abrite donc des fortunes colossales. En 1975, il y a comme une certitude chez les Blancs qu’ils ont gagné la partie, et que le monde restera comme ça pour l’éternité.
Comment se manifeste concrètement l’apartheid ?
Il se trouve que mon prédécesseur à l’AFP avait des enfants, il avait donc une « nounou » noire, dont j’hérite alors que je n’ai pas encore d’enfant. Je découvre qu’elle doit partir car elle se trouve illégalement à Johannesburg. Les règles raciales de l’Afrique du Sud sont très précises, il y a des quotas ethniques pour vivre à Johannesburg. Elle est Swazie, non pas du Swaziland, mais de l’ethnie Swazie d’Afrique du Sud, et elle n’a pas le droit d’être à Johannesburg parce qu’elle n’a pas de papiers pour y vivre. En bon français cartésien, je suis persuadé de pouvoir régler ce problème. Pour moi, elle a un travail, il n’y a donc pas de raison qu’on lui refuse ses papiers. Je vais avec elle au bureau qui s’occupe de cela et j’ai une de mes premières expériences de la réalité de l’apartheid. Je fais la queue avec d’autres employeurs blancs qui viennent pour régulariser des salariés noirs. Quand j’arrive au guichet, elle donne son pass, le passeport intérieur qui détermine selon votre naissance, où vous pouvez habiter et travailler ; si vous n’êtes pas dans les règles, vous devez rentrer dans votre région natale. L’employé blanc derrière le guichet le regarde, voit qu’elle est hors quota, et le tamponne de « Doit partir ». Je commence à plaider en sa faveur. J’explique en bon Français naïf que ça me semble totalement injuste et ce n’est pas l’employé qui me répond, mais les autres Blancs qui attendaient dans la file d’attente. Ils comprennent que je suis étranger, et me disent, pensant que je suis allemand, « mais c’est comme chez vous, un Turc n’a pas le droit de rester s’il n’a pas les bons papiers ». Pour eux, c’était la même chose ; ces Noirs étaient des étrangers qui venaient travailler à Johannesburg et s’ils n’avaient pas le droit d’y rester, ils devaient partir.
J’étais sorti révolté de cet incident qui m’a fait toucher du doigt à la fois les rigueurs de l’apartheid et la mentalité des Blancs d’Afrique du Sud, qui avaient complètement intégré la logique et les règles de l’apartheid et qui ne trouvaient rien à redire à ce système. La réaction de mon employée m’avait particulièrement frappé. Elle a pris son pass et l’a déchiré de rage, rendant la situation encore plus compliquée, puisqu’elle devenait clandestine. Elle aura, par la suite, une liaison avec un policier noir de Soweto qui s’arrangera pour lui faire des faux papiers pour pouvoir rester à Johannesburg. La vie, là-bas quand on est un Blanc, c’était rentrer dans tous les rouages de ce système.
À quoi ressemblait votre vie dans cette société corsetée ? Était-il possible de nouer des amitiés, y compris avec des Sud-Africains noirs ?
C’était très compliqué. Déjà, parce qu’il n’y avait quasiment aucun lieu dans lequel on pouvait aller s’asseoir avec un Noir. Il n’y avait qu’un seul type de lieu qui acceptait la mixité : les hôtels 5 étoiles, où descendaient les hommes d’affaires et ça avait été présenté comme une grande concession du régime.
J’avais noué une relation avec un journaliste noir, Thami Mazwaï, qui travaillait au journal de Soweto The World, qui a été interdit en 1976, puis recréé sous le nom de Sowetan. Je l’avais recruté comme informateur pour l’AFP. On lui donnait une pige mensuelle de 100 dollars, ce qui était beaucoup d’argent en Afrique du Sud, et il nous tenait au courant de tout ce qui se passait à Soweto. Il était extrêmement bien informé à la fois parce qu’il travaillait pour le journal de Soweto et parce qu’il était lui-même militant et qu’il était de temps en temps emprisonné pour activisme. Par conséquent, quand quelqu’un était arrêté à Soweto, nous étions immédiatement informés de son arrestation.
Je voyais régulièrement Thami pour qu’il me raconte ce qui se passait à Soweto. Au début, il ne voulait pas être vu avec moi parce que ce n’était pas bon pour sa réputation d’être vu avec un blanc. Personne ne pouvait savoir que j’étais un journaliste étranger. On se voyait donc soit dans ces hôtels dits « internationaux », soit dans une voiture, sur un parking, et on discutait pendant une heure. Petit à petit, ces barrières-là sont tombées et notre relation est devenue amicale. Thami m’a invité à son mariage et je suis d’ailleurs toujours en contact avec lui. C’est une amitié de cinquante ans qui est née alors que tout était fait pour empêcher les relations entre Noirs et Blancs.
J’étais aussi devenu ami avec un jeune de Soweto qui était membre de la coordination des lycéens qui se révoltaient contre l’apartheid, le Soweto Students’ Representative Council, le SSRC. Les jeunes qui en prenaient la tête étaient arrêtés ou s’enfuyaient, il y avait donc un renouvellement des membres assez considérable. Avec ma femme, on s’était liés d’amitié avec un de ces jeunes qui venait régulièrement chez nous discrètement. Il y avait une fascination réciproque. Lui nous posait des questions sur la France, l’Europe, l’histoire du monde. Tout ce qu’il ne pouvait pas apprendre à l’école, il nous le demandait. Il nous avait par exemple raconté que la Révolution française avait été une grande inspiration pour eux, parce que c’était la seule révolution dont on parlait en classe, parce qu’elle n’était pas soupçonnable d’être marxiste. Il s’était donc naïvement dit que si les serfs français s’étaient révoltés contre la monarchie, eux aussi pouvaient se révolter contre leurs maîtres. De notre côté, nous lui posions des questions sur ce qui les avait poussés à se révolter, sur sa vie, sur sa vision de son monde.
Un jour, il a dû s’enfuir parce qu’il avait la police aux trousses. Il m’avait écrit une lettre du Lesotho, pays indépendant mais enclavé dans l’Afrique du Sud, pour me dire qu’il était bien arrivé, qu’il avait obtenu une bourse américaine pour poursuivre ses études, et que tout allait bien. Puis plus rien. J’ai perdu le contact avec lui. Trois décennies plus tard, j’ai voulu le retrouver pour savoir ce qu’il était devenu. J’ai replongé dans mes carnets, mais je n’écrivais jamais les noms de peur qu’ils ne tombent entre les mains de la police. Et, trois décennies après, j’avais oublié son nom. Je l’ai cherché partout. Je suis allé en Afrique du Sud, au Musée de l’apartheid, pour consulter les archives de la lutte, mais il y avait trop de jeunes qui correspondaient à son profil. Des lycéens activistes s’étant enfuis au Lesotho et étant ensuite partis avec une bourse étudier ailleurs, il y en avait des milliers. Je ne l’ai donc pas trouvé. Il y a deux ans, on m’appelle en me disant qu’un mail venait d’arriver dans la boîte contact de Reporters sans frontières (RSF), dont je suis président. La personne écrit qu’elle me connaît de Johannesburg et veut reprendre contact. J’appelle cette personne et elle me dit qu’elle venait chez moi, que j’étais avec ma femme et qu’elle m’avait apporté des cassettes de musique. C’était bien lui. Il me cherchait depuis dix ans. Il avait appelé l’AFP, pour m’identifier et on lui a répondu que des journalistes français correspondant à mon profil, il y en a beaucoup ; ce qui était une réponse très similaire à celle que j’avais reçue. Un jour, j’étais interviewé en tant que président de RSF dans un journal sud-africain et le journal précisait que j’avais été correspondant au moment des événements de 1976. Il s’est alors dit « peut-être que c’est lui » et a envoyé un mot à RSF. On ne s’est pas encore revus, mais on a promis de se revoir. C’est un type de lien qui m’émeut beaucoup. J’aime avoir des relations durables avec les gens.
Quelles autres rencontres vous ont marquées ?
Je vivais une exaltation permanente mais triste parce qu’il y a des gens que j’ai connus qui ont été assassinés par la suite. C’est par exemple le cas de Steve Biko, une grande figure de la lutte anti-apartheid, qui aurait pu être le successeur de Mandela. Il en avait l’étoffe, le charisme, l’intellect. Mais il a été tué par la police en 1977. Je l’avais rencontré une fois. Il y avait également un activiste blanc qui avait fait ses études en 1968 en France. Il était revenu transformé par l’expérience de mai 68 et avait été « banni », c’est-à-dire qu’il était assigné à résidence et qu’il n’avait pas le droit de rencontrer plus d’une personne à la fois. Il vivait avec une Indienne d’Afrique du Sud à Durban, et pour qu’elle puisse vivre avec lui, elle était enregistrée comme sa domestique. À la fin de sa période de bannissement, on frappe à sa porte, il ouvre et reçoit trois balles dans la tête. Il avait été assassiné par un « escadron de la mort », vraisemblablement des policiers qui refusaient qu’il retrouve la liberté. Je l’avais rencontré. Il parlait français, c’était une des personnes marquantes qui sont mortes pendant la période où je vivais en Afrique du Sud. C’est donc un pays qui m’a laissé des traces profondes.
Après ces quatre années en tant que correspondant en Afrique du Sud, vous partez vers d’autres horizons. Que devient votre rapport à ce pays où vous ne vivez désormais plus ?
Le lien est resté fort car durant ces quatre années, il s’est passé beaucoup de choses. Il y a notamment eu la naissance de ma fille à Johannesburg, ce qui crée un lien affectif et émotionnel avec cet endroit. Je suis parti en 1980 avec une interdiction de revenir parce que lors de ma dernière année en Afrique du Sud, on m’avait retiré ma carte de presse sud-africaine. J’étais alors dans une situation un peu étrange où j’étais autorisé à rester, à travailler, mais on me refusait toutes les autorisations officielles. Par exemple, si je téléphonais à la police pour savoir combien il y avait eu de morts dans tel incident, on me demandait mon nom et on ne me répondait pas alors qu’on allait répondre à un autre collègue de l’AFP. Quand je suis parti, je savais que je ne reviendrais plus avant la fin de ce régime. C’est ce qui s’est passé. Je n’ai pas pu y retourner pendant les années suivantes, et ce jusqu’à la chute de l’apartheid.
Quel pays redécouvrez-vous à ce moment-là ?
Lorsque l’apartheid a finalement pris fin, je travaillais à Libération et je me concentrais sur le Moyen-Orient. Je m’apprêtais à partir pour Jérusalem. J’avoue que j’ai suivi avec beaucoup de frustration, mais aussi de fascination, toute cette période de la fin de l’apartheid. Ça a été un moment de très grande joie. J’ai commencé à y retourner à ce moment-là. À mon retour d’Israël, un des premiers voyages que j’ai fait, c’était l’Afrique du Sud. Nous étions fin 1996, donc dans cette période un peu magique du mythe de la société arc-en-ciel qu’avait vendu Mandela : la réconciliation, la nation multicolore, etc. Les gens mettaient beaucoup d’énergie à créer des passerelles interraciales, les barrières résidentielles étaient en train de s’abattre.
Dès 1996, il y avait une ambiance positive, mais aussi un début de désenchantement. Je me souviens particulièrement bien d’une soirée de réveillon, en décembre 1996. J’avais été invité par un de mes amis d’avant, blanc anti-apartheid. Je me retrouve dans un réveillon où il n’y avait que des Blancs, tous anti-apartheid, tous marxistes, très engagés, mais pas un seul Noir. J’ai essayé prudemment et poliment d’en faire la remarque à cet ami et il m’a expliqué qu’il y avait une sorte de repli. On avait fait beaucoup d’efforts, il y avait eu des incidents, il y avait eu des incompréhensions, des malentendus et chacun, dans les moments comme ça, se repliait sur son entourage proche. J’étais bouleversé d’apprendre qu’aussi vite, on avait abandonné cette idée un peu romantique de la nation arc-en-ciel. Et ça s’est confirmé depuis.
J’y suis retourné régulièrement depuis. La dernière fois, c’était en 2019, juste avant la pandémie de Covid. C’est un des pays que j’ai à l’œil en permanence, c’est-à-dire que je n’arrive pas à m’en détacher, même si j’écris peu dessus parce qu’il n’est pas au centre du monde. Il vient d’y avoir une période d’élections, de recomposition politique, j’ai lu tout ce que je pouvais lire sur le sujet et je suis parfaitement inséré dans cette actualité, alors que je n’ai pas écrit une ligne dessus. C’est plus par passion et par intérêt personnel que par nécessité professionnelle, parce que celle-ci n’existe pas trop, de fait, sur l’Afrique du Sud.
Vous qui avez été correspondant en Afrique du Sud au temps de l’apartheid, puis au Proche-Orient, trouvez-vous pertinent de décrire comme un « apartheid » le traitement des Palestiniens par l’État israélien ?
En 1929, Albert Londres, le père du journalisme français, était à Hébron, où s’étaient déroulés les premiers incidents sanglants entre Juifs et Arabes en Palestine britannique. Albert Londres raconte cette ville en 1929. Lorsque j’étais correspondant là-bas, en 1994, il y a eu le massacre d’Hébron, premier acte violent contre les accords Rabin-Arafat d’Oslo, de la part de ceux qui voulaient saboter le processus de paix. Un colon juif, Baruch Goldstein, avait tué des dizaines de fidèles musulmans en prière. J’ai passé la journée du massacre à Hébron, dans cette ville en folie où il y a eu des dizaines de morts dans la journée. J’y suis retourné en 2019 et j’ai eu un choc : c’était pire que l’apartheid d’Afrique du Sud.
Je n’y étais pas retourné depuis mon départ en 1995. À l’époque, il y avait une rue à l’intérieur de la ville qui était occupée par les colons et entourée par des soldats qui les protégeaient, et il y avait une grosse colonie à l’extérieur d’Hébron : Kiryat Arba. Trente ans après, un tiers de la ville a été vidé de ses habitants palestiniens et réservé aux colons israéliens. Les gens ne peuvent pas traverser ce quartier, ils sont obligés de le contourner. Les voitures palestiniennes ne peuvent pas circuler, les piétons palestiniens ne peuvent pas passer dans certaines rues. Les gens qui ont leur maison qui donne sur le quartier colonisé n’ont pas le droit de sortir de ce côté-là, même si la porte d’entrée et de sortie y est ; ils doivent passer de l’autre côté avec une échelle pour descendre de chez eux dans la ville palestinienne. Là, on est dans l’apartheid résidentiel et physique, qui se double de la privation de tout droit et de toute possibilité de participer à la vie politique ou sociale. Donc oui, dans les territoires occupés et uniquement là, il y a une situation d’apartheid. La situation va même au-delà de ce que l’Afrique du Sud avait conçu et pensé. En Afrique du Sud, il y avait une ségrégation résidentielle, mais il n’y avait pas de rue interdite aux Noirs. Hébron est allé plus loin. Israël, en Cisjordanie, est allé plus loin. Donc oui, le mot « apartheid » ne me semble pas du tout usurpé s’agissant des territoires occupés. Il n’est en revanche pas approprié pour l’Israël de 1948 où il y a des citoyens israéliens qui sont les « Palestiniens de 1948 », comme on les appelle, qui sont restés après la création de l’État hébreu, et qui ont des droits quasiment identiques — même s’il y a des nuances.
Revenons en Afrique du Sud. Vous nous avez surtout parlé de Johannesburg. Quels sont les autres lieux qui vous ont marqué dans ce pays ?
Une autre grande ville d’Afrique du Sud qu’il faut mentionner, c’est le Cap, qui est une merveille absolue, située dans un site naturel absolument extraordinaire, mais qui était aussi façonné par l’apartheid. La montagne isole le centre-ville historique du reste de la ville, et elle créait une barrière entre la ville blanche et la ville de couleur. À l’époque, le Cap était la seule ville où les Noirs étaient en minorité. Le groupe racial le plus important dans la région du Cap était les Métis. Il y avait donc cette incroyable barrière naturelle de la montagne, derrière la montagne, vous aviez les quartiers métis et, de l’autre côté de la montagne, vers la mer, il y avait la ville blanche. Le quartier métis qui était à l’intérieur de la ville blanche avait été expulsé et il avait été renvoyé de l’autre côté de la montagne. Donc cette ville était à la fois magnifique et terrifiante par sa géographie raciale modelée par le système de l’apartheid. Mais c’est l’autre ville importante ; c’est là que siège le Parlement. On y allait donc régulièrement et c’est aussi une ville très politique et sociale.
J’aimais aussi beaucoup la campagne. Il y a en Afrique du Sud une diversité de paysages, de situations, de climats, tout à fait exceptionnelle. C’est un monde entier en un seul pays. Au Cap, on est dans un climat quasi-méditerranéen et dans le nord du Transvaal, vers le Zimbabwe ou le Mozambique, on est dans la brousse africaine la plus traditionnelle. Entre les deux, il y a le désert du Karoo avec des paysages semi-désertiques qu’on retrouve dans des films ou dans des romans sud-africains. Quand on va vers le Natal, on trouve les populations indiennes. Gandhi a vécu vingt ans en Afrique du Sud. C’est d’ailleurs là qu’il a créé le parti du Congrès. Le Congrès National Africain, donc le parti de Mandela, s’appelle ainsi parce qu’il s’est directement inspiré de Gandhi et du Congrès Indien.
Ce qui m’a toujours fasciné en Afrique du Sud, et on le retrouve dans la géographie, c’est l’histoire, la force de cette histoire unique. On vit sur 350 ans d’histoire, de brassages de populations, de phénomènes mythiques incroyables. Il y avait, par exemple, un jour que je ne ratais jamais : le 16 décembre. C’est le jour de la bataille de Blood River qui a eu lieu entre les Afrikaners, que l’on appelait les Boers à l’époque, et les Zoulous. Les Boers étaient encerclés par les Zoulous. Ils avaient fait ce qu’on appelle « le Kraal », c’est-à-dire qu’ils avaient mis leurs chariots en cercle pour se défendre contre les Zoulous, qui arrivaient avec des arcs et des flèches alors que les Boers avaient des fusils. Ils avaient décidé, au matin de cette bataille fatidique, que s’ils gagnaient, ce serait grâce à l’intervention divine, que Dieu l’aurait voulu. Évidemment, ils gagnent et concluent qu’ils sont le peuple élu par Dieu. Le 16 décembre est donc une journée de réaffirmation du serment afrikaner vis-à-vis de Dieu.
Il y a dans les environs de Pretoria un mémorial dédié à cette bataille, dans lequel se trouve le tombeau du « soldat Boer inconnu ». Il y a un tout petit orifice dans le toit du mémorial et le 16 décembre à midi, un rayon de soleil passe par ce trou et frappe le tombeau du Boer inconnu. À cet instant, vous avez toute la communauté — et tous ses dirigeants, qui sont là, avec des enfants habillés comme au XIXe siècle — qui se met à chanter en afrikaans, et on est dans la consécration absolue du lien entre le peuple afrikaner et Dieu. Durant les 4 ans que j’ai passés là-bas, je m’y rendais tous les 16 décembre parce que c’était un moment où on pouvait comprendre ce qui se passait dans ce pays, la construction mythologique de ce pouvoir blanc qui reposait sur des moments comme celui-là. Ce sont des choses qui restent gravées dans mon esprit même si, aujourd’hui, tout cela a été balayé par l’histoire.
Vous vous intéressiez au sport, notamment au rugby ?
Je ne regardais le sport que par l’angle politique — je ne suis pas un grand amateur de rugby ou de foot. Mais c’était un sujet très important parce que le sport occupe une place sociale très importante en Afrique du Sud : le rugby était le sport des Blancs et le foot, le sport des Noirs. Le boycott sportif de l’Afrique du Sud a été un facteur essentiel dans le sentiment d’isolement qu’ont eu les Sud-Africains. On a du mal à l’imaginer aujourd’hui. C’était peut-être encore plus important que le boycott économique, parce qu’être privé d’accès aux Jeux olympiques, être privé d’accès aux grandes compétitions internationales, c’était pour les Sud-Africains blancs une véritable punition. L’Afrique du Sud est vraiment très loin de tout. Loin de l’Europe et de ses débats, de ses anathèmes, etc. En revanche, vous sentiez tout cela de manière précise lors du boycott sportif, parce que le monde entier était aux Jeux olympiques, le monde entier était aux championnats d’athlétisme ou autre, et vous, vous n’y étiez pas, vous étiez exclus des grandes compétitions de rugby, de cricket, et d’autres sports importants là-bas. Et cela, les Sud-Africains blancs le vivaient très mal. La vraie punition était là.
Quels sont les auteurs sud-africains que vous avez lus ou fréquentés ?
J’ai une règle absolue qui est de lire la littérature des pays que je visite. J’enseigne depuis peu à l’école de journalisme de Lille, je dis à mes étudiants : quand vous partez dans un pays que vous ne connaissez pas, la meilleure porte d’accès est d’emmener un roman du pays. L’Afrique du Sud, de ce point de vue-là, est et reste extrêmement riche. J’ai connu les écrivains des années 1970 comme Nadine Gordimer — prix Nobel de littérature —, André Brink — qui a fait ses études en France en 1968, et dont les romans ont participé à la prise de conscience internationale de l’apartheid —, ou Breyten Breytenbach qui venait d’être emprisonné lorsque j’ai commencé à m’intéresser à l’Afrique du Sud.
Breyten Breytenbach était un poète afrikaner, venu en France en 1968, qui était tombé amoureux d’une jeune française d’origine vietnamienne — transgression absolue de la barrière raciale régulée par la loi « sur la moralité » qui interdisait les relations sexuelles interraciales. Il épouse Yolande — cette jeune Eurasienne — et se retrouve alors dans l’impossibilité de retourner en Afrique du Sud. C’était un poète afrikaner qui devait chanter le lyrisme de son peuple à l’étranger. En exil, il se radicalise et créé une organisation clandestine de lutte contre l’apartheid. Avec un faux passeport, une fausse moustache et une perruque, Breyten Breytenbach se rend clandestinement en Afrique du Sud afin de nouer des contacts. Mais il est attrapé par les autorités sud-africaines et est condamné à une peine de prison. Je me suis intéressé à l’Afrique du Sud au moment où il était en prison, il devenait le symbole de ces quelques blancs qui soutenaient la lutte contre l’apartheid. Pendant toutes ses années de captivité, sa femme était autorisée à venir en Afrique du Sud une fois par an pour le voir en prison.
On ne comprend pas l’Afrique du Sud de cette époque si on ne lit pas Nadine Gordimer, une autrice anglophone, qui a été très engagée aux côtés de l’ANC dans la clandestinité, et qui est une excellente romancière. Le monde de l’époque et la mentalité blanche de l’apartheid sont dans sa littérature. Il y a André Brink également, qui a eu un écho international formidable. Breytenbach, le poète maudit, emprisonné pendant 7 ou 8 ans, alors même qu’il vient d’une grande famille afrikaans. Son frère était un des chefs de l’armée sud-africaine. Je les ai tous connus parce qu’ils étaient les gens qu’on fréquentait, et je suis resté en contact avec eux jusqu’au bout. Breytenbach est le seul qui soit encore en vie. Les autres ont disparu. Il y avait peu d’auteurs noirs qui passaient la rampe à l’époque. C’était très difficile pour les auteurs noirs de se faire publier, ou alors en exil. Cependant, la littérature dont je parle était évidemment anti-apartheid.
Vous avez également fréquenté des artistes.
Je connaissais pas mal le monde des artistes. Quand j’habitais en Afrique du Sud, mes meilleurs amis appartenaient à un petit groupe de jeunes blancs étudiant à l’université du Witwatersrand, à Johannesburg. Ils habitaient en communauté et avaient formé une troupe de théâtre : la Junction Avenue Company. L’un d’eux est devenu très célèbre : William Kentridge, l’artiste contemporain et dramaturge sud-africain numéro 1. Il est d’ailleurs régulièrement en France pour des expos et des opéras. Il y était cet été encore. C’est quelqu’un qui a un talent fou, mais que j’ai connu quand il avait 20 ans. Lui aussi, il avait une histoire. Son père, Sidney Kentridge, a joué un rôle crucial dans une sorte de résistance morale et juridique à l’apartheid. Il appartenait à cette minorité de blancs qui n’ont jamais accepté de flancher. Et son fils est quelqu’un avec qui je suis encore en contact. Tout comme avec deux autres personnes : Ari Sitas, qui est un poète et activiste, et sa femme, Astrid von Kotze. Ils habitent encore au Cap et ils appartenaient aussi à cette troupe de théâtre d’activistes, on pourrait dire gauchistes, de l’époque. Encore aujourd’hui, ce sont des acteurs sociaux et culturels extrêmement importants en Afrique du Sud. Par exemple pour William Kentridge, il n’y a pas un projet culturel en Afrique du Sud auquel il n’a pas contribué financièrement. Il a une fondation, il a réhabilité tout un quartier de Johannesburg. Il joue aussi un rôle très important sur le plan international.
Le lien que vous avez noué avec l’Afrique du Sud s’inscrit dans une histoire complexe et pluriséculaire de relations franco-sud-africaines. Pouvez-vous revenir sur l’histoire et l’évolution du rapport entre ces deux pays ?
On retrouve effectivement beaucoup de noms français en Afrique du Sud : Du Plessis ou Du Toit par exemple. Ce sont des descendants de Huguenots qui ont fui la France au moment des guerres de religion. Ils se sont retrouvés aux Pays-Bas et de là sont partis en Afrique du Sud. Le problème, c’est qu’ils sont devenus des Afrikaners. Ils n’ont plus aucun lien réel avec la France. Quand on croisait quelqu’un qui avait un nom français, on lui demandait toujours s’il avait un lien quelconque avec sa culture, sa langue ou son pays d’origine : jamais. Pas un seul n’a répondu positivement, d’abord en raison de l’éloignement, et de la nécessité de se fondre dans un nouveau peuple. Les Afrikaners se sont fondés sur le rejet des Anglais. La compagnie néerlandaise des Indes avait fondé le Cap mais les Anglais en ont pris le contrôle et ont commencé à imposer aux Afrikaners de ne plus avoir d’esclaves. Les Afrikaners se révoltent et commencent le Grand Trek ; ils partent du Cap et vont conquérir les terres à l’intérieur pour échapper aux Anglais. Ils créent deux républiques indépendantes des Anglais : le Transvaal et l’État libre d’Orange. On découvre ensuite de l’or et des diamants. Les Anglais arrivent donc, ce qui provoque la guerre des Boers à la fin du XIXe siècle et les Anglais prennent le contrôle de l’ensemble.
Lorsqu’ils ont voulu sauver leur mode de vie basé sur l’esclavage, la Bible, etc., les Néerlandais ont développé cette nouvelle identité : l’un d’eux a dit « Je suis un Afrikaner », ce qui signifie « Je suis de cette terre » — sous-entendu : contrairement à vous, les colons britanniques. Les Français se fondent dans ce nouvel ensemble que sont les Afrikaners. Donc tous ceux qui parlent néerlandais, qui devient l’Afrikaans, se transforment en une sorte de tribu africaine, qui va faire ce Grand Trek, gagner des batailles contre les Zoulous et s’imposer dans le Transvaal et l’État libre d’Orange.
Quand j’habitais en Afrique du Sud, il y avait très peu de liens avec la France, surtout des liens économiques et militaires. Paris avait vendu des Mirages à l’Afrique du Sud. Par la suite, elle a construit une centrale nucléaire qui est la seule d’Afrique du Sud, mais il n’y avait pas de lien historique visible. Aujourd’hui c’est un peu différent parce que le monde est plus ouvert. Des gens comme William Kentridge ont incarné des passerelles entre les deux mondes. En France, il y a eu beaucoup d’événements culturels liés à l’Afrique du Sud, il y a eu des saisons sud-africaines. La littérature sud-africaine est très connue en France. Quelqu’un comme André Brink était aussi un personnage très présent sur la scène française, il venait régulièrement et parlait français. Peut-être que le lien le plus fort c’est celui avec cette génération de gens qui ont fait leurs études en 1968, en France, et qui sont retournés en Afrique du Sud et ont été des vecteurs de liberté.
Vous l’avez dit, les Afrikaners s’auto-désignent comme Africains. Diriez-vous pour autant que l’Afrique du Sud est un pays africain comme les autres ?
C’est incontestablement un pays différent du reste des pays africains. D’abord parce que la présence européenne y est beaucoup plus longue qu’ailleurs. On parle de trois siècles, là où, ailleurs, c’est quelques décennies. L’interaction est beaucoup plus ancienne. Deuxièmement, la puissance minière de l’Afrique du Sud a fait qu’il y a eu une urbanisation bien antérieure au reste de l’Afrique. Quand on voit les photos du Johannesburg de l’après-guerre, du début des années 1950, on est plus proche de Chicago que de Dakar ou de Nairobi, on est dans une civilisation urbaine. Nelson Mandela dans ses photos des années 1950, lorsqu’il devient avocat, est en costume croisé avec un chapeau. Il pourrait être dans un film avec Humphrey Bogart et ça ne dénoterait pas. Il y a donc cette culture urbaine très forte qui fait que l’Afrique du Sud, c’est à la fois, non pas l’Europe et l’Afrique, mais le premier monde et le tiers-monde. Il y a les deux mondes qui cohabitent, et cela reste le cas aujourd’hui.
Quand on est à Johannesburg ou au Cap, on est dans des métropoles globalisées, connectées à toutes les grandes métropoles du monde, que ce soit sur le plan culturel, technologique ou économique. Il y a des pans entiers de l’Afrique du Sud qui restent dans un monde en développement rural et traditionnel. Cette dichotomie-là est très présente et elle l’a été tout au long de l’histoire. C’est un des traits frappant de ce pays, et c’est une grande différence entre l’Afrique du Sud et le reste du continent. Cela pose problème, parce que les Sud-Africains ont toujours eu un complexe de supériorité qui est très mal vécu par le reste de l’Afrique. Ils considèrent que les Sud-Africains sont arrogants et prétentieux.
Lorsque l’Afrique du Sud post-apartheid a commencé à avoir des difficultés, le reste de l’Afrique s’est moqué. Les Noirs d’Afrique du Sud, même à l’époque de l’apartheid, alors qu’ils étaient en état d’infériorité dans leurs propres pays, se sentaient supérieurs au reste de l’Afrique. Par exemple, lorsque l’ANC se trouvait en exil à Lusaka ou à Dar Es Salaam, il y avait des frictions avec les dirigeants ou avec les populations locales parce que les Sud-Africains exilés se sentaient supérieurs aux locaux.
Parlons de ces « problèmes » que vous évoquez. Pourquoi l’Afrique du Sud post-apartheid n’a-t-elle pas tenu toutes ses promesses ?
L’histoire de l’Afrique du Sud, depuis trente ans, est celle d’un projet inabouti. Mandela n’a fait qu’un mandat ; il était déjà très âgé et il avait dit publiquement qu’il voulait assurer la transition entre l’apartheid et l’Afrique du Sud libre et non-raciale, et qu’il laisserait aux générations suivantes le soin de construire le pays. Il a tenu parole, c’est à signaler, et est donc parti au bout de cinq ans. Il faut le dire : ses successeurs n’ont pas été à la hauteur de la tâche.
Il y a d’abord eu Thabo Mbeki qui avait pourtant toutes les qualités d’un bon chef. C’était un « aristocrate » révolutionnaire ; son père, Govan Mbeki était à Robben Island avec Mandela, condamné en même temps que lui. Thabo Mbeki est alors parti en exil et a dirigé la branche internationale de l’ANC — je l’avais rencontré plusieurs fois, à Paris ou Lusaka — il a ensuite fait ses études au Royaume-Uni. Il avait une excellente compréhension du monde et des enjeux économiques. Il a cependant échoué, à mon avis parce qu’il a été aveuglé par la mondialisation. Il est arrivé au pouvoir, dans les années 1990, à un moment où la mondialisation économique était triomphante et où l’Afrique du Sud apparaissait comme son enfant chéri. C’était le grand pays du Sud qui s’ouvrait, qui avait toutes les richesses de la terre. À Davos, on déroulait à Mbeki le tapis rouge et, je pense qu’il est tombé dans le piège ; il a cru à toute l’idéologie néolibérale de Davos et il a entraîné l’Afrique du Sud sur une mauvaise voie. Mais surtout, il a été renversé à l’intérieur de l’ANC par Jacob Zuma qui a été un désastre absolu. Zuma a ouvert les portes de la corruption généralisée.
Jacob Zuma était en prison avec Mandela. Il a été libéré et s’est enfui en exil, d’où il est devenu le chef des services de renseignement de l’ANC clandestin. Il y a un roman de Sisonke Msimang, une jeune autrice, fille de militants de l’ANC exilé. Elle raconte dans son roman Always Another Country, comment la génération d’enfants d’exilés revient en Afrique du Sud après la victoire de l’ANC. Ils ont 20 ans, ne connaissent pas le pays, mais ils arrivent en conquérants parce que leurs parents ont été des combattants de la liberté. Ils n’ont pourtant rien fait, ne se sont pas battus ; c’étaient des enfants dans des camps. Cependant, leurs parents étaient des héros, ce sont donc des héros par filiation. Ils pensent que tout leur est dû parce qu’ils ont souffert en exil et ils deviennent la génération des profiteurs. Jacob Zuma laisse s’installer et profite d’une corruption généralisée, notamment avec un clan indien basé à Dubaï, les frères Gupta. Ce fut une catastrophe ; le pays s’est quasiment effondré et il ne s’en est toujours pas remis.
Le successeur de Zuma, Cyril Ramaphosa, qui est l’actuel président, n’a pas pu complètement redresser la barre. Il vient de perdre la majorité aux élections et doit maintenant composer avec un gouvernement de coalition.
Ces différents gouvernements forment la toile de fond de l’Afrique du Sud depuis 30 ans. Il y a un échec politique, économique et social. L’Afrique du Sud était le grand espoir de l’Afrique. Le pays allait être la locomotive du continent. N’étant pas capable de jouer ce rôle, elle a énormément déçu. Elle s’est repliée progressivement sur elle-même, parce que c’est un pays/continent d’une certaine manière ; les problèmes y sont trop grands.
Comment voyez-vous le rôle actuel que joue, ou que cherche à jouer, l’Afrique du Sud sur la scène internationale ?
La seule chose qui reste du grand rêve d’une Afrique du Sud superpuissance sauvant le continent et entraînant un nouveau modèle, c’est le rayonnement international du pays. L’Afrique du Sud a été admise dans les BRICS de manière un peu usurpée, alors qu’elle n’était pas dans la position économique d’un pays émergent. Il fallait un pays africain, et ça a été l’Afrique du Sud. Cette adhésion lui a permis d’être un des phares du Sud global, l’héritage de ce rêve initial de l’après-Apartheid.
Pour la première fois par exemple, un pays du Sud joue un rôle dans un conflit dont il n’est pas partie prenante. L’Afrique du Sud n’a rien à voir avec le conflit israélo-palestinien. Par ses actions, elle exprime donc uniquement une solidarité de non-aligné, et une réminiscence de mouvements de libération. La légitimité de l’ANC et du pouvoir sud-africain dans ce débat, c’est d’être les héritiers d’une décennie de combats, d’un mouvement de libération, et cela joue énormément. Ils s’identifient aux peuples qui luttent comme le font les Palestiniens. C’est de ce point de vue-là que l’Afrique du Sud joue un rôle.
Je pense que c’est important parce que ça ancre la notion de Sud Global, qui est très contestable et très discutée, mais qui incarne aussi une certaine réalité. Il y a aujourd’hui des puissances moyennes dans le Sud qui entendent jouer un rôle sur la scène internationale et qui n’entendent pas s’aligner sur les superpuissances ou simplement subir le jeu des plus gros. L’Afrique du Sud a le potentiel d’être l’une de ces puissances, avec le Brésil, l’Inde, voire l’Iran si le pays était plus fréquentable. De ce point de vue-là, c’est donc extrêmement significatif que l’Afrique du Sud ait pu incarner ce rôle.
Comment voyez-vous l’avenir de l’Afrique du Sud, tant d’un point de vue intérieur que sur la scène internationale ?
L’Afrique du Sud fait face à un défi considérable : celui de corriger le tir par rapport aux ratés de l’après-apartheid. Dans les années 1990, lorsqu’il y a eu la transition, il y avait une attente colossale face aux inégalités héritées de l’apartheid : inégalités résidentielles, d’accès aux services publics, à l’emploi… dans tous les domaines. Il y a eu un début de correction, puis ça s’est arrêté.
Aujourd’hui, quand on va en Afrique du Sud, la moitié de la population attend toujours que le fossé soit comblé. Une partie de la population a été cooptée et vit comme l’Afrique du Sud le permet, c’est-à-dire très bien. Aujourd’hui, à Johannesburg, il y a des quartiers entiers mixtes. Il y a des bourgeois noirs, il y a des industriels noirs. Cependant, le reste du pays attend toujours son heure, et ce dans des conditions de vie qui se dégradent. Les coupures d’électricité, par exemple, sont très courantes. Sous la présidence de Zuma, les finances publiques ont été pompées et l’État n’a plus été capable de construire des centrales. Aujourd’hui, il n’y a donc plus assez de production d’électricité pour assurer une couverture 24 heures sur 24. Ce sont des régressions de ce type-là qui sont terribles. La criminalité est aussi très importante. L’ordre social est ravagé, avec un nombre de viols et de meurtres record pour un pays de cette taille. Ce sentiment d’échec a été sanctionné dans les urnes.
Cependant, la constitution de la fin de l’apartheid a tenu bon. Elle reste une constitution démocratique qui préserve les libertés — de la presse, d’organisation, de manifestation, syndicale. Elles perdurent en Afrique du Sud, ce qui est exceptionnel et exemplaire. C’est aussi le premier pays d’Afrique ayant reconnu le mariage pour tous. Il y a donc un grand nombre d’avancées sociétales sud-africaines qui sont ancrées et qui résistent.
Lorsque l’ANC a perdu la majorité, il avait le choix entre deux directions. D’un côté, deux partis issus de scissions. L’un, qui s’appelle l’Economic Freedom Fighters, est dirigé par Julius Malema, un ancien dirigeant de la jeunesse de l’ANC. C’est un « Mélenchon sud-africain », la gauche radicale qui veut nationaliser l’industrie et les mines, qui veut redistribuer les terres sans compensation, etc. Le deuxième, c’est Jacob Zuma, qui a quitté l’ANC, et qui a créé son propre parti à base partiellement ethnique, il est issu des Zulus, premier groupe ethnique d’Afrique du Sud.
De l’autre côté, il y a une opposition plus traditionnelle, plus libérale, on pourrait dire du centre droit. C’est un parti multiracial : l’Alliance démocratique (DA). Il regroupe des anciens partis politiques de l’époque de l’apartheid transformés et inspirés par une vision libérale : la DA a longtemps eu à sa tête Hélène Zille, une ancienne journaliste, courageuse, au parcours exemplaire. Elle était reporter politique pour le Rand Daily Mail, le grand journal libéral de l’époque de l’apartheid. Le journal appartenait à Harry Oppenheimer, le patron de l’Anglo-American Corporation qui regroupait les mines d’or et de diamants. C’était donc un mélange assez étonnant, puisque l’homme le plus riche d’Afrique du Sud possédait le journal le plus anti-Apartheid. Le Rand Daily Mail a fini par disparaître, mais c’était un grand journal. Après l’apartheid, Helène Zille se lance en politique. Elle devient la dirigeante qui arrive à fédérer cette partie blanche post-raciale qui s’ouvre à une partie de la population noire. Ce sont eux qui sont élus et l’Alliance démocratique prend le contrôle de la ville et de la région du Cap.
L’ANC a alors dû choisir entre ces deux tendances. N’ayant plus la majorité, le parti était obligé de faire une coalition. Soit il allait vers la droite, vers les libéraux de l’Alliance démocratique, avec le risque de s’allier à des gens qui ne plaisent pas à leur base, liés à l’ancien monde et avec des idées plus libérales qu’eux ; soit d’aller vers l’extrême gauche, ce qui compliquerait le redressement économique du pays en influençant sur les investissements, sur la confiance du monde économique.
L’ANC a choisi de s’allier avec l’Alliance démocratique. Cette alliance marque le début d’une nouvelle ère en Afrique du Sud, où l’ANC n’est plus aussi puissante qu’avant. Il doit composer avec d’autres et a décidé de s’allier à la partie plus modérée de l’échiquier politique.
L’ANC est à la croisée des chemins. Cette alliance doit réussir à créer une administration respectée et efficace, avec un sentiment de justice sociale. Elle doit créer une Afrique du Sud qui fonctionne, c’est-à-dire qui arrive à produire de l’électricité, à créer des écoles où les gens ont envie d’aller, à créer des hôpitaux, à construire des logements… Si cette alliance arrive à créer cela dans les mois et les années qui viennent, l’Afrique du Sud a toutes les chances de retrouver le chemin vers l’éclat qu’elle a brièvement eu à la sortie de l’apartheid, et qu’elle a très vite perdu. Je m’accroche à cet espoir-là. L’Afrique du Sud a en son sein un potentiel colossal : elle a une société civile d’une grande vitalité, des richesses naturelles, des terres, une situation géopolitique qui est porteuse, mais elle a gâché ses atouts jusqu’à présent. Est-elle aujourd’hui capable de réunir ces éléments et d’en faire une force ? C’est la seule question, et j’ai suffisamment d’affection pour ce pays pour espérer qu’il le fasse.