« Tu me diffames et calomnies » : deuxième et troisième lettres d’Andreï Kourbski à Ivan le Terrible

En 1578, en pleine tourmente militaire, l'armée polono-lituanienne lance une contre-offensive éclatante contre les Moscovites, inversant les gains substantiels réalisés l'année précédente. Ce retournement offre à Andreï Kourbski l'occasion parfaite de répondre de manière incisive à la dernière missive d'Ivan le Terrible. Avec une humilité savamment calculée, Kourbski clame son souhait d'éviter toute dispute avec le grand-prince — laissant le jugement final à la divine providence.

Sixième épisode de notre série d’été :« Doctrines du premier tsar : lettres retrouvées d’Ivan le Terrible »

Retrouvez le cinquième épisode ici

En 1564, Andreï Kourbski reçoit une lettre d’Ivan le Terrible en réponse à sa propre missive. Déterminé à répondre, il rédige une courte réplique, mais les frontières fermées l’empêchent de l’envoyer, comme il l’explique lui-même. Treize ans plus tard, en 1577, une seconde lettre d’Ivan parvient à Kourbski. Le prince attend patiemment un an, jusqu’à ce que les conditions sur le champ de bataille tournent drastiquement en sa faveur, avant de reprendre la plume. Il révise alors sa réponse initiale restée inédite et compose une nouvelle lettre, offrant une réponse cinglante et réfléchie. 

Le prince Andrei Kourbski n’était pas seulement un vaillant et redoutable soldat, c’était aussi, et peut-être surtout, un lettré chrétien, un disciple de Maxime le Grec, qu’il avait sans doute rencontré dans sa jeunesse et dont il abandonnerait en Russie les œuvres, avec toute une bibliothèque qui, pour l’époque, était considérée comme riche. Il était un intellectuel très soucieux d’orthodoxie et tourné vers la disputatio théologique : à Dorpat, quelque temps avant sa fuite, il engagea une controverse avec le pasteur protestant Johann Wettermann. En cela, il ressemblait à Ivan, lui aussi d’une grande curiosité intellectuelle, lui aussi lettré (dans un registre, on le verra, moins académique), féru de théologie et amateur de disputes publiques avec des hétérodoxes (ses débats avec le frère morave Jan Rokita, le luthérien Nandelstedt ou le jésuite Antonio Possevino sont célèbres). 

À la différence d’Ivan, Kourbski s’intéressait aux instruments qui, selon lui, permettaient de bien mener les débats et d’en faire jaillir la vérité : la philologie et les lettres classiques. « Le barbare ne peut entendre les choses philosophiques », affirma-t-il dans sa préface aux œuvres de saint Jean Chrysostome. Pour comprendre les Pères, il ne suffisait pas d’être pieux, il fallait être éduqué. Aussitôt installé en Lituanie, Kourbski fonda, sur son domaine de Milianovitchi (à l’est de Lublin), un centre de traduction et d’édition des grands classiques de la théologie orthodoxe. Comme il ne savait pas bien le latin (il l’apprit avec peine, car il approchait déjà de la quarantaine), il s’entoura de diplômés de l’université de Cracovie comme Ambroise Szadkowius, Stanislas Wojszewski et le prince Mikhaïl Andreievitch Obolenski (qui, lui aussi, avait étudié à Padoue). Plutôt que de traductions de Kourbski, il convient donc de parler de traductions du « cercle de Kourbski ».

Kourbski entretenait des relations étroites avec les imprimeurs russes chassés de Moscou et établis en Lituanie, Ivan Fiodorov et Piotr Mstislavets, ainsi qu’avec le palatin de Kiev Constantin Ostrogski (1527-1608), « seigneur de trente-cinq villes et mille villages », dans les ateliers duquel fut imprimée en 1581 la première Bible slavonne (dite « Bible d’Ostrog »). L’Académie d’Ostrog était par ailleurs un centre influent de la culture orthodoxe. A Ostrog comme à Milianovitchi, on voit apparaître, pendant une courte période, les rudiments d’une culture humaniste lettrée à dominante orthodoxe dans un pays – la Pologne-Lituanie – lui-même tout pénétré de l’humanisme renaissant. 

Deuxième lettre de Kourbski

Brève réponse du prince Andrei Kourbski à la fort prolixe épître du grand-prince de Moscou.

Cette lettre n’est pas datée mais elle a sans doute été écrite peu après que Kourbski eut reçu la lettre d’Ivan, puis retravaillée par l’auteur dans les années 1570.

J’ai reçu et entendu ta grandiloquente et sonore missive et j’ai bien compris qu’elle avait été vociférée sous l’effet d’une colère irrépressible, avec des paroles venimeuses. Pareille lettre n’est pas digne non seulement d’un tsar si grand et renommé dans tout l’univers, mais même d’un simple et pauvre soldat, d’autant plus qu’elle contient de nombreuses citations des saints livres amenées avec un grand déchaînement de fureur, et ce non par lignes ou versets comme le veut l’usage chez les savants et lettrés qui, lorsqu’ils ont à écrire à quelqu’un, enferment beaucoup de sagesse en peu de mots, mais par péricopes, épîtres et livres entiers, déversés sans mesure, à grand bruit et avec force verbosité ! Il y est aussi question de lits, de douillettes1 et de bien d’autres choses, tout à fait comme dans les contes de femmes folles. Et tout cela dans un style si barbare que non seulement les savants et lettrés mais aussi les gens simples et les enfants s’étonneraient et riraient à la lecture de ta lettre, d’autant plus qu’elle a été envoyée dans un pays étranger, où l’on rencontre des gens qui connaissent non seulement la grammaire et la rhétorique mais aussi la dialectique et la philosophie2.

Outre cela, tu me réprouves et me menaces avec tant de violence et de fracas sans même attendre le jugement de Dieu, moi qui ai acquis une grande humilité, qui ai tant souffert dans mes aventureux voyages, qui ai été insulté et injustement banni, et qui, bien que grand pécheur, n’en ai pas moins les yeux du cœur et ne suis pas sans connaître les lettres ! 

Kourbski oppose ici les « yeux du cœur » pauliniens aux « yeux pers » qu’Ivan lui reproche d’avoir. Voir ci-dessus, p. 97.

Et au lieu de me consoler dans mes nombreux chagrins, Ta Majesté s’adresse à moi, innocent exilé, non pas avec des paroles de réconfort mais oublieux et dédaigneux de ce que dit le prophète : « Ne te gausse pas de l’homme qui est dans la peine, car elle est bien assez pour lui3. » Qu’en cela Dieu soit ton juge ! Frapper si douloureusement dans le dos un homme innocent qui depuis sa jeunesse t’avait loyalement servi ! Je ne peux croire que cela puisse plaire à Dieu.

J’ignore ce que tu veux de nous. Déjà tu as non seulement fait périr de morts diverses des princes de ta lignée, descendants de Vladimir le Grand, et tu les as dépouillés de biens meubles et immeubles que même ton père et ton grand-père n’avaient pas pillés, mais (je peux avec l’Evangéliste le dire sans crainte) tu nous as ôté jusqu’à notre dernière chemise4 sans que nous nous opposions à Ta très hautaine Majesté royale. Je voulais, ô tsar, répondre à chacune de tes paroles, et je pourrais écrire en style choisi car, par la grâce de mon Christ, ma langue est attique5, même si je l’ai apprise ici à un âge avancé et selon mes capacités. 

Mais j’ai retenu le calame que tient ma main parce que, comme je te l’ai écrit dans ma première épître (m’en remettant en tout cela au jugement de Dieu), j’ai réfléchi et ai jugé qu’il valait mieux que je me taise ici-bas pour pouvoir là-haut parler avec hardiesse devant la majesté6 de mon Christ aux côtés de tous ceux que tu as massacrés et persécutés, quand, comme le dit Salomon, « le juste se tiendra devant ceux qui l’opprimèrent »7. Alors, quand le Christ viendra juger, ils confondront hardiment leurs bourreaux et offenseurs et, comme tu le sais toi-même, il ne sera pas fait acception de personne : c’est la droiture d’âme ou la félonie de chacun qui sera révélée. Ce ne sont pas des témoins mais la conscience de chacun qui proclamera la vérité et en témoignera. Autre chose encore : il ne sied pas à des nobles chevaliers de se quereller comme des laquais et c’est en outre une grande honte pour des chrétiens que de clamer les choses en termes grossiers et blessants, comme je l’ai déjà dit maintes fois. Mieux vaut, ai-je pensé, mettre mon espoir dans le Dieu tout-puissant glorifié et adoré en trois Personnes, lui qui est le témoin de mon âme et sait que je ne me sens en rien coupable devant toi. Pour cette raison, attendons donc un peu, car je crois que toi et moi, au seuil même de notre espérance chrétienne, sommes proches de la venue de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. Amen.

Troisième lettre de Kourbski

1578

Réponse de l’humble Andreï Kourbski, prince de Kowel à la seconde épître du tsar de Moscou 
Vivant dans l’exil et la pauvreté à cause de tes persécutions, je laisserai de côté, dans la présente, ta grandiose et interminable titulature. Le grand tsar que tu es n’en a en effet nul besoin de la part des humbles, car c’est plutôt quand un roi écrit à un roi qu’on cite les titres avec tant de longueurs. Quant à la confession en règle que tu me fais comme à un prêtre, sache que l’homme simple que je suis, et qui porte les armes, n’est pas digne de l’entendre même du bout de l’oreille, d’autant plus que je suis moi aussi accablé de nombreux et incalculables péchés. Il faudrait néanmoins en vérité se réjouir et égayer – je ne parle pas seulement de moi, qui fut jadis ton fidèle serviteur, mais aussi de tous les rois et peuples chrétiens – si ta repentance était véritable, comme celle du Manassé de l’Ancien Testament, dont il est dit qu’il se repentit de sa fureur sanguinaire et de son iniquité et vécut jusqu’à sa mort humblement et droitement dans le respect de la loi divine, sans faire en rien tort à personne8, et comme celle du Zachée du Nouveau Testament, qui se repentit de façon fort admirable et rendit le quadruple de ce qu’il avait extorqué à ses victimes9.

Kourbski n’aurait d’ailleurs pu citer une titulature (voir début de la seconde lettre d’Ivan) qui n’était pas reconnue en Pologne-Lituanie, où l’on ne considérait Ivan ni comme « tsar de toute la Russie » ni comme grand-prince de villes comme Smolensk et Polotsk ou comme seigneur de Livonie. Il est caractéristique que, par la suite, Kourbski intitulera sa biographie d’Ivan Histoire du grand-prince de Moscou, donnant au tsar le titre que lui reconnaissaient les Polonais. Dans le traité de Iam-Zapolski signé en 1582 entre Stéphane Báchory et Ivan le Terrible, ce dernier n’est appelé « tsar » que dans la version russe, pas dans la version latine.

Si seulement dans ta repentance tu suivais les saints exemples que j’ai tirés des Saintes Écritures, de l’Ancien comme du Nouveau Testament ! Mais ce qu’on lit dans la suite de ta lettre non seulement n’est pas conforme à ces exemples mais a quelque chose de stupéfiant et d’étonnant, une forte claudication des deux jambes qui trahit les mouvements désordonnés de l’homme intérieur, surtout dans le pays de tes adversaires, où l’on compte nombre de gens qui sont versés non seulement dans la philosophie du monde mais dans les écrits sacrés : tantôt tu t’humilies exagérément, tantôt tu t’exaltes sans limites ni mesure. Comme le dit le Seigneur à ses apôtres : « Lorsque vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit, dites : nous sommes des serviteurs inutiles »10 ; mais le diable pousse les pécheurs que nous sommes à ne nous repentir que des lèvres et à conserver en notre cœur une haute opinion de nous-mêmes et à nous placer sur un plan d’égalité avec les saints et les grands hommes.

Le Seigneur nous ordonne de ne juger personne avant le tour du Jugement et de commencer par ôter la poutre que nous avons dans l’œil avant d’enlever la paille qui se trouve dans l’œil de notre frère11. Mais le diable nous incite à nous contenter de chevroter de vagues paroles de repentir pour ensuite nous enorgueillir et nous vanter de nos innombrables iniquités et crimes de sang. Il nous apprend non seulement à insulter d’éminents saints personnages mais à les traiter de démons, tout comme autrefois les Juifs traitaient le Christ d’imposteur et de possédé, ou bien l’accusaient de n’expulser les démons que par Belzébuth, le prince des démons12. Ainsi qu’on le voit dans l’épître de Ta Majesté, tu traites de diables de pieux orthodoxes et ne crains pas de réprouver des hommes inspirés par l’Esprit divin en prétendant qu’ils sont mus par le diable, comme si tu avais oublié ce que dit l’Apôtre : « Nul ne peut dire ‘Jésus est Seigneur’ si ce n’est avec l’Esprit saint »13. Celui qui calomnie un chrétien orthodoxe calomnie non pas celui-ci mais l’Esprit saint qui réside en lui, et fait peser sur sa propre tête un péché irrémissible car, comme le dit le Seigneur, « quiconque aura parlé contre l’Esprit saint, cela ne lui sera remis ni en ce monde ni dans l’autre »14.

En outre, que peut-il y avoir de plus répugnant et de plus immonde que de diffamer son confesseur15 et, tel un sycophante, de lancer des accusations mensongères contre celui qui mena ton âme royale au repentir et prit tes péchés sur sa nuque, et qui, t’ayant arraché à une abjection éhontée, te purifia par la repentance pour te présenter au Roi très pur, au Christ notre Dieu ? Est-ce ainsi que tu le récompenses après sa mort ? Ô prodige ! La méchanceté que conçurent tes cruels et perfides maniaques contre des hommes saints et vénérables ne s’éteint pas après leur mort ! 

Il s’agit de la première occurrence du mot « maniak » en russe, qui avait certainement au XVI° siècle une résonance étrangère pour un lecteur moscovite.

Peux-tu, ô tsar, entendre sans trembler l’histoire de Cham qui se moqua de la nudité de son père16 ? Souviens-toi pourtant de la malédiction qui, de ce fait, tomba sur sa descendance. Si ces choses eurent lieu pour un père selon la chair, combien plus devons-nous, s’agissant de pères selon l’esprit, nous soucier de couvrir leur nudité s’il leur arrive quoi que ce soit à cause de  l’humaine faiblesse. C’est le bruit que tes flagorneurs ont fait courir sur ce prêtre en soutenant qu’il t’avait effrayé par des signes mensongers. En vérité, je le dirai à mon tour : certes, c’était un flatteur, un homme habile, mais il intriguait au service du bien car il s’empara de toi par la ruse pour t’arracher aux rets du diable et à la gueule du lion de l’esprit et t’amener vers le Christ notre Dieu. Les sages médecins n’agissent pas autrement, qui tranchent avec le rasoir les excroissances de chair et la gangrène incurable jusqu’à la chair vive pour ensuite refermer les plaies petit à petit et guérir le malade. C’est ainsi que procéda le bienheureux prêtre Sylvestre, voyant le mal dont était affligée ton âme endurcie par les années et difficile à soigner. Comme les sages l’ont dit : « Quand avec le temps de mauvaises habitudes s’invétèrent dans l’âme d’un homme, elles lui deviennent connaturelles et il est difficile de s’en débarrasser. » Aussi ce vénérable personnage, sachant la gravité de ta maladie, eut-il recours aux emplâtres – tantôt te retenant, comme avec le frein et une ferme bride, pour que tu ne cèdes pas à ton intempérance, à ton excessive concupiscence et à la fureur, tantôt t’attaquant et reprenant par de dures paroles, ôtant comme avec un rasoir tes habitudes pécheresses par de sévères remontrances, car il se souvenait sans doute des paroles prophétiques : « Mieux vaut subir les coups blessants d’un ami que les tendres baisers d’un ennemi »17, mais tu ne t’en es pas souvenu ou tu l’as oublié, séduit par tes mauvais et perfides amis, et tu l’écartas, et, avec lui, notre Christ. Et, dans son cas, les paroles de Salomon : « Donne au sage, il deviendra plus sage encore avec gratitude » et « reprends le sage, il t’aimera »18 ne s’accomplirent pas. Je ne mentionnerai pas les versets qui suivent19, les confiant à ta royale conscience et sachant combien tu connais les Saintes Écritures. En outre, pour ne pas offenser indûment Ta Majesté par des paroles blessantes, moi, qui suis humble et sais me contenir, je ferai mon possible pour m’abstenir de toute dispute car il ne convient en rien aux soldats que nous sommes de nous disputer comme des esclaves.

Comme l’indiquent Pierre Gonneau et Alexandr Lavrov : « Là où Ivan IV estime n’avoir de comptes à rendre qu’à Dieu, considère que tous ses sujets sont ses esclaves (raby) et que ceux qui font défection sont non seulement des traîtres, mais aussi des apostats, Kurbskij proteste de son orthodoxie et dénonce devant Dieu le souverain qui, loin de récompenser ceux qui ont donné leur vie pour lui et lui ont soumis des royaumes entiers, répand le sang des « forts d’Israël » et persécute les bons chrétiens. Kurbskij ne s’est pas contenté de cet échange épistolaire, mais a composé, vers 1578, une Histoire du grand-prince de Moscou (Istoria o velikom knjaze moskovskom) qui constitue la première réfutation systématique de l’histoire officielle. Il y retrace les abus et les crimes commis par les souverains moscovites au cours des trois dernières générations, depuis que le diable a « semé de mauvaises mœurs » dans la « sainte lignée des princes russes ». L’œuvre de Kurbskij est à cheval sur deux cultures. Elle s’est conservée et diffusée en milieu russe, et semble avoir particulièrement intéressé les élites du XVII° siècle. »20

Tu aurais pu aussi rappeler comment, avec la grâce de Dieu, tes affaires prospéraient selon ta volonté à l’époque où tu étais pieux, grâce aux prières des saints et aux avis du très éminent conseil qui t’entourait, et quelle tournure prirent les événements lorsque ensuite tu te laissas séduire par de cruels et perfides adulateurs qui furent ta perte et celle de leur patrie, et quelles plaies Dieu suscita alors : je veux dire la famine, les flèches de la pestilence, puis le glaive du barbare, vengeur des transgressions de la loi divine, l’incendie soudain qui ravagea la très glorieuse Moscou, la dévastation de toute la terre russe et surtout, ce qui fut le pire et le plus honteux, l’effondrement de l’âme du tsar qui, lui autrefois si brave, tourna le dos pour prendre la fuite, comme certaines personnes nous l’on appris ici. De sorte que, fuyant les Tatares en vous cachant dans les bois, c’est tout juste si vous n’êtes pas morts de faim, tes suppôts et toi !

Kourbski évoque ici la campagne dévastatrice du khan de Crimée Devlet-Girey qui, profitant du fait que les armées russes étaient occupées en Livonie, incendia Moscou en 1571. Il fut toutefois battu l’année d’après par les troupes russes, ce dont Kourbski ne parle pas.

Or, lorsque autrefois tu menais une vie qui plaisait à Dieu, ce chien d’ismaélite ne pouvait trouver aucun abri dans les steppes tandis qu’il fuyait devant nous, les plus insignifiants de tes serviteurs. Au lieu des riches et pesants présents que tu lui fais maintenant au prix du sang chrétien, le tribut qu’il recevait alors, c’étaient des têtes de musulmans, tranchées par les sabres de nous autres tes soldats.

Quant à ce que tu écris sur notre compte, nous qualifiant de traîtres pour avoir été obligés par toi à prêter serment contre notre volonté – c’est chez vous une habitude : celui qui ne jure pas allégeance, c’est une mort affreuse qui l’attend —, voici ce que j’ai à y répondre : tous les sages conviennent que si quelqu’un prête serment ou allégeance contre son gré, le péché n’est pas imputable à celui qui baise la croix mais à celui qui l’y oblige, même en l’absence de persécution. Et si quelqu’un, devant de cruelles persécutions, refuse de s’enfuir, il est pour ainsi dire son propre meurtrier puisqu’il agit contre la parole de Dieu, qui dit : « Si l’on vous pourchasse dans telle ville, fuyez dans une autre21. » Notre Seigneur en a d’ailleurs donné l’exemple à ses fidèles en fuyant non seulement la mort mais la méchanceté des Juifs impies.

Quant à ce que tu as dit aussi de moi, à savoir que, étant en quelque sorte « fou de colère contre un homme », je me serais « dressé contre Dieu »22, c’est-à-dire que j’aurais détruit et incendié les églises de Dieu, je te répondrai ceci : ou bien, Ô tsar, tu dois cesser de nous calomnier, ou bien tu dois considérer comment, dans l’Écriture, le roi David fut amené, à cause des persécutions de Saül, à partir en guerre contre le pays d’Israël aux côtés d’un roi païen23. Moi, j’exécutais les ordres non de rois païens mais de rois chrétiens, et c’est sous leurs ordres que j’ai marché. Mais je confesse mon péché : c’est sur ton ordre que j’ai incendié la grande ville de Vitebsk, avec les vingt-quatre églises chrétiennes qui s’y trouvaient24. C’est aussi sur l’ordre du roi Sigismond Auguste que mes troupes sont entrées dans le pays de Velikie Luki.

En 1562, Kourbski connaissait bien la région puisqu’il avait été, sous Ivan, gouverneur de Velikie Luki.

Avec le prince Koretski, nous avons veillé à ce que les impies n’incendient ni ne détruisent les églises de Dieu. Certes, je n’ai pas pu les protéger, car nos troupes étaient nombreuses : nous avions alors quinze mille hommes et, parmi eux, nombre de barbares ismaélites et autres hérétiques, réveilleurs d’anciennes hérésies et ennemis de la Croix du Christ. À notre insu et après notre départ, ces impies mirent le feu à une église et à un monastère. Les moines que nous avons libérés de captivité peuvent en être témoins. Un an après, ton principal ennemi le tsar de Perekop25 envoya des messagers pour presser le roi de Pologne et nous demander de marcher sur cette partie de la terre russe qui relève de ton pouvoir. Je refusai, bien que le roi m’en eût donné l’ordre. Je ne pouvais envisager la folie d’une campagne où j’aurais eu à marcher contre un pays chrétien derrière une bannière musulmane et sous les ordres d’un tsar étranger et impie. Le roi de Pologne marqua ensuite son admiration et me félicita de ne pas avoir agi comme les insensés qui avant moi s’étaient hasardés dans pareille aventure.

Quant à ce que tu dis de ta tsarine, qui aurait été ensorcelée et qui aurait été éloignée de toi par ceux dont tu parles et par moi, je ne répondrai pas pour ces saints hommes, car les faits font résonner leur sainteté et leur vertu plus fort que la trompette. Mais pour ce qui me concerne, je répondrai brièvement ceci. Tout pécheur et indigne que je sois, je n’en suis pas moins né de nobles parents, de la lignée du grand-prince de Smolensk Fiodor Rostislavitch, comme la Majesté royale le sait bien d’après les chroniques russes, et les princes de cette maison n’ont pas coutume de se dévorer entre eux ni de boire le sang de leurs frères, ainsi que l’usage s’en est répandu depuis longtemps dans certaines familles. Le premier à oser cette pratique fut Iouri de Moscou qui, alors qu’il se trouvait à la Horde d’or, leva la main contre le saint prince Michel de Tver.

Iouri de Moscou (1303-1325) fit assassiner sous ses yeux Michel de Tver qu’il accusait d’avoir empoisonné sa femme.

Il y eut d’autres meurtres, dont certains sont encore dans toutes les mémoires et eurent lieu sous nos yeux. Qu’arriva-t-il aux princes d’Ouglitch, aux laroslavitch et à d’autres du même sang, comment furent-ils exterminés et détruits par familles entières ? C’est difficile et affreux à entendre ! Et ce petit-fils du tsar, arraché au sein de sa mère, enfermé dans de sinistres cachots et tourmenté pendant des années, qui est désormais bienheureux et que Dieu a couronné pour l’éternité ? Quant à ta tsarine, c’est pour moi une proche parente, comme tu peux le voir en marge de cette page.

Il s’agit de Dimitri Ivanovitch, petit-fils d’Ivan III, que celui-ci avait couronné en 1498 « grand-prince de Moscou » à l’âge de 15 ans avant de le faire emprisonner en 1502 pour laisser le trône à son fils Vassili (Vassili III), père d’Ivan le Terrible. Dimitri mourut en prison en 1509.

Dans la plupart des manuscrits de cette lettre figure la note marginale suivante : « Boris Ivanovitch Morozov engendra deux Toutchkov, Vassili et loann. loann engendra Irina, mère de Roman. Roman engendra la tsarine Anastasia. Vassili engendra , Mikhail, père de ma mère. » Autrement dit, Kourbski est un cousin d’Anastasia.

Tu parles de ton cousin Vladimir comme si nous voulions le mettre sur le trône ; en vérité, cette idée ne m’est pas venue, car il n’en était pas digne. Mais déjà j’avais deviné l’attitude qui serait la tienne à mon égard, quand tu m’arrachas de force ma cousine pour la marier à ton cousin, la faisant ainsi entrer – je peux en vérité l’affirmer avec hardiesse – dans la famille immémorialement sanguinaire qu’est la tienne.

La seconde femme du prince Vladimir Staritski, Avdotia (Eudoxie) Romanovna Odoevskaia, était une parente de Kourbski. Ivan l’avait fait empoisonner en 1570 en même temps que son mari et leur fille de 9 ans.

Quand tu te vantes et flattes par monts et par vaux d’avoir battu les maudits Livoniens par la force de la Croix vivifiante, je ne sais ni ne comprends comment on peut te croire. Il serait plus conforme à la vérité de dire « par la force des croix des deux larrons » ! Notre roi ne s’était pas encore levé de son trône, toute la noblesse polonaise était encore chez elle et l’armée royale se tenait encore aux côtés de son souverain que déjà tes croix avaient été brisées en de nombreux lieux par un certain Zabka – et à Wenden, la capitale, par les Lettons. 

Zabka était un chef cosaque qui, selon la Chronique polonaise, aurait aidé l’armée polonaise à s’emparer de Düneburg (actuellement Daugavpils, en Lettonie).

Les troupes russes furent défaites à Wenden le 21 octobre 1578.

Pour cette raison, tes croix ne sont pas celles du Christ mais celles du mauvais larron, et c’est devant un larron qu’elles étaient portées. Les capitaines polonais et lituaniens n’avaient pas encore commencé leurs préparatifs de campagne que tes pauvres généraux, ou plutôt tes vagabonds guenilleux, étaient arrachés de sous tes croix pour être traînés ici dans les chaînes et être présentés à la Diète, où s’assemblent toutes sortes de gens et où ces misérables sont moqués et outragés, à ta répugnante et éternelle honte, à la honte de toute la Sainte Russie et pour l’opprobre de ses fils.

« Sujatorusskaja zemlja » : première occurrence, dans un texte, de la notion de « Sainte Russie », promise à un grand avenir. Comme l’indique Pierre Gonneau l’expression de Sainte Russie, avant d’être utilisée dans un contexte de réjouissance, avait été utilisée par Andreï Kourbski pour : « évoquer le pays souffrant, la foule des saintes victimes martyrisées par Ivan le Terrible, qui se dressera contre lui au jour du Jugement dernier. »26

Quant à ce que tu écris de Kourliatiev, des Prozorovski, des Sitski, de Dieu sait quelles « parures » et « requiem », sans parler des affaires de Cronos, Aphrodite et épouse d’arquebusier27, tout cela est ridicule, des vrais contes de femme soûle, et point n’est besoin d’y répondre. Le sage Salomon le dit bien : « Il ne convient pas de répondre à l’insensé28 ». Car toutes les personnes susmentionnées – pas seulement les Prozorovski et les Kourliatiev, mais d’innombrables autres nobles hommes – sont déjà tombées, victimes d’une atroce férocité, et il n’y a plus à leur place que les guenilleux dont tu cherches à faire des capitaines, t’opposant obstinément à la raison et à Dieu. C’est pour cela qu’ils s’évanouissent vite, tes guenilleux et leurs villes, effrayés non seulement à la vue d’un soldat mais au bruit d’une feuille agitée par le vent29 ? Le saint prophète Moïse le dit bien dans le Deutéronome : « Un seul homme, pour vos péchés, en mettra mille en fuite, et deux en poursuivront dix mille30. »

Dans ta même lettre, tu affirmes avoir déjà répondu à ma première lettre, mais moi j’avais déjà écrit ma réponse à ta grandiloquente missive sans pouvoir te l’envoyer à cause des habitudes peu louables du pays, car tu as enfermé le royaume de Russie – c’est-à-dire la libre nature humaine – comme dans une forteresse infernale. Quiconque quitte ton pays pour aller, comme le dit l’Ecclésiastique31, « en pays étranger », tu l’appelles traître. Et s’il est pris à la frontière, tu lui fais subir une mort affreuse. Ici aussi, suivant ton exemple, ils agissent cruellement. C’est pour cette raison que j’ai été longtemps sans t’envoyer ma lettre. Mais maintenant je peux envoyer à Ta Haute Majesté à la fois cette réponse à ta dernière épitre et ma réponse précédente à ta grandiloquente missive. Si tu es sage, tu les liras dans le silence de l’esprit, sans colère. En outre, je t’en prie, ne te mêle plus d’écrire aux serviteurs d’autrui, car ici on sait répondre. Comme l’a dit le sage : « C’est volontiers qu’un homme prendra la parole, mais ce n’est pas volontiers qu’on écoutera32. » Voilà ce que j’avais à te dire.

Tu écris aussi que je ne me suis pas soumis à toi et que j’ai voulu gouverner ton pays, et me traites de perfide et de réprouvé. Je m’abstiendrai de répondre sur ce sujet, tant il est évident que tu me diffames et calomnies. Je m’abstiens aussi de te répondre sur d’autres points pour la raison qu’il aurait fallu répondre à ta missive ou bien en raccourcissant ma lettre pour qu’elle ne soit pas barbare par surabondance de mots, ou bien, comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises dans les lettres précédentes, en confiant toutes choses au tribunal du juge impartial, notre Seigneur, et aussi parce que, humble créature, je ne souhaite plus disputer avec Ta Royale Majesté.

Je te fais néanmoins tenir deux chapitres, recopiés de l’ouvrage du très sage Cicéron, cet excellent conseiller romain de l’époque où les Romains gouvernaient l’univers entier. Il écrivait en réponse à ses ennemis, qui le traitaient de perfide et de réprouvé, tout comme Ta Majesté traite les humbles sujets que nous sommes et qui ne peuvent mettre un terme à la férocité de tes persécutions ni arrêter les flèches qu’en vain tu nous envoies de loin et qu’enflamment tes mensongères et sycophantiques accusations.

Andreï Kourbski, prince de Kowel

« Celui qui possède la perfection morale ne manque de rien pour vivre heureux » Tiré du très sage livre de Cicéron appelé Paradoxes ou Réponse à Antoine 33.

En vérité, jamais je n’ai pensé que Marcus Regulus fût accablé de peines, infortuné ou malheureux. Sa grandeur d’âme, en effet, n’eut rien à souffrir des tortures des Carthaginois, ni sa dignité, ni sa loyauté, ni sa constance, ni aucune autre vertu, ni enfin son âme elle-même : celle-ci, alors que le corps était tourmenté, ne pouvait, elle, être déchirée, protégée par sa grande bonté et défendue par l’escorte nombreuse de ses vertus. Nous avons vu aussi Gaius Marius : quand les circonstances lui étaient favorables, il m’était apparu l’un des hommes les plus heureux qui fussent et, dans l’adversité, un des plus grands héros ; destinée heureuse, insurpassable pour un mortel.

Tu ignores, insensé, tu ignores quelles forces recèle la perfection morale : tu te contentes de te servir du mot sans savoir ce qu’elle vaut par elle-même. Impossible de ne pas être le plus heureux des hommes quand on est parfait en soi-même et qu’on place en soi seul tout ce qui est à soi. Celui dont les espoirs, la raison et la pensée dépendent entièrement de la fortune ne peut rien posséder de certain, rien qu’il soit assuré de conserver ne serait-ce qu’un seul jour. Si tu rencontres un tel homme, effraie-le par des menaces de mort ou de bannissement. De mon côté, quel que soit le sort qui m’attend dans une patrie si ingrate, je ne le refuserai pas, et moins encore m’y opposerai. À quoi bon, en effet, m’être démené dans l’action, dans quel but ont veillé mes soucis et mes réflexions si je n’ai rien fait naître en moi, si je ne suis pas parvenu à l’état où ni les hasards de la fortune, ni les injustices de mes ennemis ne me puissent ébranler ? Me menaces-tu de la mort pour qu’il me faille renoncer à la compagnie des hommes, ou de l’exil pour qu’il me faille m’éloigner des méchants ? La mort terrifie ceux qui perdent tout quand la vie prend fin, non ceux dont la gloire ne peut mourir ; l’exil épouvante ceux qui se sentent appartenir à un lieu étroitement circonscrit, non ceux qui regardent l’orbe de la terre entière comme une seule cité. Les soucis, les épreuves de toutes sortes t’accablent, toi qui te crois heureux et florissant ; les désirs te tourmentent ; nuit et jour tu es torturé, toi à qui ne suffit pas ce que tu as et qui crains que ta possession ne dure guère ; la conscience de tes crimes t’aiguillonne ; la crainte des juges et des lois t’ôte le souffle ; où que tu jettes les yeux, tes injustices, telles des Furies, t’encerclent et t’empêchent même de respirer librement. De même donc qu’il est impossible au méchant, au sot, à l’infâme de bien vivre, il est impossible à l’homme de bien, au sage, au fort d’être malheureux ! Et pas plus qu’on ne saurait manquer de louer la vie de celui dont on loue la vertu et les mœurs, on ne saurait chercher à fuir une vie digne d’éloge. Mais il convient de veiller à ne pas vivre en maudit. Tout ce qui est digne d’éloge, considérons-le donc aussi comme heureux, florissant et désirable.

Contre Clodius, qui chassa injustement Cicéron de la ville de Rome (chapitre 17)

« Qui n’est pas sage est fou » ; mais je prouverai par des faits véridiques que tu n’es pas fou, comme souvent, ni méchant, comme toujours, mais dément et insane. Une place forte qui dispose des biens nécessaires à la vie peut résister aux attaquants, et l’âme du sage, habituée à de hautes réflexions, constante dans les vicissitudes de la vie humaine, forte de son mépris pour la fortune et comme fortifiée, enfin, par toutes les vertus, sera prise d’assaut et vaincue, elle qu’on ne peut pas même chasser de la cité ? Qu’est-ce en effet qu’une cité ? Est-ce qu’on peut encore donner ce nom à n’importe quel rassemblement de gens sauvages et cruels ? À n’importe quelle foule de fuyards et de brigands ? Non, diras-tu. Ce n’était pas une cité quand les lois y étaient sans effet, les tribunaux mis à bas, la coutume ancestrale abolie, quand les autorités en avaient été chassées par l’épée et que le nom du Sénat n’était plus rien dans la république. Cette réunion de voleurs, cette troupe de brigands constituée, au forum, sous ta direction, les résidus de la conjuration revenus des furies de Catilina et convertis à ta folie criminelle, était-ce une cité ?

Aussi n’ai-je pas été chassé de la cité, puisqu’elle n’existait pas ; j’ai été appelé dans la cité, une fois qu’il y a eu dans la république un consul, jusqu’alors réduit à rien, un sénat, alors moribond, une concorde d’hommes, et qu’on s’est à nouveau souvenu des lois du gouvernement, qui sont les colonnes de la cité.

Et vois comme j’ai méprisé les flèches de ton brigandage. Si j’ai toujours pensé que c’était moi que tu visais en déchaînant ton injustice abominable, jamais je n’ai considéré qu’elle pouvait m’atteindre ; à moins, par hasard, qu’en démolissant des murs ou en jetant méchamment des torches sur les toits tu n’aies cru détruire ou incendier quelque chose qui fût à moi ! Rien n’est à moi – ni à personne —, de ce qui peut être emporté, arraché ou perdu. Si tu m’avais arraché mon intime et divine conviction de maintenir debout, bien malgré toi, la république grâce à mes soins, mes veilles et mes résolutions ; si tu avais détruit l’impérissable souvenir de ce bienfait éternel ; et si, plus encore, tu m’avais arraché cette intelligence où sont nés tous ces conseils, alors, oui, je confesserais que j’ai souffert de l’injustice. Mais comme tu n’as rien fait de cela, comme tu n’as pas pu le faire, ce n’est pas un exil désastreux, c’est un retour glorieux que m’a offert l’injustice.

J’ai donc, moi, toujours été citoyen, et d’autant plus que les conseillers recommandaient aux nations étrangères de veiller à mon salut comme à celui d’un excellent citoyen. Toi, tu ne l’es pas même aujourd’hui, à moins qu’on puisse être à la fois citoyen et ennemi de sa patrie ! Ou bien penses-tu que la différence entre citoyen et ennemi tient à la naissance et au domicile, et non aux actes et à l’intelligence ?

Tu as commis un massacre au forum, tu as occupé un temple avec des bandits en armes, tu as incendié demeures de particuliers et édifices sacrés. Spartacus fut-il ennemi si, toi, tu es citoyen ? Pourrais-tu être citoyen, toi à cause de qui la cité a un jour cessé d’exister ? Et tu m’appelles du nom de traître qui te revient alors que tous pensent qu’à mon départ c’est la république en personne qui s’est exilée ? Insensé ! Ne te considéreras-tu jamais toi-même ? N’examineras-tu jamais ce que tu fais, ce que tu dis ? Ignores-tu que, si l’exil est le châtiment du crime, c’est en raison d’actes autrement remarquables que j’ai fait, moi, ce voyage ? Les criminels et les impies dont tu te piques d’être le chef et que les lois exigeraient de condamner à l’exil, sont des bannis, même s’ils n’ont pas changé de sol. Ou bien, quand toutes les lois ordonnent de te bannir, ne serais-tu pas traître ? On ne nommerait pas ennemi « celui qui a été armé ? » – on a trouvé ton épée devant le sénat – ; « celui qui a tué un homme ? » – tu en as tué plus d’un – ; « celui qui a provoqué un incendie ? » – tu as mis le feu de ta propre main au temple des Nymphes – ; « celui qui a occupé des lieux consacrés ? » – tu as établi ton camp au forum. Mais qu’ai-je besoin de mentionner les lois communes qui, toutes, font de toi un banni ? Ton ami Cornificius a proposé pour toi une loi exceptionnelle, stipulant que si tu t’étais effectivement introduit aux mystères de la Bonne Déesse tu serais un traître. Or tu as même l’habitude de te vanter de ce forfait ! Comment donc, alors que tant de lois te jettent en exil, ne frissonnes-tu pas d’horreur à ce nom d’exilé ? « Je suis à Rome », dis-tu. Effectivement, tu es dans un étrange abri ! Si donc un homme est en un lieu d’où les lois le bannissent, il ne saurait se prévaloir du droit à y être.

Sources
  1. Les « douillettes » renvoient sans doute à ce qu’Ivan dit du manteau de fourrure de Chouïski. Voir ci-dessus.
  2. C’est-à-dire les trois disciplines du trivium classique (grammaire, rhétorique et dialectique), plus la philosophie.
  3. D’après Si 7, 11.
  4. Voir Lc 6, 29.
  5. C’est la leçon que nous avons retenue, avec V. V. Kalugin et A. I. Filiuskin qui lisent « atticeski », plutôt que celle de J. S. Lurje, J. D. Rykov et J. Fennel, qui lisent « otedeski », auquel cas le texte signifierait « ma langue est celle de mes pères ».
  6. Kourbski dit « maestat », qui est un polonisme.
  7. Sg 5, 1.
  8. Voir 2 Ch 33.
  9. Voir Lc 19, 1-10.
  10. Lc 17, 10.
  11. Voir Mt 7, 1-4.
  12. Voir Mt 12, 24.
  13. 1 Co 12, 3.
  14. Mt 12, 32.
  15. Le prêtre Sylvestre n’avait cependant jamais été le confesseur d’Ivan.
  16. Gn 9, 18.
  17. Pr 27, 6.
  18. Pr 9, 8-9.
  19. « La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse », etc.
  20. Pierre Gonneau, Alexandr Lavrov, « Des Rhôs à la Russie, Histoire de l’Europe orientale 730-1689 », éditions PUF, 2012, p.568.
  21. Mt 10, 23.
  22. Voir la seconde lettre d’Ivan.
  23. Voir 1 S 27.
  24. En 1565.
  25. C’est-à-dire le khan de Crimée.
  26. P. Gonneau, « Ivan le Terrible ou le métier de tyran », Paris, Tallandier, 2014.
  27. Voir la seconde lettre d’Ivan.
  28. Pr 26, 4.
  29. Voir Lv 26, 36 : « poursuivis par le bruit d’une feuille morte, ils fuiront comme on fuit devant l’épée ».
  30. Voir Dt 32, 30.
  31. Si 39, 4.
  32. L’origine de cette citation est inconnue.
  33. On lira ci-après les discours II et IV des Paradoxa de Cicéron. Nous avons repris la traduction française de Claude Terraux (Penser autrement. Les Paradoxes des stoïciens, Aléa, Paris, 2004), en l’alignant toutefois sur la traduction slavonne de Kourbski en cas de divergence de sens.
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