« J’accomplis mon devoir de monarque » : la réponse d’Ivan le Terrible au prince Kourbski (troisième partie)

Dans la dernière partie de sa première lettre, Ivan le Terrible est encore déchiré entre ses deux hypostases : le souverain invincible et le bon chrétien. Après avoir tonné et fulminé dans les sections précédentes, le tsar s'acharne désespérément à blanchir son nom et à dévaloriser tous les faits d’armes de Kourbski. Il défend ardemment son autorité légitime, justifiant les châtiments infligés comme nécessaires pour maintenir l'ordre et la justice. Multipliant des citations scripturaires sans fin, il invoque la justice divine, convaincu que ses actions seront sanctifiées par Dieu.

Quatrième épisode de notre série d’été : « Doctrines du premier tsar : lettres retrouvées d’Ivan le Terrible » à lire cette semaine dans nos pages.

Retrouvez le troisième épisode ici

En s’engageant dans la bataille épistolaire contre le prince Andreï Kourbski, Ivan le Terrible compose une missive monumentale. Dans la première section, le tsar lance une série d’accusations virulentes contre son ancien compagnon d’armes. Dans la deuxième partie, Ivan plonge dans les événements passés, réinterprétant l’histoire pour justifier sa politique de terreur. Il cherche à prouver que sa tyrannie est non seulement nécessaire mais aussi légitime.

Ivan était un bon théologien, qui connaissait très bien les Écritures (y compris les apocryphes), qu’il utilisait généreusement dans ses lettres. Il connaissait également bien les vies des saints, la patristique, la liturgie et le chant monastique. Il composa d’ailleurs, sous le pseudonyme de « Parfeni le Fol-en-Christ », une Prière à l’ange de la mort, ou Canon à l’archange archistratège très redouté saint Michel. « Parfeni » vient de parphenos qui, en grec, signifie « vierge ». Ivan, lui, eut sept épouses et trois mille maîtresses. Avec lui, la bouffonnerie n’est jamais bien loin. Bon musicien, il mit en musique les stichères de l’office du métropolite saint Pierre de Moscou.

En revanche, on ne sait s’il avait lu ou s’était fait lire la légende de Dracula, très répandue en ce temps dans toute l’Europe et en Russie, ni dans quelle mesure il aurait pu en être marqué. On trouve en effet dans les récits consacrés à Vlad l’Empaleur dit « Dracula » (souverain de Valachie de la seconde moitié du XV siècle) plusieurs traits qui annoncent Ivan, notamment la doctrine selon laquelle le prince doit être cruel pour le bien de ses sujets (lesquels doivent tous être châtiés avec la même sévérité, qu’ils soient riches ou pauvres, nobles ou manants), et le choix de l’empalement comme méthode de torture (qu’Ivan fut le seul tsar russe à appliquer). Les récits populaires qui circulèrent après sa mort attribuèrent rétrospectivement à Ivan des cruautés rapportées par la légende : ainsi l’épisode où l’on voit Dracula ordonner à ses gardes de clouer sur la tête des émissaires turcs les bonnets qu’ils refusaient d’ôter en sa présence.

Je ne me considère pas comme immortel, car la mort est le lot de tous depuis le péché d’Adam. Bien que je porte la pourpre, je me sais aussi infirme de nature que tout autre homme. Contrairement à ce que vous prétendez dans vos ratiocinations, je ne suis pas au-dessus des lois de la nature : c’est là pure hérésie. Comme je l’ai déjà dit, je rends grâce au Seigneur d’avoir su, à la mesure de mes forces, consolider ma foi. Il est ridicule de m’accuser de ne pas croire au jugement après la mort, comme si les hommes étaient des bêtes.

S’il en était ainsi, leur âme ne serait que vapeur, et ce serait soutenir l’hérésie des sadducéens. Telles sont les délirantes absurdités dans lesquelles tu tombes à force d’écrire sans réfléchir. Moi, je crois au Jugement dernier de notre Sauveur, lorsque seront rassemblées les âmes des humains en même temps que les corps auxquels elles étaient unies. Tous ensemble – les rois comme les derniers des serviteurs, tels des frères – seront alors jugés et séparés selon leurs œuvres et il sera demandé à chacun ce qu’il aura fait. Quand donc tu écris que je ne veux pas « comparaître devant le Juge incorruptible », c’est à d’autres que tu imputes l’hérésie, tombant toi-même dans l’immonde hérésie des manichéens. En effet, de même que ces derniers poussent l’obscénité jusqu’à prétendre qu’au Christ revient le ciel, à l’homme libre la terre et au diable les enfers, de même, toi, tu prêches le jugement à venir tout en méprisant les châtiments que Dieu impose ici-bas pour les péchés des hommes. 

Quant à moi, je confesse et sais que ceux qui vivent dans le mal et transgressent les commandements divins non seulement connaissent là-haut les tourments mais aussi sont condamnés dès ici-bas à boire à la coupe de l’ire du Seigneur, de la juste colère de Dieu, et subissent divers châtiments. Quand ils quittent ce monde, dans l’attente de la juste sentence du tribunal du Sauveur ils reçoivent la plus dure des sentences et, après le Jugement, sont condamnés aux peines éternelles. Telle est ma foi dans le Jugement dernier. Je sais également que le Christ est maître du ciel, de la terre et des enfers, des morts et des vivants, et que toutes choses dans le ciel, sur la terre et aux enfers existent par sa volonté, par le conseil du Père et la bonne volonté du Saint-Esprit. Ceux qui n’agiront pas comme il convient seront punis, et il n’est pas vrai que – comme tu le soutiens en vrai manichéen et comme tu oses l’affirmer avec obscénité à propos de l’incorruptible tribunal du Sauveur – nous répugnerions à comparaître devant le Christ notre Dieu et à répondre de nos péché devant celui qui connaît tous les secrets cachés. Je crois donc que moi, esclave, je serai jugé non seulement pour mes péchés, volontaires et involontaires, mais pour les péchés que mes sujets auront commis du fait de ma négligence. Que tes raisonnements sont ridicules ! Si en effet des chefs mortels peuvent traîner des hommes en justice, comment ne pas se soumettre au Roi des rois, au Seigneur des seigneurs qui règne sur tout ? Même si un homme est assez sot pour vouloir se soustraire à la colère divine, il ne trouvera pas où se cacher. Car la Sagesse divine maintient les hauteurs que nul ne peut maintenir et tient ce qui est dans les airs, elle retient les eaux et les enferme dans les mers1. « Il tient en son pouvoir l’âme de tout vivant et le souffle de toute chair d’homme2 » et, comme le dit le prophète : « Si j’escalade les cieux, tu es là, qu’aux enfers je me couche, te voici. Je prends les ailes de l’aurore, je me loge au plus loin de la mer, même là, ta main me conduit, ta droite me saisit. Mes os n’étaient point cachés de toi quand je fus façonné dans le secret et brodé au profond de la terre3. » Voilà comment je crois dans le jugement impartial du Sauveur. Qui donc – vivant ou mort – pourrait échapper à la dextre du Tout-Puissant ? Devant lui, tout est découvert et mis à nu.

Je sais que le Christ notre Dieu est l’ennemi des « orgueilleux persécuteurs4 » ; comme le dit l’Écriture : « Dieu résiste aux orgueilleux, mais il donne sa grâce aux humbles5. » Mais voyons d’abord, qui est orgueilleux ? Serait-ce moi, qui exige obéissance des esclaves que Dieu m’a donnés ? Ou vous, qui rejetez l’autorité que Dieu m’a conférée et refusez de porter votre joug de servitude, exigeant, comme si vous étiez des maîtres, que je fasse votre volonté, vous qui enseignez et dénoncez comme si vous aviez été revêtus de la dignité de docteur ? Comme le disait le bienheureux Grégoire à ceux qui présumaient de leur jeunesse et qui à tout moment se permettaient d’enseigner : « Toi, avant d’avoir de la barbe, tu enseignes les vieillards, ou tu crois enseigner sans avoir peut-être l’autorité que confèrent l’âge et les mœurs ? Ensuite, on allègue ici Daniel et tel ou tel qui furent juges malgré leur jeunesse, et on a ces exemples sur la langue, car le coupable est toujours prêt à se défendre. Mais ce n’est pas l’exception qui est la loi de l’Église, aussi vrai qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, ni une ligne le géomètre, ni un bateau la mer6. » Toi aussi, bien que nul ne t’ait consacré, tu t’arroges la dignité de docteur. De quel côté se trouve l’orgueil : quand le maître enseigne son esclave, ou quand l’esclave donne des ordres à son maître ? Même un ignorant peut comprendre ces choses. N’as-tu pas songé, chien que tu es, que lorsque les trois patriarches se réunirent avec une multitude d’évêques pour adresser une longue admonestation à l’empereur impie Théophile, ils se gardèrent des injures dont tu m’accables, bien que l’empereur eût été impie ? D’autant plus faut-il écrire à un empereur pieux avec humilité si l’on veut mériter les grâces divines. Moi, je crois au Christ notre Dieu, et même dans le secret de mon cœur je n’ai jamais commis de péché comme Théophile. Si donc ceux qui en avaient l’autorité n’ont pas injurié un impie, quel docteur es-tu pour m’injurier avec tant de fureur ? Vous voulez imposer la loi de Dieu par la force et vous vous permettez, dans votre scélératesse, d’enfreindre les traditions des apôtres. Saint Pierre ne dit-il pas : « Paissez le troupeau non pas en faisant les seigneurs mais en devenant les modèles du troupeau, veillant sur lui non par contrainte mais de bon gré et non pour un gain sordide7 » ? Mais tout cela, vous le méprisez.

Vous nous accusez de persécutions. Mais vous, avec le pope et Alexeï, vous n’avez persécuté personne ? N’avez-vous pas ordonné aux habitants de Kolomna de lapider leur évêque Théodose, notre conseiller ? Dieu le protégea, et vous le jetâtes à bas de sa chaire. Que dire aussi de notre Grand Argentier Nikita Afanassievitch ? Pourquoi avez-vous pillé tous ses biens, et l’avez-vous gardé captif en des terres lointaines pendant de nombreuses années, affamé et nu ? 

La lapidation de l’évêque Théodose n’a laissé aucune trace historique. 

Nikita Afanassievitch Founikov fut parmi les derniers à prêter serment au tsarévitch pendant la maladie d’Ivan en 1553. Il restera pourtant en faveur jusqu’en 1570, où il sera exécuté pour avoir participé à un complot visant à donner Novgorod et Pskov à la Lituanie.

Qui saurait dénombrer toutes vos persécutions contre des ecclésiastiques aussi bien que contre des laïcs ? Tous ceux qui nous étaient ne fût-ce qu’un peu dévoués, vous les persécutiez. Est-ce la votre justice que de tisser et tendre des filets comme des démons ? Vos transgressions sont d’autant plus iniques que vous vous vantez comme des pharisiens, « justes en apparence mais au-dedans pleins d’hypocrisie et d’iniquité8 ». Devant les hommes, vous faites comme si vous punissiez pour redresser, mais au-dedans, vous vous abandonnez à une injuste colère. Personne n’ignore la nature de vos persécutions. Au jour du Jugement dernier, ce n’est pas seulement « jusqu’à la racine de nos cheveux » que nous serons examinés, c’est à l’intérieur même de nos cœurs. Comme le dit le prophète : « Mon embryon, tes yeux le voyaient ; sur ton livre, toutes choses sont inscrites9 » ; seulement, ce jour-là, ce n’est pas toi qui seras juge. Comme on peut le lire dans les Faits et dits des saints ermites, Jean Kolobos avait jugé sévèrement un frère moine d’un grand monastère, qui se livrait à l’ivrognerie, à la fornication et à d’autres péchés et était mort dans cet état. Jean soupirait sur son sort quand il eut une vision : il se vit emporté jusque devant une grande cité. Notre Seigneur Jésus-Christ y était assis sur un trône, entouré d’une multitude innombrable d’anges. Et voici que les anges apportèrent à Jean l’âme du défunt et le prièrent de désigner l’endroit où il fallait la mettre. Il ne répondit pas. Quand on mena Jean aux portes du paradis, il lui fut interdit d’entrer, et il entendit au loin la voix de Jésus qui demandait : « N’est-ce pas là l’Antéchrist, qui s’arroge le droit de juger à ma place ? » Sur ces mots, on le chassa, le portail se referma et son manteau, marque de la protection divine, lui fut enlevé. Quand il revint à lui, son manteau avait disparu, ce qui le conforta dans l’idée qu’il avait bien reçu un avertissement. Pendant les quinze années qui suivirent, il souffrit dans le désert, ne voyant ni homme ni bête. Enfin, après cette épreuve, il eut de nouveau une vision et reçut à la fois son manteau et le pardon. Comprends bien, misérable, qu’il n’avait pas condamné son frère, mais s’était contenté de soupirer. Il n’en a pas moins terriblement souffert, tout juste qu’il était. A combien plus forte raison souffriront-ils, ceux qui, coupables de maintes iniquités, usurpent le droit de juger à la place de Dieu, et qui, dans leur orgueil, terrorisent et menacent au lieu de reprendre avec charité. Si cet homme eut tant à souffrir pour avoir émis un simple soupir de regret, combien plus devra pâtir celui qui condamne !

Tu veux que le Christ notre Dieu soit juge entre moi et toi10 ; soit, je ne recule pas devant ce jugement. Car notre Seigneur et Dieu Jésus-Christ est un juste juge « qui scrute les reins et les cœurs » et tout ce qu’un homme pense ne serait-ce que le temps d’un clin d’œil lui est dévoilé et connu. Rien n’échappe au feu du regard de Celui qui connaît les mystères les plus cachés. Il sait pourquoi vous vous êtes levés contre moi, pourquoi vous me haïssez, pourquoi vous avez d’abord souffert à cause de moi, même si, par la suite, prenant en compte votre folie, je vous ai punis sans rigueur. Vous au contraire, vous êtes la corruption de toute chose et le principe de tout péché car, pour parler comme le prophète, vous m’avez considéré « comme un ver et non comme un homme11 » et avez fait de moi « le conte des gens assis à la porte, la chanson des buveurs de boissons fortes12 ». Que le Christ notre Dieu soit le juste juge de tous vos perfides conseils et mauvais desseins. Tu veux que le Christ soit juge mais tu rejettes ses œuvres, car il dit : « que le soleil ne se couche pas sur votre colère13 ». Toi, tu es prêt à aller jusqu’au Jugement dernier sans avoir pardonné et tu rejettes ceux qui t’ont offensé.

De ma part, tu n’as souffert ni vaines persécution ni maux, et nous n’avons appelé sur toi ni malheurs ni peines14. Si tu as subi quelque peine légère, c’était pour ton crime, car tu étais de mèche avec ceux qui nous trahissaient. Nous ne t’avons pas imputé les mensonges et les trahisons que tu n’a pas commis. Mais pour tous tes méfaits réels, nous t’avons imposé des châtiments appropriés. Et si tu ne peux, en raison de leur multitude, énumérer les disgrâces que nous t’avons infligées15, comment l’univers entier pourra-t-il dénombrer les trahisons et manœuvres d’intimidation que vous avez perfidement ourdies contre moi dans les affaires publiques comme dans les affaires privées ? Nous ne t’avons spolié en rien ni ne t’avons chassé sans raison de la terre de Dieu16 ; c’est toi qui t’es privé de tout et qui t’es levé contre l’Eglise comme l’eunuque Eutrope (car ce n’est pas l’Église qui l’a livré, c’est lui qui s’était détaché de l’Église).

L’eunuque Eutrope était ministre de l’empereur Arcadius (fin du IVe siècle). Ayant encouru la haine de l’impératrice Eudoxie, il demanda asile à l’Eglise. Mais comme, du temps de sa puissance, il refusait de reconnaître à l’Église le privilège du droit d’asile, saint Jean Chrysostome resta sourd à sa demande et le livra à ses ennemis.

Toi, de même, ce n’est pas la terre de Dieu qui t’a chassé, c’est toi qui t’en es arraché et qui t’es levé pour œuvrer à sa destruction. Quelle haine mauvaise et inexpiable t’ai-je voué ? Nous t’avons vu à notre cour et à notre conseil dès ta jeunesse ; même avant ta présente trahison, ce qui respirait en toi, c’était l’envie de nous détruire. Pourtant, nous ne t’avons pas infligé les tourments que ta malveillance aurait dû te valoir. Serait-ce par malice ou par haine inexpiable que, tout en connaissant tes mauvais desseins à notre endroit, je t’ai gardé à mon côté et t’ai comblé d’honneurs et de richesses comme jamais tes pères n’en avaient connus ? Car tout le monde sait quels honneurs et richesses étaient le lot de tes aïeux, et de quelle estime, richesse et honneurs jouissait ton père, le prince Milkhaïlo. Nul n’ignore ce que tu es, comparé à lui, ni combien il avait de régisseurs dans ses villages, et combien tu en as eu. Ton père était le vassal du prince Koubenski, mais toi tu es notre boyard, nous t’avions conféré cet honneur. N’avais-tu pas ainsi suffisamment d’honneurs, de biens et de récompenses ? Par les faveurs que nous t’avions prodiguées tu dépassais ton père, mais en bravoure tu lui as été inférieur puisque c’est seulement en traitrise que tu l’as dépassé. S’il en est ainsi, de quoi te plains-tu ? Est-ce parce que tu nous veux du bien et nous aimes que tu t’es toujours ingénié à tendre des filets et des obstacles contre nous et que, tel Judas, tu t’es voué à la perte de mon âme ?

Et si, selon tes paroles insensées, le sang que tu « versas à flots » sous les coups des étrangers « demande justice à Dieu », puisque ce sang n’a pas été versé par nous tes prétentions sont risibles. Le sang crie vengeance contre celui qui l’a répandu, et toi tu n’as fait qu’accomplir ton devoir envers ta patrie, et nous n’y sommes pour rien. Si tu ne l’avais pas fait, tu serais un barbare, pas un chrétien. Par contre, on peut dire que crie fortement vengeance devant Dieu le sang que nous versâmes à cause de vous, non ce flot sanglant qui coule des plaies mais cette sueur abondante que j’ai versée dans les nombreux travaux éreintants et peines inutiles que j’ai connus par votre faute. À cause de votre animosité, de vos outrages et vexations j’ai versé non pas du sang, mais bien des larmes, j’ai soupiré, gémi, l’ai enduré pour cette raison bien des dénigrements, car vous ne me jugiez pas digne d’être aimé et vous n’avez pas déploré avec moi le trépas de notre tsarine et de nos enfants. Cette souffrance-là en appelle à Dieu contre vous. Il n’y a pas de comparaison possible avec votre folie, car une chose est de verser son sang pour l’orthodoxie, et autre chose de le verser parce qu’on a soif d’honneurs et de richesses. Pareil sacrifice ne plaît pas à Dieu : il pardonnera plus facilement à celui qui se pend qu’à celui qui meurt pour la gloire. Les vexations que j’ai subies, ainsi que toutes les insultes et marques d’animosités que j’ai reçues de vous en guise de sang versé, cour ce que votre haineuse insubordination a semé, tout cela ne cesse de vivre en moi, et sans répit en appelle à Dieu contre vous. Ce n’est pas avec sincérité que tu as interrogé ta conscience, mais mensongèrement. C’est pourquoi tu n’as pas trouvé la vérité, n’ayant en tête que tes faits d’armes et refusant de te souvenir du déshonneur que tu as attiré sur notre tête. C’est pourquoi tu te crois innocent.

Quelles « éclatantes victoires » as-tu remportées, quels « glorieux hauts faits »17 as-tu accomplis contre nos ennemis ? Quand nous t’envoyâmes sur nos terres patrimoniales de Kazan pour mater les rebelles, tu nous ramenas non pas les coupables mais les innocents, que tu accusais de trahison. Mais ceux contre qui tu avais été envoyé, tu ne leur infligeas aucune perte.

Ivan évoque l’expédition de l’automne 1553, qui fut un succès pour les armées moscovites. L’histoire n’a pas retenu de faits confirmant ses allégations. 

Quand notre ennemi le tsar de Crimée s’approcha de notre bonne ville de Toula, nous vous dépechâmes à sa rencontre. Mais il prit peur et déguerpit. Seul son chef d’armée, Ak-Mahmet Oulan, resta avec quelques hommes. Vous, vous allâtes boire et manger chez le commandant de nos troupes, le prince Grigori Temkine, et c’est seulement après avoir festoyé que vous entreprîtes de courir sus à l’ennemi, qui s’enfuit sain et sauf. 

Cet épisode se situe en 1552, au début de la troisième et dernière campagne d’Ivan contre Kazan qui fut prise le 4 octobre 1552 après un siège débuté le 23 août 1552. De premières expéditions avaient eu lieu dès 1545 soit deux ans avant le couronnement d’Ivan IV en 1547. 

Même si vous reçûtes maintes blessures, vous ne remportâtes pas une éclatante victoire. Et comment se fait-il que, sous Nevel notre bonne ville, vous vous montrâtes incapables, avec les quinze mille hommes dont vous disposiez, de venir à bout de quatre mille, et que non seulement vous n’en fûtes pas vainqueurs mais, toi, couvert de blessures, tu leur échappas à grand-peine sans avoir rien obtenu ? Fut-ce une « éclatante victoire » digne de louanges et d’honneurs ? Quant au reste, il fut accompli sans que tu y prisses part, et je ne l’imputerai pas à ta renommée.

Selon le chroniqueur polonais Marcin Bielski (seule source à mentionner la bataille de Nevel, à une vingtaine de lieues au nord de Vitebsk), quarante mille Russes sous le commandement de Kourbski furent défaits par un détachement de mille cing cents Polonais. Bielski affirme que Kourbski se serait enfui en Lituanie en 1564 par crainte des représailles d’Ivan à la suite de cette déroute.

Tu dis n’avoir « guère pu voir tes père et mère ni connaitre a femme », avoir « quitté ta patrie », toujours en campagne contre le ennemis dans les « villes les plus éloignées », avoir « souffert en ton corps » des maux naturels « et surtout des blessures infligées par le mains des barbares et dont ton corps est couvert »18. Or tout cela t’est advenu du temps que le pope Sylvestre, Adachev et toi aviez la haute main sur tout. Si cela ne vous plaisait pas, pourquoi agissiez-vous ainsi ? Et si vous agissiez ainsi, pourquoi, après en avoir fait de votre guise, nous en rendre responsable en ces termes ? L’eussions-nous ordonné, il n’y eût rien eu là de surprenant, parce qu’il est de votre devoir de nous obéir. Si tu avais été un véritable soldat, tu n’aurais pas énuméré tes faits d’armes anciens : tu aurais cherché à en accomplir de nouveaux. Mais tu ne les cites que parce que tu es un déserteur, que tu ne veux plus t’illustrer par les armes et aspires au repos. N’avons-nous pas apprécié comme il convient tes pauvres exploits militaires, nous qui, passant outre à tes trahisons et rébellions notoires, t’avions conservé au rang de nos fidèles serviteurs dans la gloire, l’honneur et l’opulence ? Sans cela, quels châtiments n’aurais-tu pas mérités pour ta vilenie ! Si nous ne nous étions pas montré clément et si – comme tu l’écris dans ta lettre scélérate – tu avais été soumis à la persécution, jamais tu n’aurais pu t’enfuir chez notre ennemi. Tous tes faits d’armes, nous les connaissons bien. Ne pense pas que je sois débile ou puérile d’esprit comme l’affirmaient insolemment ceux qui vous dirigeaient, le pope Sylvestre et Adachev. N’espérez pas me faire peur avec des croque-mitaines, comme on fait pour les petits. Si vous n’y êtes pas parvenus autrefois, n’espérez pas réussir maintenant. Comme on dit : « N’essaie pas de posséder ce que tu ne peux attraper. »

Tu invoques Dieu, qui récompense chacun selon ses œuvres. En vérité, il rend à chacun son juste dû, selon que l’on a bien ou mal agi. Mais il convient que chacun s’interroge sur le type de récompense qu’il mérite, et pour quelles œuvres. Tu dis que je ne reverrai pas ton visage avant le Jugement dernier19. Mais qui donc voudrait le voir, ton visage d’Éthiopien ? A-t-on jamais vu un homme honnête avec des yeux pers ? Même ton aspect extérieur trahit ta perfidie.

Dans le Secretum secretorum, ouvrage apocryphe bien connu à l’époque d’lvan, Aristote enjoint à son élève Alexandre de Macédoine de « se défier des conseillers aux yeux pers ». Ivan, lui, avait les yeux gris.

Si tu n’as pas l’intention de te taire et comptes invoquer contre nous la Trinité sans commencement, la très pure Mère de Dieu et tous les saints – même si tes prières sont justes —, souviens-toi de ce qui est dit dans l’épître du divin Denys concernant l’évêque Polycarpe : « Mais il faut que je te fasse part de la vision divine que Dieu envoya à un saint personnage. Ne raille pas, car ce que je dirai est vrai. Érant un jour en Crète, je reçus l’hospitalité chez le vénérable Carpus, personnage, s’il en fut, éminent, propre aux contemplations divines à cause de la grande pureté de son esprit. Il n’abordait jamais la célébration des saints mystères sans qu’auparavant, dans ses dévotes prières préparatoires, il n’ait été consolé par quelque douce vision. Or, il me racontait qu’il conçut un jour une tristesse profonde parce qu’un infidèle avait ravi à l’Eglise et ramené au paganisme un nouveau chrétien, dans le temps même des pieuses fêtes qui avaient suivi son baptême. Il devait prier avec amour pour tous les deux et invoquer le secours de Dieu Sauveur à dessein de convertir le païen. Il devait passer sa vie entière à les exhorter. Mais, ce qui auparavant ne lui était jamais arrivé, il fut violemment saisi d’une amère indignation. C’était le soir ; il se couche et s’endort avec ces haineux sentiments. Il avait coutume d’interrompre son repos et de s’éveiller la nuit pour la prière : l’heure à peu près venue, après un sommeil pénible et entrecoupé, il se lève plein de troubles. Mais en entrant en commerce avec la Divinité, il se livre à un chagrin peu religieux, il s’indigne, il trouve injuste que des hommes impies et qui traversent les voies du Seigneur vivent plus longtemps. Là-dessus il prie Dieu d’envoyer la foudre et de détruire sans pitié ces deux pécheurs à la fois. À ces mots, il croit voir soudain la maison où il était, ébranlée d’abord, puis se divisant en deux dans toute sa hauteur. Devant lui se dressait une flamme d’un éclat immense qui, du haut des cieux, à travers le faîte déchiré, semblait descendre jusqu’à ses pieds. Dans la profondeur du firmament entrouvert apparaissait Jésus environné de la multitude des anges qui avaient revêtu une forme humaine. Carpus, les yeux élevés, contemple cette merveille et s’étonne. Ensuite, abaissant ses regards, il voit au-dessous du sol bouleversé un vaste et ténébreux abîme. Les deux pécheurs qu’il avait maudits se tenaient sur le bord du précipice, tremblants, misérables, se soutenant à peine, près de tomber. Du fond du gouffre, d’affreux serpents rampaient vers eux et s’entortillaient autour de leurs pieds, et tantôt les saisissaient, les enveloppaient, les entraînaient tantôt de la dent et de la queue les déchirant ou les caressant, essayaient en toute manière de les renverser dans l’abîme. Bien plus, des hommes se joignaient à ces serpents pour assaillir en même temps le couple infortuné, lui imprimer des secousses, le pousser, le frapper de coups. Enfin le moment vint où ces deux hommes semblaient près de périr, moitié de plein gré, moitié par force, contraints pour ainsi dire et tout à la fois séduits par le mal. Cependant, Carpus triomphe d’aise en contemplant ce spectacle et en oublie celui du ciel ; il s’irrite et s’indigne de ce que leur ruine ne s’accomplissait pas assez vite ; il essaie plusieurs fois, mais en vain, de la consommer lui-même ; il redouble de colère ; il les maudit. Mais son regard se décide enfin à interroger encore les cieux. Le prodige y continuait mais Jésus, ému de compassion, se levait de son trône. Il descendait vers les malheureux, leur tendait une main secourable. Et les anges leur venaient aussi en aide et les soutenaient chacun de son côté. Et le Seigneur Jésus disait à Carpus : « Lève la main et frappe-moi désormais ; car je suis prêt à mourir encore une fois pour le salut des hommes, et cela serait doux si l’on pouvait me crucifier sans crime. Vois donc si tu aimes mieux être précipité dans ce gouffre avec les serpents, que d’habiter avec Dieu et avec les anges si bons et si amis de la vérité. » Voilà le récit que me fit Carpus, et j’y crois volontiers20. »

Or, si le Seigneur des anges n’a pas écouté les prières d’un homme juste et saint qui demandait avec raison l’extermination de pécheurs, à plus forte raison il n’écoutera pas le chien puant, le traître scélérat que tu es lorsque tu demandes injustement que ton infâme volonté soit faite ! Comme le dit le divin apôtre saint Jacques : « Vous demandez et ne recevez pas parce que vous demandez mal, afin de dépenser pour vos passions.21 »

Considère aussi la vision du grand martyr Polycarpe, qui priait pour la destruction d’hérétiques qui avaient jeté le trouble dans la liturgie. Alors qu’il priait, il vit – non comme dans le sommeil mais clairement – le Seigneur des anges trônant sur les épaules des chérubins et un immense gouffre béant où, de manière effrayante, un énorme serpent soufflait affreusement. Ces hommes, tels des condamnés, étaient menés les mains liées vers ce gouffre qui les attirait. Saint Polycarpe était si plein de fureur qu’il se détourna de la vision du doux Jésus et attendait avec passion le châtiment de ces hommes. Alors le Seigneur des anges descendit des épaules des chérubins, prit ces hommes par la main et, présentant ses épaules à Polycarpe, lui dit : « Si cela te plaît, bats-moi car déjà j’ai donné mes épaules à lacérer, pour appeler tous les hommes au repentir. » Si le Seigneur des anges n’écouta pas un homme aussi juste et saint qui priait pieusement pour la destruction de pécheurs, à plus forte raison il n’écoutera pas le chien puant et l’infâme traître que tu es et qui lui demande le mal. Comme le disait le divin apôtre Jacques, « Vous demandez et ne recevez pas parce que vous demandez mal, afin de dépenser pour vos passions. » Je crois cependant à mon Dieu : « Ta violence te retombera sur le crâne22. »

Ce récit, qui apparaît comme une variante abrégée de l’histoire de Carpus, ne se trouve pas dans l’ouvrage évoqué ci-dessus de Denys l’Aréopagite. Peut-être la confusion est-elle due à l’homophonie des noms « Polycarpe » et « Carpus ».

Pour ce qui est du saint prince Fiodor Rostislavitch, que tu évoques23, je l’accepte volontiers pour juge, bien qu’il soit de vos parents. En effet, les saints voient ce qui s’est passé entre vous et nous depuis le début jusqu’à présent et savent porter un juste jugement. Rappelle-toi comment, déjouant vos méchantes et impitoyables intrigues et aspirations, saint Fiodor Rostislavitch, agissant avec l’aide du Saint-Esprit, arracha aux portes de la mort notre tsarine Anastasia, que vous compariez à Eudoxie. Ce qui prouve qu’il ne vous aide pas, et que c’est sur nous, tout indigne que nous soyons, qu’il répand sa miséricorde.

Eudoxie, femme de l’empereur byzantin Arcadius, était l’ennemie jurée de l’archevêque de Constantinople saint Jean Chrysostome, qui dénonçait ses turpitudes du haut de la chaire de Sainte-Sophie. On se rappellera que, plus haut, Ivan a comparé Kourbski à l’eunuque Eutrope, lui aussi farouchement opposé à Eudoxie.

Selon Ivan, la tsarine Anastasia aurait donc été guérie d’une maladie par les reliques de saint Fiodor.

Aujourd’hui encore nous espérons qu’il nous portera davantage de secours qu’à vous, car « Si vous étiez enfants d’Abraham, vous feriez les œuvres d’Abraham24 » et « Dieu peut, des pierres que voici, faire des enfants d’Abraham25 ». En effet, ce ne sont pas tous ceux qui descendent d’Abraham qui peuvent se dire ses fils, mais seulement ceux qui le sont par la foi26. Nous ne décidons ni ne faisons rien sur la base d’une quelconque « sophistique27 » et n’appuyons point nos pas sur des pierres branlantes. Mais, dans la mesure de nos forces, nous tâchons d’aboutir à des décisions fermes et, les pieds bien posés sur un fondement solide, nous demeurons inébranlable.

Nous n’avons jamais « exilé28 » personne, sauf ceux qui s’étaient d’eux-mêmes détachés de l’orthodoxie. Quant à ceux qui furent exécutés et incarcérés, ils le furent, comme je l’ai dit, en châtiment de leurs fautes. En vous prétendant innocents, vous aggravez votre péché car, ayant commis le mal, vous ne cherchez pas à recevoir le pardon. En effet, ce n’est pas quand on le commet que le péché est grave, c’est quand, l’ayant commis, on ne le reconnait pas et ne s’en repent point. Le péché est alors encore plus grave car on fait passer la transgression de la loi pour la loi. En ce qui concerne notre « victoire29 » sur vous, il n’y a pas à s’en réjouir, car ce n’est pas de gaieté de cœur que l’on apprend la trahison de ses sujets ni que l’on décide de les châtier en conséquence. J’aurais d’autant plus à m’en affliger que vous avez conçu le perfide dessein de vous opposer en tout au souverain que Dieu vous a donné. Comment se peut-il que ceux qui auront été exécutés pour félonie se tiennent « devant le trône du Seigneur30 » ? Personne ne peut le savoir. Vous, les traîtres, vous clamez sans vérité et n’obtenez rien car, comme il est dit plus haut, vous demandez pour vos passions31.

Je ne m’enorgueillis ni ne me targue de rien. Je n’ai du reste pas à m’enorgueillir de rien puisque j’accomplis mon devoir de monarque et ne fais rien au-delà de mes forces. C’est plutôt vous qui vous gonflez d’orgueil car, tout esclaves que vous êtes, vous usurpez la dignité épiscopale et royale et vous vous permettez d’enseigner, d’interdire et de commander. Il n’est pas vrai que nous ayons inventé de nouveaux instruments de torture pour supplicier les chrétiens32 ; au contraire, nous sommes prêt à souffrir pour eux dans la lutte contre les ennemis, non seulement jusqu’à verser notre sang, mais jusqu’à mourir. Nous rendons à nos sujets le bien pour le bien et punissons le mal par le mal, non que cela nous plaise, mais par nécessité. Ce sont leurs crimes infâmes qui appellent le châtiment, car il est dit dans l’Évangile : « Quand tu auras vieilli, tu étendras les mains et un autre te ceindra et te mènera là où tu ne voudras pas aller.33 » Tu le vois, il arrive souvent que l’on soit amené, même si on ne le souhaite pas, à punir les auteurs de transgressions. Avons-nous « outragé et bafoué l’ordre angélique » pour plaire à nos « courtisans »34 ? J’ignore qui tu désignes par là, à moins que ce ne soient les derniers membres de votre infâme conseil. Il n’y a pas de boyards qui nous « querellent », à la seule exception de vos amis et alliés qui, à l’heure qu’il est, œuvrent sans relâche, tels des démons, à leurs perfides desseins. Comme le dit le prophète : « Malheur à celui qui avant le matin ourdit ses intrigues et chasse la lumière pour perdre le juste par ses machinations.35 » Ou comme le dit Jésus à ceux qui venaient le prendre : « Suis-je un brigand, que vous vous soyez mis en campagne avec des glaives et des bâtons ? Alors que chaque jour j’étais avec vous, enseignant dans le Temple, vous n’avez pas porté les mains sur moi. Mais c’est votre heure, et le pouvoir des ténèbres.36 » Quant à ceux qui œuvreraient « à la perte de notre âme et de notre corps37 », nous n’avons pas pareilles gens à notre cour. Encore une fois, tu essaies de me traiter en enfant. Vous criez à la persécution parce que je ne veux pas me plier à votre volonté comme si j’étais resté dans l’enfance. Vous voulez toujours me dominer et m’enseigner tel un petit garçon. Mais nous nous confions à la miséricorde divine car nous avons atteint l’âge du Christ38. En dehors de la miséricorde de Dieu, de la très pure Mère de Dieu et de tous les saints, nous n’avons pas de leçon à recevoir des hommes car il ne convient pas à celui qui règne sur une multitude de demander l’avis d’autres personnes. Pour ce qui est des « prêtres de Cronos39 », ce que tu écris est inepte : comme le chien, tu aboies, comme l’aspic tu craches le venin. Si des parents ne sauraient infliger à leurs enfants pareilles souffrances, comment nous, souverains doués de raison, pourrions-nous nous livrer à pareille folie ? Ce sont tes immondes manigances de chien qui t’ont dicté ces choses. Si tu veux mettre ta lettre dans ton cercueil40, c’est que tu as perdu tout reste de religion chrétienne. Le Seigneur nous a appris à ne pas résister au mal, et toi tu refuses avant ta mort de pardonner à tes ennemis, comme même les plus ignorants savent qu’il faut faire. C’est pourquoi il ne faudra même pas célébrer de service funèbre sur ta dépouille.

Tu dis de la ville de Vladimirets, qui se trouve sur nos terres patrimoniales de Livonie, qu’elle appartient à notre ennemi le roi Sigismond, mettant ainsi le comble à ton immonde trahison de chien. 

Ivan donne à la ville d’où lui écrit Kourbski son nom russe : « Vladimirets » et non « Wolmar ».

Tu dis espérer recevoir de lui « maints bénéfices et consolations41 », et c’est ce qui convient, car vous n’avez pas voulu vivre sous la dextre du Tout-Puissant et des souverains que Dieu vous avait donnés, pour pouvoir en faire à votre guise. C’est pourquoi tu t’es trouvé un roi qui, répondant à ton infâme désir de chien, ne gouverne rien par lui-même et qui, inférieur au dernier des esclaves, reçoit des ordres de chacun sans commander à personne. Mais ne compte pas trouver là-bas de consolations, car chacun n’y est occupé que de soi-même. Qui te protégera de la violence et te délivrera de la main de l’oppresseur si même le tribunal est insensible à la cause des orphelins et des veuves42 ? Or ce tribunal, c’est vous, les ennemis de la chrétienté, qui le constituez.

Pour ce qui est de l’Antéchrist, nous le connaissons : c’est vous, qui agissez comme lui et tramez le mal contre l’Église de Dieu. Sur les « forts en Israël » et sur le sang versé, je renvoie à ce que j’ai écrit plus haut. Mais pour ce qui est de « chercher à plaire » à quiconque43, c’est faux. C’est vous qui ne supportez pas les objections et qui aimez qu’on cherche à vous plaire. Je ne connais aucun conseiller « né d’un adultère44 » ; sans doute est-ce l’un d’entre vous. « L’Ammonite et le Moabite », c’est toi. De même que ces derniers – qui descendaient de Loth, neveu d’Abraham – ne cessaient de combattre Israël, toi aussi, rejeton d’une lignée princière, tu ne cesses d’œuvrer à notre perte.

Qu’as-tu donc écrit ? Qui t’a nommé juge ou précepteur ? Vaine est ton autorité car tu commandes en menaçant, semblable au Malin dans ta perfidie ! Tantôt il séduit et flatte, tantôt il prend de grands airs et menace. Tu fais de même : tantôt, tombant dans un orgueil sans mesure, tu t’imagines à la tête de l’État et lances des accusations contre nous, tantôt tu prétends être l’esclave le plus misérable et le plus pauvre d’esprit. Comme tous ceux qui nous ont fui et qui, tels des chiens, clabaudent pour rien, tu as écrit conformément à ton désir et à tes desseins infâmes et immondes, hors d’esprit, frénétiquement secoué comme un possédé.

Ici il convient de se rappeler les paroles du prophète : « Voici que le Seigneur Sabaot va ôter de Jérusalem et de Juda tout soutien – toute réserve de pain et toute réserve d’eau —, héros et homme de guerre, juge et prophète, esprit pénétrant et vieillard, capitaine et conseiller, habile artisan et homme avisé qui sait écouter. Je leur donnerai comme prince un enfant et de grossiers orgueilleux feront la loi chez eux. Les gens se molesteront l’un l’autre et entre voisins ; le jeune garçon se vantera devant le vieillard, l’homme de peu devant le notable. Un homme saisira son frère ou un ami de son père, disant : « Tu as un manteau, sois notre chef, que mes biens te soient confiés. » Et l’autre, en ce jour-là, lui répondra : « Je ne serai pas chef car il n’y a chez moi ni pain ni manteau, ne me faites pas chef de ces gens ! » Ainsi Jérusalem sera abandonnée et Juda ruiné car leurs habitants auront renâclé contre le Seigneur. Car leur gloire a été rabaissée et la honte de leur visage témoigne contre eux. Comme les habitants de Sodome, ils déclarent ouvertement leur péché et ne s’en cachent pas. Malheur à leurs âmes, car ils ont ourdi entre eux leur félonie, disant : « Attachons le juste car il ne nous sert à rien. » Ils mangeront le fruit de leurs œuvres. Malheur à l’impie, car sa souffrance sera à la mesure de l’œuvre de ses mains ! Ô mon peuple, tes chefs t’oppriment, tes maîtres te tourmentent ! Ô mon peuple, par leurs basses flatteries ils t’égarent et ont entravé tes jambes. Mais le Seigneur lui-même s’est levé pour accuser, il jugera ses gens avec les anciens et les princes de son peuple.45 »

Et comme l’Aréopagite l’a écrit au moine Démophile : « Si Démophile, ou quelque autre, trouve la clémence odieuse, on lui adresse de légitimes reproches ; on lui apprend ce qu’est le bien et à se convertir à la bonté. Ne fallait-il pas, lui dit-on, que celui qui est bon se réjouît du salut de ceux qui étaient perdus et de la vie de ceux qui étaient morts ? Pour cette raison le Seigneur prend sur ses épaules ceux qui se sont arrachés aux errements et invite à la joie les bons anges ; il est généreux envers les ingrats, fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons et donne sa vie même pour ceux qui le fuient. Mais toi, comme il apparaît dans tes lettres, tu as odieusement repoussé, en vertu de je ne sais quel droit, celui que tu nommes un impie et un pécheur et qui se jetait aux pieds du prêtre ; puis, comme il te suppliait et confessait n’être venu que pour chercher la guérison de ses maux, tu ne t’es pas laissé ébranler et tu as eu la cruauté d’attrister par d’injurieuses paroles le bon prêtre au motif qu’il accueillait le repentir et jugeait un pécheur digne de miséricorde. Enfin tu as dit au prêtre : « Sors d’ici ! », et avec tes pareils tu as fait invasion dans le sanctuaire et souillé le Saint des Saints. Et tu oses nous écrire que tu as sauvé les choses saintes de la profanation et que tu prends soin de les conserver dans leur pureté ! Voici donc notre jugement sur ce point : Il n’appartient pas aux diacres qui sont de rang supérieur au tien dans le service ou qui sont tes égaux de censurer un prêtre, lors même qu’il semblerait ne pas traiter les saints mystères avec respect, ou même s’il est évident qu’il est sorti de la ligne du devoir. Car si le non-respect de l’ordre et de la loi est une transgression des lois et décrets divins, ce n’est pas une raison pour renverser par amour de Dieu l’ordre institué par la Parole divine. Car Dieu n’est pas divisé en lui-même. Sinon, comment son Royaume pourrait-il subsister ? Si, comme disent les Ecritures, le jugement appartient au Seigneur, et si les prêtres sont les messagers et prophètes et, après les évêques, les interprètes des jugements divins, c’est d’eux, par la médiation des diacres, que tu dois apprendre en temps opportun les vérités d’en-haut, comme c’est d’eux que tu as reçu la consécration monastique. N’est-ce pas ce que proclament les symboles sacrés ? Car tous ne sont pas également admis à s’approcher du Saint des Saints : les plus proches sont les Évêques, puis viennent les prêtres et ensuite les diacres. Hors de l’enceinte réservée aux clercs se trouvent les moines ; c’est là, près des portes du sanctuaire, qu’ils sont initiés, c’est là qu’ils se tiennent, non qu’ils en soient les gardiens, mais parce que telle est leur place et pour qu’ils sachent qu’ils font plutôt partie du peuple que des ordres sacrés. C’est pourquoi, d’après les sages constitutions de l’Église, si les moines sont appelés à recevoir les choses saintes, le soin de les administrer est confié à ceux qui sont dans le sanctuaire. Car ceux qui se tiennent autour de l’autel voient et entendent les mystères augustes et en ont une claire révélation. Sortant dignement de l’enceinte voilée, ils présentent aux moine dociles, au peuple initié, aux pénitents, à chacun selon ses mérites les choses saintes qui avaient été gardées hors de toute pollution jusqu’à ce que tu te précipites dessus et n’obliges à révéler à l’extérieur le Saint des Saints. Et tu oses encore te dire gardien des choses saintes, toi qui ne peux les voir ni les entendre et qui n’as rien de ce qui appartient aux prêtres car tu ignores le vrai sens des Écritures bien que tu les interprètes chaque jour pour la perdition de ceux qui t’écoutent. On punirait assurément celui qui, sans ordre du monarque, s’emparerait du gouvernement d’une province ou qui, soumis à la juridiction d’un prince, aurait la prétention de casser ses sentences d’acquittement ou de condamnation, l’accablerait d’injures et le dépouillerait de ses fonctions. Or toi, tu t’es permis de te moquer du Seigneur bon et clément et de violer les règles de sa hiérarchie. Il faut le dire : quand un homme s’arroge ce qui est au-dessus de son rang, même s’il fait le bien il n’en fait pas moins ce qui n’est permis à personne. Ozias fit-il mal d’offrir de l’encens au Seigneur ? Ou Saül de sacrifier ? Ou les féroces démons de confesser la divinité de Jésus ? Mais l’Écriture réprouve toute personne qui s’ingère dans la charge d’autrui. Chacun doit rester fidèlement dans les fonctions de son ministère. Seul le grand-prêtre entrera dans le Saint des Saints une fois par an et avec toute la pureté que la loi exige d’un pontife. Les prêtres prennent soin des choses saintes mais les lévites n’y touchent pas de peur de mourir.

« Le Seigneur s’indigna de la témérité d’Ozias, et Myriam fut frappée de la lèpre pour avoir essayé de fixer des lois au souverain législateur. Les démons s’emparèrent des fils de Scéva, et il est dit : « Je ne les ai pas envoyés, et ils courent ; je ne leur ai rien dit, et ils prophétisent », et « l’impie qui me sacrifie un veau est à mes yeux comme celui qui tue un chien ». En un mot, la parfaite justice de Dieu ne saurait tolérer les transgresseurs de la loi, et quand ils disent « Nous avons fait beaucoup de miracles en ton nom », il répond : « Je ne vous connais pas, retirez-vous de moi, vous tous ouvriers d’iniquité. » Ainsi ne convient-il pas, conformément aux Écritures, d’accomplir illégitimement ce qui, par ailleurs, est juste. Il importe que chacun reste attentif à soi-même et, sans s’attacher à méditer sur ce qui est trop élevé, qu’il s’occupe seulement de ce qui lui est prescrit par son rang. Eh quoi, diras-tu, on ne saurait reprendre les prêtres qui manquent de piété ou commettent quelque autre faute ? À ceux qui se glorifient dans la Loi il serait permis de déshonorer Dieu par la transgression de la Loi ? Les prêtres ne seraient-ils pas les interprètes de Dieu ? Et comment iraient-ils annoncer au peuple les vertus divines s’ils n’en connaissent pas la force ? Comment pourra illuminer celui qui est enveloppé de ténèbres ? Comment pourra-t-il donner l’Esprit divin, celui qui montre, par sa conduite, qu’il n’est pas certain de l’existence du Saint-Esprit ? Je te répondrai sans détour car je ne hais pas Démophile et ne voudrais pas que tu fusses séduit par Satan. Chacun des ordres qui environnent immédiatement Dieu lui est plus semblable que ceux qui en sont plus éloignés, et les choses qui sont plus proches de la vraie lumière sont aussi mieux éclairées et plus lumineuses. Il ne faut pas comprendre la proximité comme affaire de lieu mais comme aptitude à recevoir Dieu. Si donc le privilège d’illuminer est dévolu aux prêtres, il n’appartient pas au sacerdoce celui qui n’illumine pas, et encore moins celui qui n’est pas illuminé. Je trouve donc fort téméraire quiconque usurpe les fonctions sacerdotales sans éprouver ni honte ni crainte à se mêler du service divin, dans l’idée que Dieu ignore ce que sa propre conscience sait, qui essaie d’abuser Celui qu’il nomme hypocritement son Père et qui ose enfin, au nom du Christ, prononcer sur le pain et le vin mystiques ses impures et blasphématoires formules (car je ne les nommerai pas prières). Non, assurément, celui-là n’est pas un prêtre, c’est un fourbe, un menteur qui se fait lui-même illusion, c’est un loup vêtu d’une peau de brebis qui se lève contre le troupeau du Seigneur. Ce n’est pas à Démophile de réprimer ces désordres. Si la Parole divine nous ordonne d’accomplir justement ce qui est juste (la justice consistant à rendre à chacun ce qui lui revient), tous doivent assurément agir selon la justice, car même les anges ont des fonctions qui leur sont réparties selon ce qui leur revient, mais ce n’est pas à nous qu’il appartient d’effectuer ce discernement, ô Démophile : c’est Dieu qui confère les attributions, à nous par le ministère des anges et à ceux-ci par des anges plus élevés. En un mot, c’est toujours par le moyen d’êtres supérieurs que la Providence universelle, dans sa sagesse et son équité, décerne aux êtres inférieurs ce qui leur échoit. Ainsi quiconque est appelé par Dieu à gouverner les autres doit, dans l’exercice du commandement, conférer à chacun de ses subordonnés ce qui lui revient. Que Démophile traite donc avec cette discrète équité la partie raisonnable de son âme, la colère et la concupiscence, qu’il n’intervertisse pas en lui l’ordre voulu et que la raison, qui est plus noble, commande aux puissances inférieures.

»Car si nous voyions sur la place publique le serviteur quereller son maître, le jeune homme outrager le vieillard, le fils injurier son père, se précipiter sur lui, le frapper indignement, n’est-il pas vrai que nous serions en conscience dignes d’un blâme sévère pour n’être pas venus en aide à l’autorité compromise, même si c’est elle qui a les premiers torts ? Comment donc n’aurions-nous pas honte de souffrir que la raison fût vaincue par la colère et la concupiscence et dépouillée de l’empire que Dieu lui a décerné, et par là d’exciter en nous un trouble, une révolte, une confusion grosse d’injustice et d’impiété ? Aussi notre divin apôtre et bienheureux législateur a-t-il dit qu’il exclurait du gouvernement de l’Église de Dieu celui qui n’aurait pas su gouverner comme il convient sa propre maison : quiconque en effet règle sa conduite règlera celle d’autrui, qui dirige autrui dirigera une famille, qui régit une famille régira une cité et qui commande à une ville commandera à une nation. En somme, et pour parler comme l’Écriture, « qui est fidèle dans les petites choses l’est également dans les grandes ». Vous donc, faites une part légitime à la concupiscence, à la colère, à la raison ; mais aussi que les diacres vous commandent, et à ceux-ci les prêtres, et aux prêtres les évêques, et aux évêques les apôtres et les successeurs des apôtres. Si par hasard quelqu’un d’entre eux s’écarte de la ligne du devoir, les pieux personnages de son rang le redresseront ; de la sorte, les rangs ne seront pas confondus, et chacun restera dans son rang et ministère. Voilà ce que nous avions à te dire touchant ce que vous devez savoir et faire en votre charge. Quant à ta dureté brutale envers cet homme que tu dis impie et souillé de crimes, je ne saurais assez déplorer la ruine où fut précipitée ton âme qui me reste chère. De qui t’avons-nous ordonné serviteur ? Si ce n’est pas du Dieu bon, nous ne te sommes pas nécessaires et si notre culte t’est étranger, cherche-toi un autre Dieu et d’autres prêtres qui t’initieront à la brutalité plutôt qu’à la perfection et deviens l’implacable serviteur de ta propre inhumanité ! Sommes-nous donc élevés à une si parfaite sainteté et n’avons-nous plus besoin de la clémence infinie ? Gardons-nous plutôt de commettre le double péché des impies dont parle l’Écriture, faisant le mal sans comprendre en quoi nous sommes mauvais mais nous justifiant et croyant voir alors que nous sommes aveugles. Le Ciel s’en est étonné et moi j’en ai frémi et ne pouvais m’en croire. Si je n’avais pas lu tes lettres (et plût à Dieu qu’elles ne me fussent pas parvenues !), jamais je n’aurais cru, et nul n’aurait pu me persuader, que Démophile n’admet pas que Dieu, si bon envers tous les hommes, soit compatissant, ni que lui-même ait besoin de miséricorde et de salut. Bien plus, il dégrade les prêtres qui inclinent avec tendresse à supporter les fautes de la multitude ignorante et qui savent très bien combien eux-mêmes sont infirmes ! Or le suprême et divin Grand Prêtre suivit une autre voie – tout séparé qu’il fût, selon l’Écriture, des pécheurs – lui qui fit du soin très affectueux des brebis une preuve de notre amour pour lui. Inversement, il nomme méchant le serviteur qui refuse de remettre la dette de son compagnon et de lui appliquer un peu de cette indulgence qu’il avait lui-même si largement éprouvée, et il le condamne à des châtiments mérités. Ce que Démophile et moi devrions craindre. Nous voyons encore qu’en sa Passion le Seigneur demanda qu’il fût pardonné à ses impies bourreaux. Enfin il réprimanda ses disciples parce qu’ils réclamaient une trop cruelle vengeance des Samaritains qui l’avaient chassé. Pourtant ta folle lettre répète cent fois, ce dont tu tires gloire à tort et à travers, que tu soutiens la cause de Dieu et non pas la nôtre ! Dis-moi, trouves-tu beau de défendre avec méchanceté les intérêts de Celui qui est la Bonté ? Allons donc ! Nous n’avons pas un Grand Prêtre incapable de compatir à nos infirmités. Au contraire, il est bon et miséricordieux ; il ne disputera ni ne poussera des cris ; il est la mansuétude même ; il est la propitiation pour nos péchés. Nous ne saurions donc approuver les excès de ton zèle indiscret, même si tu invoques mille fois Pinhas et Éli. Le Seigneur Jésus n’agréa pas semblables prétextes quand il les entendit dans la bouche de ses disciples, qui, à l’époque, n’avaient pas encore l’esprit de douceur et de bonté. Car c’est en toute charité que notre divin Maître instruit ceux qui résistent à la doctrine de Dieu. Il faut en effet éclairer les ignorants et non les punir, de même qu’ont les tient par la main. Mais toi tu as souffleté et découragé l’homme qui essayait d’ouvrir les yeux à la lumière, et tandis qu’il s’approchait avec timidité et confusion tu l’as – c’est horrible à dire – outrageusement chassé, alors que le Seigneur plein de clémence recherche la brebis égarée dans les montagnes, il l’appelle dans sa fuite et, l’ayant retrouvée, il la rapporte sur ses épaules ! Je t’en conjure, soyons mieux avisés en ce qui nous concerne et ne nous plongeons pas l’épée dans le sein. Car ceux qui ont le désir de commettre l’injustice ou, inversement, de faire le bien, lors même qu’il devient impossible d’exécuter leurs intentions, amassent sur leur tête des trésors de malice ou de bonté, et ils seront emplis de vertus divines ou de féroces passions. Les uns, fraternellement admis en la compagnie des bons anges et affranchis de tout mal, jouiront, ici-bas et dans les cieux, d’une paix parfaite, entreront par droit d’héritage dans la douceur d’un éternel repos et, ce qui dépasse tous les biens, habiteront toujours avec Dieu. Les autres, au contraire, n’auront jamais la paix ni avec Dieu ni avec eux-mêmes et sur terre comme après la mort seront condamnés à vivre avec les cruels démons. Que toute notre ardeur soit donc de nous attacher au Dieu bon, de rester à jamais avec le Seigneur, de n’être pas placés par le souverain Juge dans les rangs des réprouvés pour y endurer des peines méritées. Tel est l’objet de mes plus grandes alarmes, et je demande la grâce de n’être pas précipité dans tous ces maux. »

Cette longue citation reprend les cinq premières parties (sauf l’introduction) de la « Lettre de saint Denys l’Aréopagite au moine Démophile ». Ivan en a cité la conclusion ci-dessus p. 97-99.

Ces paroles s’appliquent aussi à toi, qui t’appropries la dignité de maître et, comme l’écrit l’apôtre Paul : « Si toi qui arbores le nom de Juif, qui te reposes sur la Loi, qui te glorifies en Dieu, qui connais sa volonté, qui discernes le meilleur, instruit par la Loi, et ainsi te flattes d’être toi-même le guide des aveugles, la lumière de qui marche dans les ténèbres, l’éducateur des ignorants, le maître des simples, parce que tu possèdes dans la Loi l’expression même de la science et de la vérité… toi qui enseignes autrui, tu ne t’instruis pas toi-même ? Toi qui prêches de ne pas dérober, ne dérobes-tu pas ? Toi qui interdis l’adultère, ne commets-tu pas l’adultère ? Toi qui abhorres les idoles, ne commets-tu pas des sacrilèges ? Toi qui te glorifies dans la Loi, ne déshonores-tu pas Dieu en transgressant cette Loi ? Car le nom de Dieu, à cause de vous, est blasphémé parmi les nations.46 »

Comme le dit le divin Grégoire : « Pour moi – car je suis homme, je l’avoue, c’est-à-dire un animal mobile et d’une nature périssable —, j’accepte de grand cœur ce baptême, j’adore celui qui me l’a donné, je le transmets aux autres et je leur fais l’avance de la miséricorde pour obtenir miséricorde. Car je sais que je suis moi-même enveloppé de faiblesse et que je serai mesuré avec la mesure dont je me serai servi. Mais que dis-tu ? Quelle loi établis-tu, nouveau pharisien qui es pur de nom mais nullement de conduite, et qui fais parade devant nous des principes de Novatien, avec la même faiblesse ? Tu n’admets pas la pénitence ? Tu ne donnes pas de place aux gémissements ? Tu ne pleures pas sur les larmes ? Puisses-tu ne pas trouver un juge tel que toi ! Tu ne respectes pas la bonté de Jésus qui a pris nos faiblesses et qui a porté nos maladies, qui est venu non pour les justes, mais pour les pécheurs, afin de les appeler à la pénitence, qui veut la miséricorde plutôt que le sacrifice, qui pardonne les péchés soixante-dix fois sept fois ? Qu’elle serait bienheureuse ta hauteur si elle était pureté et non pas orgueil, établissant des lois au-dessus de l’homme et empêchant la conversion par le désespoir ! Ce sont des maux semblables que l’indulgence imprudente et la sévérité implacable. La première lâche complètement la bride, la seconde étrangle par sa violence. Montre-moi ta pureté et j’accepterai ton audace. Mais en fait je crains que ce soit parce que tu es couvert d’ulcères que tu proposes l’impossibilité de guérir. Tu n’acceptes même pas le repentir de David, lui à qui la pénitence conserve la grâce prophétique. Et Pierre, le grand Apôtre qui éprouva une faiblesse humaine lors de la Passion du Sauveur ? Or Jésus l’accepta et, par la triple question et la triple confession, remédia au triple reniement. Est-ce que tu ne l’acceptes même pas quand il a été rendu parfait par l’effusion du sang ? Voilà bien l’effet de ta déraison. Tu n’acceptes pas non plus le transgresseur de Corinthe ? Mais même envers lui Paul fit prévaloir la charité lorsqu’il vit qu’il s’était amendé. Et en voici la raison : « afin qu’un tel homme ne soit pas submergé par un chagrin excessif », écrasé par la démesure de la réprobation. Tu ne permets pas non plus aux jeunes veuves de se remarier à cause des risques de chute liées à leur âge ? Paul a osé le permettre, Paul à qui évidemment tu en remontres, toi qui as, paraît-il, pénétré jusqu’à un quatrième ciel et jusqu’à un autre paradis, qui as entendu des choses plus secrètes et qui as embrassé un plus vaste cercle pour prêcher l’Evangile ! « Mais que cette pénitence ne soit pas possible après le baptême », dis-tu. Quelle preuve en donnes-tu ? Démontre-le, ou bien ne le condamne pas. Et s’il y a doute, que la victoire soit à la bonté ! […] Et quelle loi est pour moi l’inhumanité de Novatien qui n’a jamais châtié la cupidité – cette seconde idolâtrie —, mais a condamné la fornication si amèrement, comme s’il n’avait ni chair ni corps ?47 »

Rappelons que Novatien était un hérétique du IIIè siècle, qui considérait qu’un chrétien devait être au-dessus de la nature humaine et refusait en conséquence toute possibilité de réconciliation aux apostats et auteurs de péchés graves, même à l’article de la mort. 

Or le prophète David dit : « L’impie, Dieu lui déclare : ‘Que viens-tu réciter mes commandements, qu’as-tu mon alliance à la bouche, toi qui détestes la règle et rejettes mes paroles derrière toi ? Si tu vois un voleur, tu fraternises, tu es chez toi parmi les adultères.’48 » Tu n’es pas un adultère selon la chair mais un adultère selon la trahison, ce qui revient au même. C’est ainsi que tu as eu partie liée avec des traîtres. « Tu livres ta bouche au mal et ta langue trame la tromperie. Tu t’assieds, tu accuses ton frère, tu déshonores le fils de ta mère.49 » Ton frère et le fils de ta mère, tous sont chrétiens, car tous nous avons été baptisés dans les mêmes fonts et sommes renés d’en-haut. « Voilà ce que tu as fait, et je me suis tu, et tu as eu l’impudence de penser que j’étais comme toi. Je te dénoncerai et mettrai tes péchés sous tes yeux. Prenez bien garde, vous qui oubliez Dieu, que je ne vous emporte sans personne pour vous délivrer !50 »

Admonition donnée à Moscou, capitale orthodoxe de toute la Russie et degré de notre saint parvis, en l’an 707251 de la Création du monde, le cinquième jour de juillet.

Sources
  1. Passage repris de façon lointaine de Jb 12, 15 ; 26, 8.
  2. Jb 12, 10.
  3. Ps 139, 8-10.15.
  4. Voir la première lettre de Kourbski.
  5. Jc4, 6 ; 1 P 5,5.
  6. Saint Grégoire de Nazianze, « Discours 39 ‘Sur les Lumières’ », in abbé Migne (ed.), Patrologie grecque, op. cit., col. 352.
  7. Voir 1 P 5, 3-2.
  8. Mt 23, 28.
  9. Ps 139, 16.
  10. Voir la première lettre de Kourbski.
  11. Ps 22, 6.
  12. Ps 69, 13.
  13. C’est saint Paul qui le dit (Ep 4, 26).
  14. Voir la première lettre de Kourbski.
  15. Ibid.
  16. Ibid.
  17. Voir la première lettre de Kourbski.
  18. Première lettre de Kourbski.
  19. Ibid., p. 26.
  20. Ce long passage est tiré de la « Lettre de Denys l’Aréopagite au moine Démophile », in abbé Jacques Migne (éd.), Patrologie grecque vol. III, op. cit., col. 1097-1100.
  21. Jc 4, 3.
  22. Ps 7, 17.
  23. Voir première lettre de Kourbski
  24. Jn 8, 39.
  25. Mt 3, 9.
  26. Voir Rm 9, 7.
  27. Voir la première lettre de Kourbski.
  28. Ibid.
  29. Ibid.
  30. Ibid.
  31. Jc 4, 3.
  32. Voir la première lettre de Kourbski.
  33. Jn 21, 18.
  34. Première lettre de Kourbski
  35. D’après Is 32, 7.
  36. Lc 22, 52-53.
  37. Première lettre de Kourbski.
  38. Ivan avait effectivement 33 ans quand il écrivit cette lettre.
  39. Première lettre de Kourbski.
  40. Ibid.
  41. Première lettre de Kourbski.
  42. Cette citation d’apparence biblique ne se retrouve nulle part telle quelle dans l’Écriture.
  43. Première lettre de Kourbski.
  44. Ibid.
  45. Tout ce passage reprend d’assez près la version slavonne d’Isaïe 3,1-14, qui diffère sensiblement de la Vulgate.
  46. Rm 2, 17-24.
  47. Saint Grégoire de Nazianze, « Discours 39 ‘Sur les Lumières’ » sections 18-19, in abbé Migne (éd.), Patrologie grecque, op. cit., col. 337-341.
  48. Ps. 49, 16-18.
  49. Ps. 49, 19-20.
  50. D’après Ps 49, 21-22.
  51. C’est-à-dire 1564.
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