« Сe n’est pas en vain que le roi porte le glaive » : la réponse d’Ivan le Terrible au prince Kourbski (première partie)

En juillet 1564, en proie au courroux, Ivan le Terrible envoie une longue lettre de réponse à Andreï Kourbski. Ce texte, devenu un classique, dévoile crûment la logique impitoyable du despote. Saturée de malédictions, d'analogies bibliques et de fioritures linguistiques, cette lettre a un but — justifier le droit absolu de régner sans entrave. Nous la publierons en trois volets.

Deuxième épisode de notre série d'été « Doctrine du premier tsar : lettres retrouvées d’Ivan le Terrible »

Retrouvez le premier épisode et le troisième épisode

Après plusieurs insuccès durant la guerre de Livonie, notamment la défaite de l’armée russe en 1564 sur la rivière d’Ulla, le prince Andreï Kourbski, l’un des principaux commandants d’Ivan le Terrible, se range du côté des Polonais. Souhaitant justifier son geste auprès d’Ivan le Terrible, dans une première lettre, Kourbski condamne l’autoritarisme et la cruauté de son ancien souverain. Il lui reproche le sang de ses sujets versé alors qu’ils lui étaient fidèlement dévoués et victorieux de nombreuses batailles. Il accuse Ivan également de violer les lois chrétiennes et d’oublier sa place devant Dieu le Juge.

Avant la fin de l’année 1564, le tsar répondit à la lettre de Kourbski en une lettre célèbre de soixante-dix pages (soit quelque vingt-trois fois plus longue) qui est non seulement un plaidoyer en faveur de la sévérité qui sied à un souverain orthodoxe (la groza), mais aussi un vibrant traité d’autocratie politique et une source unique pour connaître la psychologie d’Ivan comme les événements de son enfance (en tout cas telle qu’il la raconte). La Première lettre du tsar Ivan le Terrible au prince Kourbski est donc pour les historiens une source fiable pour connaître le tsar et ses conceptions du pouvoir. Les textes sont imprégnés de citations de la Bible et des écrits des Pères de l’Église, qui ont été alignées dans la traduction sur le texte vieux-russe lorsque celui-ci s’éloignait de l’original grec ou latin. 

Le règne d’Ivan IV le Terrible marque une étape décisive dans l’histoire et la civilisation russes. Ivan fut en effet le premier prince de Moscou à être, selon un rite adapté du cérémonial byzantin, couronné « tsar » (d’un mot russe qui vient de césar) « de toute la Russie » (vseia Rusi). L’Église de Moscou, qui se voulait l’héritière de celle de Kiev, avait déjà à sa tête un métropolite dont la titulature précisait « de toute la Russie », c’est-à-dire que son autorité était censée s’étendre aux principautés qui ne relevaient pas de Moscou sur le plan politique. Désormais, c’était le pouvoir séculier qui se déclarait officiellement et par nature appelé à exercer sa souveraineté sur toute terre russe. C’était là l’effet d’une longue évolution politique que l’on peut faire remonter à Ivan I Kalita qui, au XIV siècle, commença avec l’aide des Mongols à rassembler les principautés russes autour de Moscou et non plus autour de Kiev, la « mère des villes russes ». Kiev serait encore rabaissée quand, en 1589, le patriarche de Constantinople élèverait le métropolite de Moscou au rang de « patriarche de toute la Russie ». 

Puisque Ivan IV avait été sacré empereur (à l’âge de 16 ans, en 1547) par le métropolite Macaire de Moscou – sacre qu’il prit très au sérieux : il eut toute sa vie la certitude d’être l’oint de Dieu – et qu’il était donc seul souverain orthodoxe depuis la disparition du basileus byzantin, il devenait non seulement irrespectueux mais blasphématoire pour un de ses sujets de se placer sous une autre suzeraineté, par définition suspecte d’hérésie ou d’apostasie. C’est ainsi que, sous Ivan, fut abolie dans les faits la coutume selon laquelle un boyard jouissait dans certaines conditions du droit de passer librement d’un suzerain à un autre, notamment vers la Lituanie. A l’époque de Kourbski, la Lituanie et la Russie étant en guerre, chacun des belligérants avait aussi intérêt à attirer dans ses rangs des capitaines ennemis pour affaiblir l’adversaire. 

Ce changement d’obédience pouvait d’ailleurs se faire au bénéfice de Moscou : par sa mère, Ivan descendait de Lituaniens (les Glinski) qui s’étaient mis au service du grand-prince de Moscou. On notera aussi qu’en passant en Lituanie, où le régime était plus aristocratique que monarchique, Kourbski maintenait une tradition aristocratique en voie de disparition en Russie comme, du reste, dans bien d’autres pays d’Europe, où le pouvoir central empiétait de plus en plus sur les libertés nobiliaires (que l’on pense à la France de Louis XI). Sous Ivan, cette politique antinobiliaire fut particulièrement sanguinaire, même s’il convient de signaler que, par un effet de boule de neige, elle ne frappa pas seulement l’aristocratie mais retomba sur l’ensemble de la société. L’historien S. Vesselovsky a en effet calculé que, pour un prince ou boyard exécuté, il faut compter trois ou quatre nobles de service emportés avec lui et, pour chacun de ces derniers, une dizaine de manants.

5 juillet 1564

Lettre du grand et pieux souverain, tsar et grand-prince de toute la Russie, Ivan Vasilievitch, à tout son État de Grande Russie contre les renégats, le prince Kourbski et consorts, concernant leur trahison

Par notre Dieu Trinité, qui était avant tous les siècles et demeure, Père, Fils et Saint-Esprit, qui n’a ni commencement ni fin, à qui nous devons la vie et le mouvement et par qui les rois sont glorifiés et les puissants disent le droit. Notre Dieu Jésus-Christ a confié l’étendard victorieux et à jamais invincible, la sainte Croix du Verbe Fils unique, au premier des empereurs dans la foi, Constantin le Grand, et à tous les souverains orthodoxes et défenseurs de l’orthodoxie. Et, après que la volonté de la Providence eut été partout accomplie et que les divins serviteurs de la Parole divine, tels des aigles, eurent parcouru tout l’univers, l’étincelle de la foi toucha le royaume de Russie.

Nourri de la véritable orthodoxie, l’État souverain russe prit naissance, selon la volonté de Dieu, avec le grand-prince Vladimir, qui illumina la Russie par le saint baptême, avec le grand-prince Vladimir Monomaque, auquel les Grecs conférèrent l’honneur suprême, avec le vaillant grand-prince Alexandre Nevski, qui remporta une illustre victoire sur les Allemands impies, avec le grand et digne d’éloges souverain Dimitri, qui vainquit outre-Don les impies fils d’Agar, jusqu’à notre aïeul le prince Ivan, le redresseur de torts, à notre père, le grand souverain Vassili de pieuse mémoire, qui recouvra nos terres ancestrales, et jusqu’à nous, humble détenteur du sceptre de l’Empire russe.

C’est en 988 que le prince Vladimir reçut le baptême et fit baptiser son peuple dans le Dniepr à Kiev. Selon une légende répandue à des fins politiques à partir de la fin du XV siècle, le grand-prince de Moscou Vladimir Vsevolodovitch (1114-1125) aurait reçu les insignes impériaux du basileus Constantin IX (1042-1055). En 1242, Alexandre Nevski défit les chevaliers Teutoniques sur la glace du lac Peïpous. Les Fils d’Agar désignent les musulmans. C’est en 1380 que Dimitri IV Donskoï battit Mamaï, le khan de la Horde d’or, à la bataille de Koulikovo. Vassili III (1479-1533) annexa à la Moscovie les villes de Pskov (1510), Volotsk (1513), Smolensk (1514), Riazan (1521) et Novgorod Severski (1522).

Quant à nous, nous bénissons Dieu pour la grâce sans mesure qu’il nous a octroyée, lui qui n’a pas permis que notre dextre soit teinte du sang de notre race, car nous n’avons souhaité nous emparer d’aucun royaume, mais, avec l’assentiment de Dieu et avec la bénédiction de nos aïeux et parents, comme nous sommes né pour régner nous avons été éduqué, avons grandi en force et, Dieu le voulant, sommes monté sur le trône et avons pris ce qui nous appartenait avec la bénédiction de nos aïeux et parents sans aspirer à ce qui n’était pas nôtre.

Placé à la tête de ce très orthodoxe État chrétien souverain qui domine sur des terres nombreuses, et en humble et chrétienne réponse à celui qui, après avoir été membre de la véritable chrétienté orthodoxe, boyard, conseiller et capitaine en notre empire et qui a maintenant renié la précieuse et vivifiante Croix du Seigneur, à ce fléau des chrétiens qui a pris le parti des ennemis de la chrétienté et a apostasié le culte des saintes images, qui a bafoué tous les commandements sacrés, a dévasté les sanctuaires, a souillé et profané les vases sacrés et les images à l’instar de l’Isaurien, du Copronyme et de l’Arménien qu’il réunit tous en sa personne, j’ai nommé le prince Andreï Mikhailovitch Kourbski, qui se prétend traîtreusement prince de Iaroslavl, nous ferons entendre ce qui suit.

Empereurs byzantins iconoclastes : Léon III l’Isaurien (717-741), Constantin V Copronyme (741-775) et Léon V l’Armenien (813-820). Kourbski, s’appuyant sur le fait que sa famille régnait autrefois à laroslavl, se disait « prince de laroslavl », même si la principauté était rattachée à la Moscovie depuis 1463.

Pourquoi donc, prince, si tu te crois pieux, as-tu renié ton âme unique ? Que donneras-tu en échange au jour du Jugement dernier ? Même si tu obtiens le monde entier, la mort finira toujours par t’emporter. Pourquoi, accordant foi aux propos mensongers d’amis et de conseillers instruits par les démons, as-tu sacrifié ton âme à ton corps si tu craignais la mort ? Partout, tels des démons lancés contre le monde entier, ceux qui se sont déclarés vos amis et serviteurs nous ont renié, trahissant la foi jurée sur la croix en Imitation des démons, et jetant sur nous toutes sortes de filets et, à la manière des démons, éplant sans cesse chacune de nos paroles et de nos pas, comme s’ils n’étaient pas faits de chair, lançant pour cela contre nous toutes sortes de calomnies et insultes. 

Dans sa lettre, Ivan ne s’adresse pas seulement à Kourbski, mais aussi aux autres « félons », classés en deux catégories : les amis du prince et ses serviteurs. Entrent dans la première Vladimir et Ivan Zabolotski, qui, comme Kourbski, descendent de Rurik, considéré comme le fondateur de l’État russe. La seconde catégorie rassemble les très nombreux roturiers qui s’étaient réfugiés en Pologne-Lithuanie, dont certains s’étaient mis au service de Kourbski. En Moscovie, le serment solennel de fidélité au souverain était prêté en baisant la croix.

Quant à vous, vous avez récompensé les forfaits de ces gens que vous considérez à tort comme des serviteurs par des terres qui nous appartiennent et en puisant dans notre trésor. Inspirés par ces rumeurs diaboliques, l’esprit débordant de fureur à mon encontre comme d’un venin de vipère et ayant perdu votre âme, vous avez entrepris de ruiner l’Eglise. Ne crois pas qu’Il soit juste de se dresser contre Dieu après s’être déchaîné contre un homme. Une chose est d’offenser un homme, fût-il revêtu de la pourpre royale, autre chose est d’offenser Dieu. À moins que tu ne penses, maudit, pouvoir échapper à cette fatalité ? Jamais ! Si tu pars guerroyer à leurs côtés, tu en viendras à dévaster les églises, à profaner les icônes, à tuer les chrétiens. Et même là où ta main n’osera se lever, tu feras beaucoup de mal par le mortel venin de ton esprit.

Imagine comment, lors d’une opération militaire, les sabots des chevaux piétinent et écrasent la tendre chair des petits enfants ! Quand vient l’hiver, la guerre se fait encore plus cruelle. Ta chienne de trahison, ta scélératesse de démon ne ressemblent-elles pas à l’affreuse fureur d’Hérode, qui massacra les Innocents ? À ton avis, est-ce de la piété que de commettre pareils forfaits ? Tu objecteras peut-être que nous aussi nous combattons des chrétiens – Allemands et Lituaniens -, mais ce n’est pas le cas. Même s’il y avait aussi des chrétiens dans ces pays, nous ferions la guerre selon la coutume de nos aïeux, comme maintes fois par le passé. Or, comme nous le savons, il n’y a plus de chrétiens dans ces pays en dehors de quelques membres du bas clergé et de serviteurs clandestins du Seigneur. De plus, la guerre contre la Lituanie a été provoquée par votre trahison, votre mauvaise fol et votre honteuse Incurie.

C’est en octobre 1564, quand il participa au siège de Polotsk, que Kourbski prit pour la première fois les armes contre les Moscovites.

Toi, pour le bien de ton corps, tu as perdu ton âme, tu as méprisé la gloire impérissable au nom de la gloire qui passe et, rendu furieux contre un homme, tu t’es levé contre Dieu. Comprends, malheureux, de quelle hauteur et dans quel abîme tu t’es jeté corps et âme ! En toi s’est réalisée la paroles « Celui qui croit posséder on lui enlèvera ce qu’il a. 1 » Est-ce piété que d’aller à ta perte par amour-propre et non pour l’amour de Dieu ? Ceux qui l’entourent désormais et qui sont à même de réfléchir peuvent ils deviner tout le mauvais venin qui est en col, savent-ils que tu t’es enfui non par crainte de la mort mais par désir de gloire et de richesses en cette vie si courte et si prompte à s’écouler ? Si, à t’en croire, tu es juste et pieux, pourquoi donc as-tu craint de mourir innocent, car ce n’aurait pas été une mort mais un gain 2 ? En fin de compte, tu mourras de toute façon ! Si c’est une condamnation à mort que tu redoutais du fait des mensonges et calomnies de tes amis, ces serviteurs de Satan, c’est la preuve évidente de vos manigances et trahisons, dans le passé et jusqu’à maintenant.

Par « chrétiens » Ivan entend les seuls orthodoxes russes. Les magnats polono-lituaniens, auxquels Ivan a demandé à maintes reprises qu’ils lui livrent Kourbski. Ici, il semblerait que le tsar nie avoir condamné Kourbski à mort, qui n’aurait fui la Moscovie que sous l’effet de propos calomnieux répandus par des agents de l’ennemi. Pourtant, en 1579, dans une lettre au roi de Pologne Stéphane Báthory, Ivan accusera Kourbski d’avoir conspiré contre lui, raison pour laquelle il l’aurait condamné à mort. Il tiendra un an après les mêmes propos au nonce papal Possevin.

Pourquoi as-tu méprisé les propos de l’apôtre Paul, qui dit : « Que tout homme soit soumis aux autorités souveraines, car il n’est pas d’autorité qui ne vienne de Dieu […]. Ainsi, celui qui s’insurge contre l’autorité se révolte contre l’ordre établi par Dieu 3 » ? Vois, et comprends que s’opposer aux autorités, c’est s’opposer à Dieu, et celui qui s’oppose à Dieu commet l’apostasie, qui est le pire des péchés. Or ces paroles valent pour toute autorité, même pour celle qui s’est établie au prix du sang et de la guerre. De plus, comme je l’ai dit, ce n’est pas par la violence que nous avons obtenu notre royaume : s’opposer à pareille autorité, c’est donc d’autant plus s’opposer à Dieu. Le même apôtre Paul dit (ces propos non plus, tu n’as pas jugé digne d’y prêter attention) : « Esclaves, obéissez à ceux qui sont vos maîtres en ce monde […], ne soyez pas obséquieux à la manière de ceux qui veulent plaire aux hommes mais comme des esclaves du Christ 4 », « obéissez non seulement à ceux qui sont bons, mais aussi à ceux qui sont méchants 5 », « non seulement par crainte de la colère mais aussi par motif de conscience 6 ». « Mieux vaut souffrir, si telle est la volonté de Dieu, en faisant le bien qu’en faisant le mal. 7 » Si donc tu es juste et pieux, pourquoi n’as-tu pas souhaité souffrir de la main du maître ombrageux que je suis et mériter ainsi la couronne de la vie éternelle ?

Mais pour une gloire éphémère, par amour-propre et pour les joies de ce monde tu as foulé aux pieds ta ferveur spirituelle ainsi que la loi et la religion chrétienne, tu t’es fait semblable au grain qui est tombé sur la pierre et qui y a levé, mais sitôt que le soleil a dardé ses rayons – et pour une seule parole mensongère – tu t’es laissé séduire et t’es trouvé réprouvé sans avoir porté de fruit. À cause de paroles mensongères, tu es devenu semblable au grain tombé sur le chemin, car le diable a arraché de ton cœur la vraie foi qui y avait été semée et l’attachement sincère à mon service et il t’a soumis à sa volonté. 

Kourbski a prêté attention aux rumeurs selon lesquelles Ivan voulait l’assassiner.

Partout dans les Saintes Écritures il est également souligné que les enfants ne doivent pas s’opposer à leurs parents ni les esclaves à leur maître pour aucun motif hormis la foi. Si, instruit par ton père le diable, tu te mets à proférer des tissus de mensonges et prétends m’avoir fui pour des raisons de foi, alors – que vive le Seigneur mon Dieu et que vive mon âme 8 – tu auras beau faire, ni toi ni les serviteurs du démon qui pensent comme toi ne trouverez de quoi nous en accuser. Surtout nous espérons – par l’incarnation du Verbe divin et par sa Mère toute-pure avocate des chrétiens et par les prières de tous les saints – donner réponse non seulement à toi mais à ceux qui ont foulé aux pieds les saintes icônes, rejeté le saint mystère chrétien et renié Dieu (et c’est avec pareilles gens que tu t’es lié d’amitié !), les dénoncer, proclamer la vraie foi et annoncer comment la Grâce a resplendi.

Comment n’as-tu pas honte à la pensée de ton esclave Vaska Chibanov ? Car il est resté pieux, lui, et, debout face au tsar et au peuple assemblé, il n’a pas, au seuil de la mort, renié le serment qu’il t’avait prêté sur la croix, faisant de toutes manières ton éloge et s’offrant à mourir pour toi. Mais toi, tu n’as pas jugé bon de l’égaler en piété pour un seul mot de travers prononcé dans la colère tu as détruit non seulement ton âme mais celles de tes ancêtres, car Dieu avait jugé bon de soumettre ces âmes au grand-prince notre aïeul. Eux, lui ayant confié leur âme, l’ont servi jusqu’à la mort et vous ont mandé, à vous leurs enfants, de servir les fils et petits-fils de notre aïeul. 

Après sa fuite en Lituanie, Kourbski avait envoyé son serviteur Vassili Chibanov porter sa première lettre au tsar. Furieux, celui-ci lui aurait commandé de lui en donner lecture pendant que, de la pointe de son bâton, il transperçait le pied du messager. Chibanov fut ensuite supplicié sur la place Rouge sans jamais renier son maître.

Tour cela, tu l’as oublié, trahissant comme un chien le serment prêté sur la croix, et tu t’es associé aux ennemis de la religion chrétienne. De plus, sans reconnaître tes scélérates, tu énonces des absurdités et des paroles stupides, à l’instar de celui qui jette des pierres en l’air 9, sans avoir honte devant la piété de ton esclave ni vouloir l’imiter face à ton souverain.

Ton épître a été reçue et lue avec attention. Et comme tu as du venin d’aspic caché sous la langue 10 bien que tu aies pris soin d’emplir ta lettre de miel et de la liqueur qui coule du rayon 11, elle est plus amère que l’absinthe. Comme l’a dit le prophète, « leurs discours sont plus onctueux que l’huile, mais ce sont des épées dégainées 12 ».

Toi qui te dis chrétien, est-ce ainsi que tu as coutume de servir un souverain chrétien ? Est-ce que l’on rend hommage au suzerain donné par Dieu en vomissant du poison comme tu le fais à la manière des démons ? Le début de ta lettre, tu l’as écrit dans l’esprit de l’hérésie novatienne, en pensant non pas au repentir mais, comme Novatien, à ce qui dépasse la nature humaine. Et quand tu nous qualifies de « très illustre en la foi orthodoxe », certes il en est bien ainsi : aujourd’hui comme hier nous confessons la vraie foi en un Dieu vivant et vrai.

Hérétique du III siècle, qui considérait qu’un chrétien devait être au-dessus de la nature humaine et refusait en conséquence toute possibilité de réconciliation aux apostats et auteurs de péchés graves, même à l’article de la mort.

Mais quand tu prétends que nous en sommes devenu « l’adversaire » et que nous avons « la conscience lépreuse », tu raisonnes en novatien, oublieux des paroles de l’Évangile : « Malheur au monde à cause des scandales ! Il est fatal qu’arrivent des scandales, mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive ! Il vaudrait mieux qu’on lui ait pendu au cou une meule de moulin et qu’on l’ait précipité au plus profond de la mer. 13 » La méchanceté l’a rendu aveugle et tu ne peux plus voir la vérité. Comment peux-tu te juger digne de te tenir devant le trône du Très-Haut, de servir à jamais aux côtés des anges et d’immoler de tes propres mains l’Agneau du sacrifice pour le salut du monde quand vous et vos perfides conseillers avez foulé tout cela aux pieds et nous avez tant fait souffrir par vos scélératesses ? Car depuis ma jeunesse, vous avez, tels des démons, violé les lois de la religion et vous êtes levés contre le pouvoir que Dieu et mes aïeux nous ont confié pour vous en emparer. Est-ce le propre d’une « conscience lépreuse » que de tenir ferme son royaume et de ne pas laisser le pouvoir aux esclaves ? Est-ce être « adversaire » de la raison que de ne pas vouloir subir la domination de ses esclaves ? Est-ce la marque d’une « illustre orthodoxie » que d’être sous la domination et l’autorité d’esclaves ?

Voilà pour les choses du monde. Quant aux affaires spirituelles et religieuses, même si j’ai pu commettre quelque péché véniel, c’est uniquement par votre faute et félonie. De plus, je suis homme moi aussi, et nul homme n’est sans péché. Seul Dieu est impeccable. Mais toi, tu t’estimes supérieur aux autres hommes et te crois l’égal des anges. Et pourquoi parles-tu des nations païennes ? Chez elles, les rois ne sont pas maîtres en leur royaume et ils gouvernent selon ce que leur commandent leurs sujets. Mais les souverains russes sont depuis toujours maîtres en leur État. Eux, et non leurs boyards et grands seigneurs ! Cela, ta haine t’empêche de le comprendre, et tu penses qu’il est conforme à la religion que la monarchie passe sous la coupe d’un pope bien connu et sous votre autorité scélérate. Selon toi, il est « impie » que nous exercions nous-même le pouvoir que Dieu nous a confié et que nous refusions de nous soumettre à un pope et à vos noires manigances ! 

Le « pope bien connu » renvoie à Sylvestre, aumônier du tsar jusqu’en 1560 et tombé en disgrâce du fait de son opposition à la guerre contre la Lituanie et de ses liens avec Kourbski. Originaire de Novgorod, il était bon peintre d’icônes et connaissait le grec (et sans doute le latin). Il avait cependant contre lui que la tsarine Anastasia ne l’aimait pas. 

Ai-je été « adversaire » de l’orthodoxie quand – par la grâce de Dieu, par l’intercession de la très pure Mère de Dieu, par les prières de tous les saints et avec la bénédiction de mes aïeux – je n’ai pas laissé vos machinations m’abattre ? Pourtant, que de maux n’ai-je pas soufferts de votre fait en ce temps-là ! Je reviendrai plus amplement sur tout cela par la suite.

Si tu estimes que j’ai eu un comportement incorrect et que pendant les offices religieux j’ai encouragé les bouffonneries, sache que la raison en est aussi dans vos perfidies, car vous m’avez arraché à une vie spirituelle paisible et, pharisiens que vous êtes, vous m’avez imposé un fardeau trop lourd sans même lever le petit doigt pour m’aider à le porter. Si donc je ne me suis pas toujours conduit à l’église comme l’exige la piété, c’est en partie à cause des soucis d’un gouvernement dont vous sapiez l’autorité et parfois pour échapper à vos sournois desseins. Quant aux bouffonneries, c’est par indulgence pour les faiblesses humaines (car vous aviez entraîné bien des gens dans vos perfides intrigues) que j’y ai consenti, pour que le peuple se tourne vers nous, son souverain, et non vers les traîtres que vous êtes, tout comme une mère permet à ses enfants de folâtrer quand ils sont petits sachant que, lorsqu’ils seront grands, ils y renonceront d’eux-mêmes ou sur les instances de leurs parents pour se tourner vers des choses plus dignes, ou encore tout comme Dieu permit aux Hébreux d’offrir des sacrifices à condition qu’ils fussent offerts à lui et non aux démons. Et vous, quelles distractions leur offriez-vous ?

Ivan semble ici se justifier d’avoir organisé des divertissements (danses masquées) pour détacher ses partisans du cercle austère qui s’était constitué autour de Kourbski et du père Sylvestre.

Me suis-je comporté en adversaire de l’orthodoxie quand je vous ai empêchés de me faire périr ? Et toi, pourquoi contre toute raison fais-tu fi du salut de ton âme et de ton serment ? Parce que tu aurais peur de la mort ? Tu nous conseilles de faire ce que toi-même tu ne fais pas ! Tu raisonnes en novatien et en pharisien. En novatien parce que tu exiges de l’homme plus que sa nature ne lui permet, et en pharisien parce que tu exiges d’autrui ce que toi-même tu ne fais pas. Mais surtout, par ces agissements ainsi que par les injures et reproches dont vous continuez de m’abreuver comme par le passé, enragés comme des bêtes féroces, vous révélez votre trahison. Votre fidèle et zélé service consiste-t-il à m’accabler de reproches et d’injures ? Tels des possédés, vous tremblez. Anticipant frauduleusement le Jugement divin, et surtout par la sentence spécieuse et arbitraire que vous rendez avec vos chefs – le pope et Alexei —, vous me condamnez, chiens que vous êtes ! 

Il s’agit d’Alexei Adachev, précepteur du tsar dans sa minorité, et conseiller très influent jusqu’en 1560. Il tombe en disgrâce tout comme Sylvestre.

Par-là même vous vous dressez contre Dieu, contre tous les saints et bienheureux qui sont entrés dans la gloire par le jeûne et l’ascèse, vous refusez toute miséricorde aux pécheurs, dans les rangs desquels figurent nombre d’hommes qui, après être tombés, se sont relevés (il n’y a pas de honte à se relever !) 14 et ont tendu la main aux éprouvés pour les arracher miséricordieusement à la fosse du péché 15, « les considérant non comme ennemis mais comme frères », ainsi que le dit l’Apôtre 16. Mais toi, tu t’es détourné d’eux ! De même que ces saints ont souffert des démons, moi c’est de vous que j’ai souffert.

Comment, chien, peux-tu m’écrire et te plaindre après avoir commis pareille scélératesse ! À quoi ressemble ton conseil, plus puant que l’excrément ? À moins que tu n’estimes juste le comportement de tes infâmes complices qui ont rejeté l’habit monacal pour aller faire la guerre aux chrétiens ? À moins que vous n’alliez prétendre qu’ils avaient été tonsurés de force ? Mais tel n’a certainement pas été le cas ! Saint Jean Climaque ne dit-il pas : « J’ai vu des moines par contrainte devenir plus saints que des hommes tonsurés de leur plein gré » ? Que ne vous êtes-vous pas inspirés de cette parole si vous êtes pieux ? Bien des tonsurés de force – je parle même de tsars – valaient mieux que le Timokha, et ils n’ont pas déshonoré l’état monastique. 

Timothée Tétérine, partisan de Kourbski qu’Ivan IV fit tonsurer de force, et qui s’enfuit de son monastère pour se réfugier en Lituanie.

Quant à ceux qui osèrent se défroquer, ils n’en ont tiré aucun avantage, et c’est une ruine plus terrible – de l’âme comme du corps – qui les attendait. Ainsi du prince Rurik Rostislavitch de Smolensk, qui prit l’habit sur ordre de son gendre Roman de Galitch 17. Vois plutôt la piété de la princesse son épouse : quand il voulut qu’elle fût relevée des vœux qu’on l’avait forcée à prononcer, elle préféra le royaume éternel au royaume transitoire et prit le grand habit. S’étant défroqué, Rurik versa beaucoup de sang chrétien, pilla de nombreuses saintes églises et monastères, tortura abbés, prêtres et moines sans pouvoir, en fin de compte, conserver sa principauté, de sorte qu’aujourd’hui son nom même est tombé dans l’oubli. Combien d’autres cas semblables à Constantinople : aux uns on coupa le nez, d’autres, qui avaient quitté l’habit monastique pour revenir s’asseoir sur le trône impérial, connurent en ce monde une mort douloureuse et connaîtront dans l’autre des tourments infinis, car ils agirent par orgueil et vanité. S’il en fut ainsi des souverains, que dire du sort de leurs sujets ! La justice de Dieu attend tout homme qui aura abandonné l’état angélique, notamment nombre de ceux qui ont été récemment tonsurés sur décision du Grand Concile. Ceux qui n’ont pas osé commettre ce péché ont recouvré leur honneur.

Il s’agit sans doute de la série de synodes tenus en Russie dans les années 1550.

Est-ce votre piété qui vous pousse, selon votre perverse coutume, à commettre des iniquités ? À moins que tu ne te prennes pour Abner, fils de Ner, brave parmi les braves en Israël, pour te permettre, selon ta perverse habitude, et gonflé de superbe comme tu l’es, d’écrire pareilles épîtres ? Mais quels sont les faits ? Quand Abner fut tué par Joab, fils de Serouya, Israël connut-il l’abandon ? Ne remporta-t-il pas, avec l’aide de Dieu, de glorieuses victoires sur ses ennemis ? C’est donc en vain que l’orgueil qui t’enfle te pousse à te vanter comme tu le fais. Si tu aimes l’Ancien Testament, souviens-toi encore d’Abner, qui agit comme toi et que nous comparerons à toi : est-ce que son courage guerrier l’aida quand, se montrant malhonnête envers son seigneur, il séduisit Riçpa, la concubine de Saül ? Accusé par Mephibochet, le fils de Saül, il se fâcha, trahit Saül et de la sorte périt. Tu lui ressembles par ton comportement de démon, puisque par orgueil tu as aspiré à des richesses et des honneurs immérités. De même qu’Abner porta la main sur la concubine de son seigneur, toi tu portes la main sur les villes et villages que Dieu nous a donnés et, comme un possédé, tu imites cette infamie. Peut-être encore vas-tu me rappeler les pleurs de David ? Or, bien que ce roi eût été juste et ne souhaitât pas de meurtre, il n’en condamna pas moins l’inique à mourir. Tu le vois : la valeur dans les combats n’est d’aucun secours à celui qui ne respecte pas son seigneur. Je te citerai encore l’exemple d’Ahitophel qui, comme toi, conseilla à Absalom d’ourdir perfidement un complot contre son père, et te rappellerai comment ses intrigues furent réduites à néant grâce à l’intervention du vieil Houchaï. Tout Israël fut reconquis par une poignée d’hommes, et Absalom mourut pendu 18. Il en fut ainsi jadis et il en est encore ainsi : C’est dans les infirmités que la grâce divine se manifeste 19, et c’est le Christ qui dissipera votre infâme rébellion contre l’Église. Souviens-toi aussi de l’antique renégat Jéroboam, fils de Nebat, qui fit sécession avec les dix tribus d’Israël pour créer le royaume de Samarie, qui renia le Dieu vivant et se mit à adorer un veau : ce royaume fut déchiré par les troubles à cause de l’intempérance des souverains et ne tarda pas à péricliter. En revanche, le royaume de Judée, bien que peu étendu, se maintint fermement aussi longtemps que Dieu le voulut. Comme le dit le prophète : « Ephraïm s’est détourné du Seigneur comme une génisse 20 » et, ailleurs, « les fils d’Éphraïm, armés de l’arc, ont tourné le dos au jour du combat ; ils n’ont pas gardé l’alliance du Seigneur et ils ont refusé de marcher selon sa loi 21 ». « Homme, écarte-toi du combat : si tu luttes contre un homme, il te vaincra ou tu le vaincras, si c’est avec l’Église, c’est toujours elle qui te vaincra. Le contact d’une lame est douloureux et si tu marches dessus, tes pieds saigneront. Même si la mer se couvre d’écume et se déchaîne, la nef du Christ ne peut sombrer. Elle est en effet ferme comme le roc sur lequel elle repose puisque nous avons pour pilote le Christ, comme rameurs les apôtres, comme marins les prophètes, comme timoniers les martyrs et les saints. Avec eux tous, même si le monde entier est secoué de convulsions, nous ne craignons pas de périr noyés. Tu me vaux la gloire, mais tu attires la perte sur toi. 22 »

Comment as-tu pu ne pas comprendre non plus qu’un souverain ne saurait ni se livrer à des atrocités ni se soumettre en silence ? Comme l’a dit l’Apôtre : « Pour les uns, soyez charitables, avec discernement ; quant aux autres, sauvez-les par la crainte en les arrachant au feu. 23 » Tu le vois, l’Apôtre ordonne de sauver par la crainte. Même aux temps des très pieux monarques on pouvait trouver maints exemples de châtiments très sévères. Comment ton entendement insensé t’amène-t-il à penser que le tsar doit toujours agir uniformément, quels que soient les temps et les circonstances ? Doit-on s’abstenir de châtier les bandits et les voleurs ? Or les complots perfides sont encore pires. Tous les royaumes se désagrégeraient sous l’effet du désordre et des luttes intestines. Que doit faire le berger, sinon remédier aux désordres causés par ses sujets ?

« Prototype du tyran russe » selon Nicholas V. Riasanovsky, Ivan le Terrible commença réellement son règne après son couronnement le 16 janvier 1547. Entre 1533 – mort de son père Basile III alors qu’Ivan n’avait que 3 ans – et son couronnement, le gouvernement était aux mains de sa mère, Héléna Glinskaïa, ainsi qu’à celles de la Douma des boyards. D’abord ignorés par Héléna, les boyards finirent par réellement accéder au pouvoir après la mort brutale, peut être d’empoisonnement, de la mère d’Ivan IV. C’est durant cette période de lutte pour le pouvoir entre plusieurs familles de boyards (Belski, Glinski, Chouïski) qu’Ivan, encore enfant, assista à ces « complots perfides ». Ivan évoque son enfance à plusieurs reprises, probablement la principale source de sa méfiance à l’égard des boyards. 

Comment n’as tu pas honte d’appeler martyrs des malfaiteurs, sans chercher à savoir pourquoi tel ou tel a été châtié ? Pourtant, « l’athlète n’est couronné qu’après avoir combattu selon la loi des combats », s’est écrié l’Apôtre 24. Le divin Chrysostome et le grand Athanase ont dit dans leur profession de foi : « Les voleurs, les brigands, les malfaiteurs et les adultères sont tourmentés mais ce ne sont pas des bienheureux, car c’est pour leurs péchés et non pour Dieu qu’ils sont tourmentés. 25 » Quant au divin apôtre Pierre, il disait : « Mieux vaut souffrir en faisant le bien qu’en faisant le mal 26 ». Ne vois-tu pas que personne ne glorifie les souffrances des malfaiteurs ? Mais vous, que votre conduite infâme rend semblables à la vipère vomissant son venin, vous n’examinez ni les circonstances, ni le repentir, ni les crimes de l’homme, et, avec une ruse satanique, vous cherchez uniquement à dissimuler votre perfide trahison sous des paroles flatteuses.

Est-ce être « adversaire » de la raison que de tenir compte des circonstances et des moments ? Souviens-toi du plus grand des empereurs, Constantin. Pour le bien de son empire n’a-t-il pas tué son propre fils ? Et le prince Fiodor Rostislavovitch, votre aïeul, combien de sang n’a-t-il pas versé à Smolensk pendant la Pâque ! 

En 1298, Fiodor Rostislavovitch avait en vain essayé d’arracher Smolensk à son cousin.

Or l’un et l’autre figurent au nombre des saints. Et que dire de David, que Dieu aimait : n’a-t-il pas ordonné, quand on l’empêcha d’entrer dans Jérusalem, que chacun frappât les Jébuséens, les aveugles comme les boiteux, car c’étaient les ennemis de l’âme de David 27 ? À moins que tu ne considères ceux-là aussi comme des martyrs, qui refusaient de recevoir le roi que Dieu leur avait donné. Comment expliques-tu qu’un roi si pieux ait pu frapper avec tant de force et de colère de misérables esclaves ? Or, les traîtres d’aujourd’hui n’ont-ils pas commis semblable méfait ? Ils ont fait encore pire. Ceux-là avaient seulement tenté d’empêcher le roi d’entrer dans Jérusalem ; ceux-ci, violant un serment prêté sur la croix, ont rejeté un tsar qu’ils avaient déjà reconnu, que Dieu leur avait donné et qui était né pour régner, et ils lui ont fait tout le mal possible en paroles, en actes et par leurs machinations secrètes. En quoi mériteraient-ils moins que ceux-là les plus cruels châtiments ? Tu me diras que ceux-là ont agi au grand jour, ceux-ci en secret. Mais vos procédés n’en sont que plus scélérats. Les hommes voient votre bienveillance et vos services, mais le fond de vos cœurs n’est que perfides intrigues, méfaits, soif de destruction et de ruine. Votre bouche bénit mais votre cœur maudit 28. Tu trouveras bien d’autres rois qui ont restauré leur royaume en des temps troublés et qui ont su s’opposer aux méfaits et aux manigances des perfides. Car les rois doivent en tout se montrer circonspects : tantôt doux, tantôt cruels, montrant aux bons miséricorde et mansuétude, et réservant la cruauté et les tortures aux méchants. Sinon, on n’est pas roi. « Le roi n’inspire pas la terreur quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Si tu ne veux pas avoir à craindre l’autorité, fais le bien ; mais si tu fais le mal, sois dans la crainte, car ce n’est pas en vain que le roi porte le glaive. Il le porte pour être craint des malfaiteurs et encourager les hommes de bien. 29 » 

En citant un passage précédent, l’historien Benson Bobrick souligne ici le manque de distinction entre la figure divine et celle d’Ivan IV : « Bien qu’Ivan soit prêt à reconnaître sa propre faillibilité – « Je ne suis qu’un être humain, car il n’y a pas d’homme sans péché, il n’y a que Dieu seul » – son besoin d’auto-justification était plus grand que son élan de repentance, et il s’est lancé dans un portrait biblique du véritable autocrate qui a rendu sa formule d’humilité insignifiante. Il est difficile de trouver dans ce passage une quelconque distinction entre le tsar et Dieu lui-même. 30 »

Si tu es juste et bon, pourquoi as-tu attisé le feu qui avait embrasé le Conseil du tsar au lieu de l’éteindre ? Là où tu devais par de sages avis étouffer de scélérates intrigues, tu as encore ajouté les semences de la zizanie. En ta personne s’est accomplie la parole prophétique : « Vous tous qui allumez du feu, allez dans le feu de votre brasier. 31 » N’es-tu pas semblable au traître Judas ? De même que pour de l’argent il s’est levé contre le Seigneur de tous et l’a livré à la mort, habitant avec les disciples tout en se réjouissant avec les juifs, de même toi, qui vivais avec nous, mangeais notre pain et avais promis de nous servir, tu amassais en ton âme de la haine contre notre personne. Est-ce ainsi que tu t’es montré fidèle au serment prêté de nous faire le bien en tout sans aucune malice ? Qu’y a-t-il de plus vil que ta félonie ? Comme le disait le sage, « il n’y a pas de pire tête que la tête du serpent 32 », et il n’y a pas de méchanceté pire que la tienne.

Pourquoi t’es-tu fait le précepteur de mon âme et de mon corps ? Qui t’a nommé juge et maître de ma personne ? Répondras-tu de mon âme au jour du Jugement ? Comme le dit l’apôtre Paul : « Comment pourraient-ils croire en celui qu’ils n’ont pas entendu ? Comment pourraient-ils entendre si personne ne prêche ? Comment pourraient-ils prêcher s’ils n’avaient été envoyés ? 33 » C’est ainsi qu’il en fut à la venue du Christ : « Et toi, qui t’a envoyé ? » Qui t’a conféré l’ordre et t’a permis d’enseigner ? L’apôtre Jacques y répond en ces termes : « Ne soyez pas nombreux, mes frères, à devenir docteurs : vous savez que nous n’en serons jugés que plus sévèrement. Nous fautons en effet tous. Si quelqu’un ne faute pas en paroles, celui-là est un homme fort, capable de maîtriser aussi tout son corps. Si nous mettons un mors dans la bouche des chevaux pour nous en faire obéir, c’est tout leur corps que nous guidons. Voyez de même les navires : si grands qu’ils soient et bien que poussés par des vents impétueux, un tout petit gouvernail les guide, au gré de l’impulsion du timonier. Pareillement, la langue aussi est un petit membre et qui se vante de grandes choses. Voyez combien petit est le feu qui incendie une grande forêt. La langue aussi est du feu, un monde d’iniquité. La langue a sa place parmi nos membres, elle qui infecte le corps entier et ravage toute notre existence de ce feu qu’elle tient elle-même de l’enfer. Les bêtes sauvages, les oiseaux, les reptiles et les animaux marins de toute espèce sont domptés et continuent de l’être par les humains ; mais la langue, il n’est pas un homme qui puisse la dompter : fléau toujours agité, elle est chargée d’un venin mortel. Par elle nous bénissons le Seigneur et Père, et par elle nous maudissons les hommes, qui ont été faits à l’image de Dieu : de la même bouche sortent bénédiction et malédiction. Il ne faut pas, mes frères, qu’il en soit ainsi. Est-ce que la source fait sortir du même trou le doux et l’amer ? Est-ce que, mes frères, le figuier peut donner des olives, ou la vigne des figues ? Pas davantage la source salée ne peut donner de l’eau douce. Est-il parmi vous un homme sage et d’expérience ? Qu’il montre par une belle conduite qu’il agit avec la douceur qu’inspire la sagesse. Mais si vous gardez au cœur jalousie amère et goût de la dispute, ne vous enflez pas d’orgueil et ne mentez pas contre la vérité. Pareille sagesse ne vient pas d’en haut : c’est une sagesse terrestre, animale, diabolique. Là en effet où sont la jalousie et la dispute, il y a de l’agitation et toute sorte de mal. Mais la sagesse d’en haut est d’abord pure, puis pacifique, indulgente, conciliante, riche en miséricorde et en bons fruits, impartiale, non hypocrite. Le fruit de la justice se sème dans la paix pour les artisans de paix. D’où viennent les guerres et les luttes parmi vous ? N’est-ce pas de ceci : de vos passions qui combattent en vos membres ? Vous convoitez, et vous ne possédez pas ; vous êtes meurtriers et jaloux, et vous n’arrivez pas à vos fins ; vous luttez et vous faites la guerre. Vous ne possédez pas, parce que vous demandez mal. Vous demandez afin de dépenser pour vos passions. Approchez-vous de Dieu, et il s’approchera de vous. Purifiez vos mains, pécheurs, et sanctifiez vos cœurs, vous qui avez l’âme double et partagée. Ne dites pas de mal les uns des autres, frères. Qui dit du mal de son frère ou se fait juge de son frère dit du mal de la Loi et se fait juge de la Loi. Que si tu te fais juge de la Loi, tu n’es pas l’observateur de la Loi mais son juge. Un seul est législateur et juge : celui qui a le pouvoir de sauver et de perdre. Mais toi, qui es-tu pour te faire juge du prochain ? 34 ».

Comment peux-tu voir une « illustre piété » là où le pouvoir se trouverait aux mains d’un pope ignorant et de traîtres infâmes auxquels le tsar aurait à se soumettre ? Et, selon toi, c’est agir contre la raison et montrer une « conscience lépreuse » que d’obliger un ignorant à se taire, repousser les malfaiteurs et faire en sorte que règne le tsar que Dieu a désigné ? Nulle part tu ne verras un royaume dirigé par des prêtres qui n’aille à sa perte. Que souhaites-tu ? Ce qui est advenu aux Grecs, qui ont ruiné leur empire et l’ont livré aux Turcs ? C’est ce que tu nous conseilles ? Que cette ruine te retombe plutôt sur la tête ! 

Afin d’éviter que l’empire russe n’ait le même destin que « qui est advenu aux Grecs », Ivan le Terrible instaure un volet important de réformes militaires comme l’indiquent Pierre Gonneau et Alexandr Lavrov : « En 1556, il édicte un décret sur le service (prigovor o službe) qui fixe les obligations de la noblesse. Tout propriétaire d’un bien, patrimoine ou bénéfice, doit pouvoir se présenter sur demande avec un cavalier tout équipé pour cent arpents (četverti) de bonne terre (env. 165 hectares). S’il s’exécute, il reçoit une somme d’argent, s’il fait défaut, il doit payer une amende. Ces mesures sont certainement l’une des raisons qui expliquent les succès des armées russes au milieu du XVI° siècle. Elles témoignent d’une volonté de rendre l’État et ses troupes plus efficaces. Faut-il penser, comme le prince Kurbskij, que ces idées sont totalement abandonnées lorsque Ivan le Terrible se sépare de ses bons conseillers et que le pays sombre ensuite dans le chaos ? Ou bien le tsar a-t-il tenté de donner une ampleur beaucoup plus grande à ce mouvement et s’est-il lancé dans une expérience sociale inédite ? » 35

C’est pourquoi tu ressembles à ceux dont parle Paul dans sa seconde épître à Timothée : « Or sache ceci : dans les derniers jours surviendront des temps mauvais. Les hommes, en effet, seront égoïstes, cupides, fanfarons, orgueilleux, blasphémateurs, rebelles à leurs parents, ingrats, impies, sans cœur, médisants, incontinents, cruels, ennemis du bien, traîtres, emportés, gonflés d’orgueil, amis du plaisir plus qu’amis de Dieu, sous les dehors de la piété dont ils auront renié le pouvoir : de ceux-là, éloigne-toi ! Ils se laissent entraîner par toutes sortes de concupiscences, toujours en quête d’apprendre sans jamais pouvoir parvenir à la connaissance de la vérité. Tout comme Jannès et Jambrès s’opposèrent à Moïse, eux aussi s’opposent à la vérité, hommes à l’esprit corrompu, sans garantie en matière de foi. Mais ils n’iront pas plus avant, car leur folie sera démasquée, comme il advint aussi pour ceux-là. 36 »

Peut-on parler de lumière 37 quand c’est un pope qui gouverne avec des esclaves outrecuidants et rusés, et que le tsar ne l’est que de nom et du seul fait des honneurs régaliens qu’on lui rend, étant, quant au pouvoir, rien de plus qu’un esclave ? Peut-on parler d’« obscurité » quand le tsar dirige et gouverne son royaume et que les esclaves obéissent aux ordres ? Pourquoi l’appelle-t-on souverain s’il ne gouverne pas ? Comme l’écrit l’apôtre Paul aux Galates : « Aussi longtemps que l’héritier est un enfant, il ne se distingue en rien de l’esclave ; il est sous l’autorité de tuteurs et de précepteurs jusqu’au temps fixé par le père. 38 » Quant à nous, nous avons, grâce à Dieu, atteint l’âge fixé par le père, et nous n’avons pas à obéir à des tuteurs et précepteurs.

Mais, me diras-tu, je ne fais que tourner en tous sens un de tes mots et écris toujours la même chose. Mais la faute en est, quant au fond, à toutes vos perfides machinations, car vous avez décidé avec le pope que je ne devais être souverain qu’en paroles, le pope et vous l’étant dans les faits. Si les choses en sont arrivées là, c’est parce que vous n’avez cessé de tramer contre moi d’infâmes intrigues. Souviens-t’en : quand Dieu libéra les Hébreux de l’esclavage, plaça-t-il à leur tête un prêtre ou de nombreux intendants ? Non : il leur donna un roi unique, Moïse, et confia le sacerdoce non pas à celui-ci mais à son frère Aaron, à qui il interdit de s’occuper des affaires du monde. Quand Aaron s’occupa des affaires du monde, il éloigna les hommes de Dieu. Tu vois donc bien qu’il ne convient pas aux prêtres de se mêler des affaires du roi. Datan et Abiram voulurent eux aussi s’emparer du pouvoir. Souviens-toi comment ils périrent et quels malheurs ils attirèrent sur tant de fils d’Israël. C’est ce que vous méritez, vous autres boyards ! Après ces événements, c’est Josué qui fut établi juge en Israël, Éléazar étant grand prêtre. Jusqu’au temps du prêtre Éli, ce furent les juges qui gouvernèrent : Juda, Baraq, Jephté, Gédéon et bien d’autres. Que d’éclatantes victoires n’ont-ils pas remportées sur leurs ennemis pour le salut d’Israël ! Mais quand le prêtre Éli s’attribua à la fois le sacerdoce et l’autorité politique et que la richesse et la gloire devinrent son lot, alors, bien que ce fût un homme juste et bon, il s’écarta de la vérité, de même que ses fils Pinhas et Hophni, et il connut avec eux une mort épouvantable. Tout Israël fut défait et l’Arche d’alliance qui contenait les commandements de Dieu demeura captive jusqu’au temps du roi David. Ne vois-tu donc pas que l’autorité de prêtre et de gouverneur est incompatible avec le pouvoir du roi ? Voilà pour l’histoire de l’Ancien Testament. Mais il en fut de même dans l’Empire romain, et, après l’avènement du temps de la Grâce, dans l’Empire grec, qui connut des événements semblables à ceux que, dans votre félonie, vous souhaiteriez. Car César-Auguste régnait sur l’univers entier : l’Allemagne, la Dalmatie, toute l’Italie, les pays des Goths 39 et des Sarmates, Athènes, la Syrie, l’Asie, la Cilicie, l’Asie Mineure, la Mésopotamie, la Cappadoce, la ville de Damas, la cité sainte de Jérusalem, l’Égypte et Alexandrie, jusqu’aux confins de l’État perse, et tout cela fut pendant de nombreuses années soumis à une unique puissance, jusqu’au très pieux empereur Constantin Flavius. Mais après lui ses fils se partagèrent le pouvoir : Constantin à Constantinople, Constance à Rome, Constant en Dalmatie.

En fait, c’est Constance qui devint empereur d’Orient et c’est à Constantin II qu’échurent l’Occident et Rome. Après la mort de Constantin II (340) et l’assassinat de Constant (350), Constance II devint l’unique empereur d’Orient et d’Occident. 

C’est à cette époque que l’État grec a commencé à s’émietter et à dépérir. De nouveau sous l’empereur Marcien, en Italie, de nombreux princes et gouverneurs de régions se rebellèrent comme vous le faites ; sous Léon le Grand chacun d’entre eux se déclara maître dans sa région, comme par exemple le roi Genséric en Afrique, et bien d’autres. Depuis ce temps, l’ordre ne règne plus dans l’Empire grec, et l’on ne fait que s’y battre pour le pouvoir, les honneurs et la richesse et y périr dans des luttes intestines. C’est surtout sous Anastase Ier le Dicorote que l’Empire grec commença de s’affaiblir, car c’est à cette époque que les Perses lancèrent leurs premières incursions et s’emparèrent de la métropolie de Mésopotamie. Nombres de militaires se soulevèrent, comme par exemple Vitalien, et firent avancer leurs armées jusqu’aux murs de Constantinople. Sous Maurice aussi l’État grec fut considérablement affaibli. Après que, sous l’empereur Phocas le Tortionnaire, le roi des Perses Chosroès se fut emparé de la Thrace, Héraclius hérita d’un empire fort réduit ; mais même alors les éparques, hypates 40 et membres du grand conseil ne cessèrent de se disputer le pouvoir et les richesses, et s’approprièrent villes, régions et biens, contribuant encore ainsi à l’effondrement de l’Empire grec. Sous Justinien Rhinotmetos, ils connurent une nouvelle défaite devant les barbares, perdant de nombreux hommes. C’est alors que la Bulgarie se détacha de l’empire. Quant aux éparques, conseillers et gouverneurs, ils ne cessaient de se disputer le pouvoir, avides de s’emparer de tout ce qu’ils désiraient. Partout dans les villes et les provinces leurs richesses et possessions illustraient ce que dit le prophète : « Leurs trésors sont immenses et leur pays est rempli de chevaux 41. Leurs filles sont parées et ornées à la façon des colonnes d’un temple, leurs greniers, remplis, débordent. Leurs brebis se multiplient par milliers et par myriades dans leurs rues. Leurs boeufs sont gras. Il n’y a nulle rumeur de maladie du bétail, de vol de troupeau ni de razzia, et l’on n’entend point de cris dans leurs rues. 42 »

Faut-il, conformément à votre infernal souhait, complaire à ces gens dont parle le prophète ? Comme le disait Isaïe, « Où vous frapper encore, vous qui ajoutez péché sur péché ? Toute la tête est mal en point, et le cœur est malade. Depuis la plante des pieds jusqu’au haut de la tête il ne reste rien de sain en eux : ce n’est que blessures, contusions et plaies vives qui n’ont pas été pansées, ni bandées, ni soignées avec de l’huile. Votre pays est une désolation, vos villes sont la proie du feu, les étrangers ravagent votre sol devant vous, c’est la désolation comme une dévastation d’ennemis. La fille de Sion est restée comme une hutte dans une vigne, comme un abri dans un verger. Comment la cité fidèle est-elle devenue une prostituée ? Sion, pleine de droiture où la justice habitait, et il n’y a maintenant que des assassins ! Votre argent s’est changé en scorie, et ton vin est coupé d’eau. Tes princes sont des infidèles, complices de brigands. Ils sont avides de présents et courent après les récompenses. Ils ne font pas droit à l’orphelin, et la cause de la veuve n’a pas d’accès auprès d’eux. C’est pourquoi, ainsi parle le Seigneur Sabaot, le Puissant d’Israël : « Malheur aux forts en Israël ! J’aurai raison de mes adversaires, je me vengerai de mes ennemis. Je retournerai ma main contre toi, et je fondrai tes scories. J’abattrai les impies, je chasserai tous les scélérats et abaisserai les orgueilleux. Je rétablirai tes juges tels que jadis, tes conseillers tels qu’autrefois. Après quoi tu seras appelée la cité de la justice, la mère des villes, Sion la fidèle. » Elle sera rachetée par un juste jugement, et ceux qui reviendront, par la justice. Les criminels et les pécheurs périront tous ensemble, et ceux qui auront abandonné le Seigneur seront consumés. On aura honte de ce que l’on aura conseillé, et vous rougirez des vignes que vous avez choisies. Ils seront comme des jardins au feuillage flétri, comme une vigne sans eau. Le colosse sera comme de l’étoupe sèche et son ouvrage comme une étincelle de feu : ils flamberont tous deux et les rebelles brûleront avec les pécheurs sans qu’il y ait personne pour venir éteindre. 43 »

Ensuite, pendant les règnes de l’Apsimar, de Phillipique et Théodose Pogonat l’Adramite, les Perses arrachèrent aux Grecs Damas et l’Égypte, puis, sous Constantin Copronyme, ce furent les Scythes qui se détachèrent de l’empire. Sous Léon l’Arménien, Michel l’Amorien et Théophile, ce fut le tour de Rome et de toute l’Italie, qui se choisit comme souverain le prince latin Charles, originaire de Frigie intérieure.

Par « Frigie », Ivan désigne sans doute ici le pays des Friagi, c’est-à-dire des Francs, plutôt que la Frise (que Charlemagne conquit en 785).

De la sorte, de nombreux pays d’Italie se donnèrent des rois, des princes, seigneurs et vice-rois. Et de même que l’Autriche, l’Espagne, la Dalmatie, la Haute-Allemagne, les Français, les Polonais, les Lituaniens, les Goths, les Moldaves et les Valaques se choisirent des chefs et se séparèrent de l’Empire grec, de même les Serbes et les Bulgares s’en détachèrent. De ce fait, l’Empire grec tomba dans le déclin le plus total. Sous les règnes de Michel et de Théodora la très pieuse impératrice, les Perses conquirent Jérusalem la sainte, la Palestine et la Phénicie. Sur la capitale impériale s’abattirent de partout de nombreuses épreuves et elle était constamment secouée sous les coups d’incursions et attaques, sans pour autant que les éparques et le conseil abandonnassent leurs noires intrigues, se souciant peu de la destruction de l’empire, comme si sa perte n’était qu’un songe.

Et vous aussi, qui leur ressemblez, vous êtes possédés d’infâmes désirs et avez une soif insatiable de gloire, d’honneurs et de richesses, dût même la religion chrétienne périr ! Les Grecs, par exemple, se mirent eux aussi à payer tribut à de nombreux pays, alors qu’auparavant c’étaient eux qui levaient l’impôt. C’est à cause de désordre semblables à ceux que vous préparez, et non par la volonté divine, qu’ils durent ensuite payer tribut. De la sorte, la capitale impériale connut de grands malheurs jusqu’au règne d’Alexis Doukas Murzuphle, sous lequel Constantinople fut prise par les Francs et connut une très cruelle captivité. Ainsi prirent fin la majesté et la beauté de la puissance grecque ! C’est Michel, le premier des Paléologues, qui chassa les Latins de Constantinople et qui releva de ses ruines un royaume qui dura jusqu’aux temps de l’empereur Constantin, surnommé Dragasès. C’est sous son règne que parut, pour nos péchés, l’impie Mahomet 44, qui, telle une bourrasque de tempête, éteignit la flamme de la puissance grecque et n’en laissa pas trace.

Considère tout cela, et vois quel genre de gouvernement se met en place quand il y a pluralité d’autorités et de pouvoirs, car là-bas les empereurs obéissaient aux éparques et aux seigneurs, vois comme ces pays ont péri ! Et tu nous conseilles d’agir de telle sorte que nous périssions de la même mort ? La piété consiste-t-elle à ne pas organiser le royaume, à ménager les malfaiteurs et à se laisser piller par les étrangers ? Peut-être me diras-tu que l’on se soumettait là-bas à ce que prescrivaient les évêques. Belle et pertinente position en vérité ! Mais une chose est d’œuvrer au salut de son âme et une autre d’avoir la charge de nombreux corps et âmes. Une chose est de jeûner en ermite et une autre de vivre en communauté monastique, une chose est l’autorité sacerdotale et une autre le pouvoir du tsar. L’ermite est, par sa condition, semblable à l’agneau inoffensif ou à l’oiseau qui ne sème, ne moissonne ni n’amasse dans les greniers 45. Pour ce qui est des moines, ils ont beau avoir renoncé au monde, ils n’en ont pas moins des préoccupations et sont soumis à des règles et obligations. Et, s’ils ne s’y plient pas, à des punitions. Sinon, la vie communautaire devient impossible. Le pouvoir sacerdotal exige que l’on élève sévèrement la voix contre les fautes et contre le mal ; il admet une certaine gloire, des honneurs et ornements ainsi qu’un ordre hiérarchique, ce qui n’est pas le cas des moines. Quant au pouvoir du tsar, il s’exerce par la crainte, l’interdiction et la contrainte et remédie à la folie des méchants et des perfides par les voies les plus sévères. Comprends donc bien la différence qui existe entre érémitisme, monachisme, sacerdoce et pouvoir politique. Convient-il que le tsar tende la joue gauche s’il a été frappé sur la joue droite ? Certes, tel est le commandement de la perfection, mais comment le souverain peut-il gouverner s’il permet qu’on le déshonore de la sorte ? C’est aux prêtres qu’il convient d’être humbles. Vois donc où est la différence entre le pouvoir royal et le pouvoir sacerdotal. Même chez ceux qui ont renoncé au monde tu relèveras de nombreux châtiments sévères, quoique chez eux la peine capitale soit exclue. À combien plus forte raison le pouvoir politique doit-il punir les malfaiteurs !

On ne peut non plus admettre votre ambition de gouverner les villes et régions où vous vous trouvez. Même tes yeux malhonnêtes ont vu la dévastation qu’a connue la Russie quand chaque ville s’est donné ses propres chefs et gouverneurs, et tu es donc bien capable de comprendre ce que c’est. Comme le dit le prophète : « Malheur à la maison que régit la femme, malheur à la ville que gouverne la multitude ! 46 » Ne vois-tu pas que le pouvoir de la multitude ressemble à la folie des femmes ? Quand bien même les homme seraient forts, braves et raisonnables, faute d’un pouvoir unique auquel se soumettre, ils n’en seraient pas moins semblables à des femmes insensées. Car de même que la femme est incapable de s’arrêter à une décision – tantôt désirant ceci tantôt cela —, de même l’un voudra une chose et l’autre autre chose. C’est pourquoi quand les hommes sont plusieurs, leurs vœux et desseins ressemblent à la folie des femmes. Si je t’ai indiqué tout cela, c’est pour que tu saches le bien qu’il faut attendre si l’on possède des villes et gouverne le royaume en dépit du tsar. Tous les esprits raisonnables peuvent le comprendre. Rappelle-toi : « Aux richesses – c’est-à-dire à l’or —, quand elles s’accroissent, n’attachez pas votre cœur. 47 » Qui est l’auteur de ces paroles ? Ne détenait-il pas le pouvoir royal ? L’or ne convenait-il pas à son rang ? Pourtant ce n’était pas l’or qu’il considérait, et ses pensées allaient toujours à Dieu et au bon ordre de ses armées. Tu ressembles à Géhazi, qui vendit la grâce divine pour de l’or et qui, en châtiment, fut atteint de la lèpre 48, parce que toi aussi tu as pris les armes contre les chrétiens par amour de l’or. L’apôtre Paul ne s’est-il pas écrié : « Prenez garde aux chiens ! Prenez garde aux malfaiteurs ! Car il en est beaucoup, je vous l’ai dit souvent et je le redis aujourd’hui avec larmes, qui se conduisent en ennemis de la Croix du Christ ; ils ont pour dieu leur ventre et mettent leur gloire dans leur honte ; ils pensent aux choses de la terre 49. » Comment ne pas l’appeler ennemi de la Croix du Christ quand, par goût de la gloire et des richesses, avide de te repaître des honneurs de ce monde périssable, méprisant l’éternité à venir, parjure de moeurs, instruit à la trahison par tes aïeux et le cœur plein d’une haine couvée depuis longtemps, « ayant mangé mon pain et levé contre moi ton talon 50 », tu as rompu ton serment et as pris les armes pour combattre les chrétiens ? Que se lève contre vous cette même arme victorieuse, la Croix du Christ, forte de la puissance du Christ notre Dieu !

Comment peux-tu soutenir que ces traîtres « me voulaient du bien » ? De même que jadis en Israël des conspirateurs – traîtreusement et secrètement abouchés avec Abimelek, fils de Gédéon et de sa femme ou plutôt de sa concubine – massacrèrent en une journée les soixante-dix fils de Gédéon nés de ses épouses légitimes et mirent Abimelek sur le trône, de même vous aussi, ayant fomenté votre chienne de trahison, vous avez voulu massacrer des princes légitimes dignes du royaume pour introniser non certes le fils d’une concubine mais un de nos lointains cousins.

Le prince Vladimir Andreïevitch Staritski est le cousin germain d’Ivan mais issu du cinquième fils d’Ivan III. Après la mort de son père, emprisonné après avoir tenté de fuir en Lituanie afin  d’échapper à une arrestation qu’il croyait imminente, à la fin de l’année 1537, Vladimir Andreïevitch Staritski passa 3 ans en prison avec sa mère. En 1569, Ivan le Terrible le contraint à se donner la mort dans une logique de contrôle de la lignée afin d’éviter toute compétition pour le trône. 

Comment pouvez-vous clamer que vous nous « voulez du bien » et m’êtes « dévoués corps et âme » quand, tel Hérode, vous avez cherché à supprimer de mort cruelle mon petit enfant encore à la mamelle pour asseoir sur le trône un étranger ? 

Le tsar évoque ici sa maladie de 1553. Croyant sa dernière heure venue, il convoqua les boyards et les somma de jurer fidélité à son jeune fils Dimitri, alors enfant au berceau. La plupart des boyards hésitèrent, craignant que la régence ne donnât un pouvoir indu à la tsarine Anastasia et à sa famille, les Zakharine, et préférant que le trône allât au cousin d’Ivan, le prince Vladimir Staritski. On rappellera que Kourbski, lors de cet épisode, fut de ceux qui n’hésitèrent pas à jurer fidélité au tsarévitch.

C’est cela le bien que vous me souhaitez, c’est ainsi que vous m’êtes dévoués corps et âme ? S’il s’agissait de vos enfants, leurs donneriez-vous un scorpion à la place d’un œuf et une pierre au lieu d’un poisson 51 ? Si donc vous, qui êtes méchants, faites du bien à vos enfants, et si vous avez bon cœur, pourquoi ne faites vous pas autant de bien à nos enfants qu’aux vôtres ? Mais vos pères vous avaient déjà enseigné la trahison. Ton aïeul Mikhaïlo Karamych avait déjà comploté avec le prince Andreï d’Ouglitch contre notre grand-père le grand-prince Ivan III. Et ton père, le prince Mikhaïlo, allié au grand-prince Dimitri, neveu de notre aïeul, avait projeté la perte de notre père, le tsar Vassili III de bienheureuse mémoire. De même encore les aïeux de ta mère – Vassili et Ivan Toutchko – ont-ils insulté notre aïeul le grand-prince Ivan. Quant à Mikhaïlo Toutchko, à la mort de notre mère, la grande tsarine Hélène, il a prononcé sur son compte maintes paroles arrogantes qu’il a confiées à notre secrétaire Elizar Isypliatev. Et toi, engeance de vipère, tu craches le même venin ! Je crois l’avoir suffisamment expliqué pourquoi, selon ton infâme pensée, je serais devenu « adversaire de la raison » et aurais la « conscience lépreuse ». Mais ne vas pas te faire des idées : ces choses-là n’existent pas dans nos États. Et bien que ton père, le prince Michel, ait subi de nombreuses persécutions et vexations, jamais il ne perpétra de trahison comme le chien que tu es.

Quand tu demandes pourquoi nous avons « détruit les forts en Israël », soumis à diverses tortures « les capitaines que Dieu nous avait donnés pour vaincre nos ennemis, répandu leur saint sang victorieux dans les églises de Dieu, teint le seuil des églises du sang de ces martyrs » et machiné des tortures, châtiments et persécutions « contre des gens qui nous voulaient du bien », qui nous étaient « dévoués corps et âme », calomniant les orthodoxes et les accusant de « trahison, sorcellerie et autres abus », tu écris et dis des mensonges, comme te l’a appris ton père le diable car, comme l’a dit le Christ : « Vous êtes du diable votre père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide dès le commencement et n’était pas établi dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui : quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds. parce qu’il est menteur et père du mensonge. 52 » Quant aux forts en Israël, nous ne les avons pas détruits, et je ne sais du reste pas qui est le plus fort en Israël, car la terre russe est gouvernée par la miséricorde de Dieu, la grâce de la toute pure Mère de Dieu, les prières de tous les saints, la bénédiction de nos parents et enfin par nous ses souverains. Mais point par les consuls, capitaines, hypates et stratèges 53. Nous n’avons pas soumis les chefs de nos armées à diverses tortures. Grâce à Dieu, nous avons encore nombre de capitaines en dehors des traîtres que vous êtes. Pour ce qui est de nos serviteurs, nous avons toujours été libre de les gratifier comme de les châtier.

Jamais nous n’avons « répandu le sang dans les églises de Dieu ». Quant au « saint sang victorieux », nous n’en savons rien, et n’en voyons guère actuellement en nos États. Pour ce qui est du « seuil des églises », dans la mesure où nos forces et notre raison y suffisent, et où nos sujets nous servent fidèlement, ils brillent de toutes sortes de dons et d’ornements dignes de l’Eglise de Dieu. Maintenant que nous nous sommes débarrassés de votre pouvoir diabolique, nous décorons non seulement les seuils mais aussi les chaires d’évêques et les porches, comme même les étrangers peuvent le constater. Nous n’avons jamais versé le sang sur le seuil d’une église. Il n’y a pas chez nous de martyrs de la foi. Quand nous trouvons des hommes « qui nous veulent du bien et qui nous sont dévoués corps et âme » avec sincérité et non de façon mensongère – pas de ceux dont la langue dit le bien et dont le cœur ourdit le mal, qui en face vous comblent de cadeaux et chantent vos louanges mais qui, par derrière, dissipent les biens et vous blâment (tel le miroir qui reflète celui qui le regarde et l’oublie sitôt qu’il s’éloigne  54) —, quand donc nous trouvons des hommes libres de pareils défauts, qui servent honnêtement et n’oublient pas comme le miroir la charge qui leur a été confiée, nous les récompensons généreusement. Mais celui qui, comme je l’ai dit, se lève contre nous, il mérite d’être châtié pour sa faute. Tu pourras constater par toi-même comment dans les autres pays on châtie les malfaiteurs. Ce n’est pas comme ici de votre temps ! C’est vous qui aviez introduit l’infâme coutume d’aimer les traîtres. Dans les autres pays, on ne les aime pas ; on les punit et, ce faisant, on fortifie l’État.

Nous n’avons inventé ni « tortures », ni « persécutions », ni supplices pour quiconque, à moins que tu ne parles des traîtres et sorciers ; mais ces chiens-là, on les punit partout. Quand tu prétends que nous avons calomnié des chrétiens orthodoxes, tu agis comme l’aspic. Comme le dit en effet le prophète : « Les impies sont sourds comme l’aspic qui se bouche l’oreille de peur d’entendre la voix des enchanteurs, du charmeur expert en charmes, car Dieu a brisé leur bouche et leurs dents et a arraché les crocs des lionceaux. 55 » Si moi je calomnie, de qui faut-il attendre la vérité ? Si l’on s’en tenait à ton infâme opinion, quoi que fassent les traîtres il ne faudrait pas les démasquer ? Mais dans quel but me livrerais-je à des calomnies ? Qu’ai-je à espérer de mes sujets ? Leur pouvoir, leurs misérables guenilles ? Serait-ce pour m’en repaître ? N’est-il pas risible, ton mensonge ? Quand on chasse le lièvre, il faut beaucoup de chiens. Pour vaincre l’ennemi, il faut beaucoup de soldats. Qui donc, ayant tout son esprit, ira supplicier ses sujets sans raison ?

Sources
  1. Mt 25, 29.
  2. Ph 1, 21.
  3. Rm 13, 1-2.
  4. Ep 6, 5-6
  5. 1 P 2, 18.
  6. Rm 13,5.
  7. 1 P 3, 17.
  8. 1 S 28, 10 ; 2 S 11, 11.
  9. Si 27, 25 : « Qui jette une pierre en l’air la jette sur sa tête. »
  10. Ps 140, 4.
  11. Ps 19, 11.
  12. Ps 55, 22.
  13. Mt 18, 6-7.
  14. Pr 24, 16.
  15. Is 38, 17.
  16. 2 Th 3, 15.
  17. En 1205. Roman de Galitch mourut en 1215.
  18. 2 S 17.
  19. 2 Co 12, 9.
  20. Os 4, 16.
  21. Ps 78, 9-10.
  22. Saint Jean Chrysostome, Homélie avant l’exil.
  23. Jude 1, 22-23.
  24. 2 Tm 2, 5.
  25. L’origine de cette citation est peu claire. On trouve un passage de sens approchant dans le commentaire sur Mt 23, 30 de Chrysostome.
  26. 1 P 3, 17.
  27. Voir 2 S 5, 6.
  28. Ps 62, 5.
  29. Repris presque mot pour mot de Rm 13, 3-4.
  30. Benson Bobrick, « Fearful Majesty. The Life and Reign of Ivan the Terrible », Russian Life,  p.244, traduction de la rédaction.
  31. Voir Is 50, 11.
  32. Voir Si 25, 14.
  33. Rm 10, 14-15.
  34. Jc 3, 1-4.12, avec quelques versets omis.
  35. Pierre Gonneau, Alexandr Lavrov, « Des Rhôs à la Russie, Histoire de l’Europe orientale 730-1689 », PUF, 2012, p 287.
  36. 2 Tm 3, 1-9.
  37. Voir le deuxième paragraphe de la première lettre de Kourbski : « …mettant ton zèle à transformer la lumière en obscurité… »
  38. Ga 4, 1-2.
  39. C’est-à-dire les Suédois.
  40. Hypates : consuls.
  41. Is 2, 7.
  42. Ps 144, 12-14.
  43. Is 1, 5-8.21-31
  44. Il s’agit du Turc Mehmet II, qui prit Constantinople en 1453.
  45. Mt 6, 26.
  46. Q 10, 16 : « Malheur à toi, pays dont le roi est un enfant et dont les princes mangent dès le matin ! »
  47. Ps 62, 11. Ces paroles sont attribuées au roi David, réputé être l’auteur du Psautier.
  48. 2 R 5, 20-27.
  49. Ph 3, 2.18-19.
  50. Jn 13, 18.
  51. Le 11, 11-12.
  52. Jn 8, 44.
  53. « Stratège » a ici le sens grec de « capitaine ».
  54. Écho de l’épître de Jacques 1, 23-24 : « Qui écoute la Parole sans la mettre en pratique ressemble à un homme qui observe sa physionomie dans un miroir. Il s’observe, part et oublie comment il était. »
  55. Ps 58, 5-7.
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