« Pourquoi, ô tsar, as-tu détruit les forts en Israël ? » : la première lettre du prince Kourbski à Ivan le Terrible

Mai 1564, en pleine tourmente de la guerre de Livonie, un messager parvient à Moscou. Malgré d’atroces tortures, il meurt sans trahir aucun secret. Sa mission est accomplie : livrer la première lettre du prince Andreï Kourbski à Ivan le Terrible. C’est ainsi que débute une correspondance qui s’étendra sur quinze années. Dans ces échanges passionnés et féroces, deux visions du monde s’affrontent, deux paradigmes politiques et poétiques s’entrechoquent, jetant les bases écrites de la samoderzhaviye — l'autocratie russe.

Premier épisode de notre série d'été « Doctrine du premier tsar : lettres retrouvées d’Ivan le Terrible »

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Dans la nuit du 30 avril 1564, déjouant les troupes du tsar qui gardaient la frontière, le voïvode (gouverneur militaire) russe de la ville de Dorpat — actuellement Tartu en Estonie, Dorpat avait été fondée par les russes au XIè siècle sous le nom de Iourev —, le prince Andrei Mikhailovitch Kourbski, s’enfuyait avec une douzaine de fidèles vers la Lituanie voisine pour échapper à une disgrâce dont il avait tout à craindre, et au régime de terreur qu’il sentait venir. Deux années auparavant, en août 1562, les troupes russes, dont Kourbski était à la tête, avaient dû céder le terrain devant les armées lituaniennes.

En se plaçant sous la protection du roi de Pologne Sigismond II Auguste, le prince Kourbski passait à l’ennemi, car les deux pays se disputaient la Livonie et que, depuis 1558, la Russie était en guerre avec la Pologne-Lituanie. Pour récompenser Kourbski de s’être mis à son service, Sigismond Auguste allait lui céder à titre viager des terres et villages de Volhynie, et la ville de Kowel que le boyard russe administrerait par la suite avec âpreté, se montrant dur pour ses paysans et querelleur avec ses voisins. Peu de temps après avoir fait défection, Kourbski écrivit une lettre pleine d’amers reproches au tsar, attribuant sa fuite à la tyrannie d’Ivan.

L’authenticité de ces lettres a été mise en doute au début des années 1970. Pourtant l’opinion des spécialistes est actuellement que cette correspondance est authentique1.

1564

Epître de Kourbski au tsar, écrite depuis la Lituanie

Au tsar glorifié par Dieu, qui fut naguère très illustre en la foi orthodoxe et qui maintenant – pour nos péchés – s’en est révélé l’adversaire, comme le comprennent ceux qui sont capables de comprendre, à celui dont la conscience est si lépreuse qu’on en chercherait vainement semblable chez les nations païennes. J’ai interdit à ma langue d’en dire plus qu’il n’en conviendrait d’énumérer sur tout cela, mais du fait des très cruelles persécutions auxquelles tu me soumets, c’est avec grande angoisse que je me résous, ô tsar, à te dire deux ou trois choses. 

La présente publication, issue de l’ouvrage Ivan le Terrible, Lettres à un félon, correspondance entre le tsar et le prince Andreï Kourbski passé à l’ennemi aux éditions de L’Oeuvre, 2012, traduit par Bernard Marchadier est la première traduction française de la Correspondance du tsar Ivan le Terrible avec le prince Andrei Kourbski. Elle se fonde sur le texte établi par Y. S. Lourié et Y. D. Rykov (Переписка Ивана Грозного с Андреем Курбским, Nauka, Léningrad, 1979). Pour la présentation générale du texte, nous avons jugé plus convaincants les arguments du philologue anglais J. Fennell, qui, dans son étude The Correspondence between Prince A. M. Kurbsky and Tsar Ivan IV of Russia 1564-1579 (University Press, Cambridge, 1963), distingue trois lettres différentes dans la troisième Lettre de Kourbski, ce qui donne en tout cinq lettres de ce dernier, alors que Lourié et Rykov n’en comptent au total que trois. Mais il ne s’agit que d’une affaire de présentation : la teneur du texte reste la même. 

Pourquoi donc, ô tsar, as-tu détruit les forts en Israël et as-tu fait périr de morts diverses les capitaines que Dieu t’avait donnés pour vaincre tes ennemis ? 

« Les forts en Israël » renvoient au Cantique de Déborah (Jg 5, 2). Par cette expression, Kourbski désigne les boyards et les conseillers d’Ivan, qui forment l’élite du « Nouvel Israël » qu’est la Russie.

Pourquoi as-tu répandu dans les églises de Dieu leur saint sang victorieux, pourquoi as-tu teint le seuil des églises du sang de ces martyrs et as-tu machiné – contre des gens qui te voulaient du bien, tes compagnons qui t’étaient dévoués corps et âme – des tortures inouïes, la mort et la persécution, accusant d’innocents orthodoxes de trahison, de sorcellerie et autres abus et mettant ton zèle à transformer la lumière en obscurité et à appeler le doux amer2 ? 

Ivan venait de faire assassiner à l’issue d’offices religieux les voïvodes Repnine et Kachine, qu’il jugeait responsables des échecs des armées russes devant Polotsk.

En quoi ces champions de l’orthodoxie s’étaient-ils rendus coupables à tes yeux et t’avaient-ils courroucé ? N’avaient-ils pas dévasté des royaumes orgueilleux pour te soumettre en toutes choses ces pays où nos aïeux avaient été réduits à la servitude ? N’est-ce point par le discernement de ces braves que Dieu te donna les villes allemandes ? 

Les « royaumes orgueilleux » sont les khanats de Kazan et Astrakhan, respectivement conquis en 1552 et 1556, et les « villes allemandes », les villes baltes (Narva, Neuhausen, Dorpat, Marienburg, Ermes et Fellin) prises lors de la première guerre de Livonie (1558-1560).

Est-ce pour cela que tu nous as récompensés, malheureux que nous sommes, en nous massacrant par familles entières ? Ou bien, ô tsar, te crois-tu immortel et es-tu tombé dans une hérésie sans précédent, comme si tu ne craignais plus de comparaître devant le Juge incorruptible, espoir des chrétiens, Jésus engendré de Dieu, qui viendra prononcer une juste sentence sur l’univers et épargnera d’autant moins les orgueilleux persécuteurs et, comme il est dit, leur demandera raison jusqu’à la racine de leurs cheveux pour leurs iniquités ? C’est lui, mon Christ, qui siège sur le trône des chérubins à la droite du Tout-Puissant au plus haut des cieux, qui sera juge entre toi et moi.

Que de maux et de persécutions n’ai-je pas eu à souffrir de ta part ! Que de malheurs et de peines ne m’as-tu fait subir ! Que d’iniques mensonges n’as-tu pas répandus sur mon compte ! Tous les malheurs qui me sont arrivés à cause de toi, je ne peux, en raison de leur multitude, les énumérer et l’amertume m’en emplit encore l’âme. Mais je résumerai tout comme suit : j’ai tout perdu et ai été par toi chassé sans raison de la terre de Dieu. Pour le bien que j’avais fait, tu m’as récompensé par le mal, et pour mon amour par une haine inexpiable. Le sang que j’avais versé à flots demande justice devant mon Seigneur. Dieu lit dans les cœurs, et j’ai eu beau examiner le témoignage de ma conscience, chercher, m’examiner : je n’ai pas compris ni trouvé en quoi j’étais coupable à tes yeux. J’ai parcouru les pays et marché à la tête de tes armées et ne t’ai valu aucun déshonneur, remportant d’éclatantes victoires à ta gloire avec l’aide de l’ange du Seigneur, et jamais je n’ai amené tes troupes à tourner le dos à l’ennemi ; au contraire j’ai fait de glorieuses conquêtes pour ta renommée. Durant de nombreuses années (pas seulement pendant un ou deux ans), je n’ai ménagé ni ma sueur ni ma patience, de sorte que je n’ai guère pu voir mes père et mère ni connaître ma femme, car j’avais quitté ma patrie ; posté dans les villes les plus éloignées, j’ai combattu tes ennemis et ai souffert maintes privations et maladies, comme mon Seigneur Jésus-Christ en est témoin, et surtout des blessures infligées par les mains des barbares au cours de diverses batailles et dont mon corps est couvert. Mais de tout cela, ô tsar, tu n’as cure. J’aurais voulu énumérer tous les faits d’armes que j’ai accomplis à ta gloire, mais je ne les nommerai pas, parce que Dieu les connaît mieux encore. Car Dieu récompensera tout cela – et pas seulement cela, mais le moindre gobelet d’eau fraîche donné. 

L’historien Benson Bobrick donne une formidable description des faits d’armes de Kourbski3 : « Intellectuel érudit (comme Ivan), particulièrement sensible à la littérature ecclésiastique, Kourbski s’est illustré comme soldat, à la fois comme héros de la campagne de Kazan et de la guerre de Livonie. Ses états de service sont inégalés. Il avait été gravement blessé à deux reprises (en 1552 et 1554) en combattant les Kazanais et les Tcherkesses ; en 1556, il avait dirigé les mobilisations à Kaluga et à Kashira sur la frontière méridionale ; et en janvier 1558, il avait commandé l’arrière-garde lors de l’invasion de la Livonie. Cet été-là, avec Daniel Adashev, il dirige l’avant-garde du siège de Neuhausen, qui tombe le 30 juin, après trois semaines. Au cours de l’hiver 1558-1559, il est de retour à Kalouga et, au printemps 1560, à Dorpat, où Ivan l’a envoyé « pour redonner du cœur à mes troupes ». De Dorpat, il se rend à Veliky Louki, au début de l’année 1562, pour aider à préparer un raid en Lituanie et, en juin, il mène un raid réussi sur Vitebsk. En août, cependant, il est vaincu à la bataille de Nevel, où, selon un chroniqueur polonais, une grande division sous son commandement est pathétiquement mise en déroute par une force beaucoup plus petite. Néanmoins, lors de la campagne de 1562-1563 contre Polotsk, Kourbski commande l’arrière-garde. En mars 1563, cependant, le tsar secoue son haut commandement militaire et Kourbski est brusquement « banni » à Dorpat en tant que  gouverneur », une affectation qui indique une disgrâce ».

J’en profite pour te dire, tsar, que tu ne reverras sans doute pas mon visage avant le Jugement dernier. Et n’espère pas que je me taise sur tout, car jusqu’à mon dernier jour je ne cesserai de t’accuser avec des larmes devant la Trinité sans commencement en laquelle je crois, et j’appelle à l’aide la Mère du Seigneur des chérubins, Notre Dame Mère de Dieu, mon espoir et protectrice, ainsi que tous les saints élus de Dieu et mon maître et ancêtre le prince Fiodor Rostislavitch.

En tant que prince de laroslavl, Kourbski descendait du prince de Smolensk Fiodor Rostislavitch, qui avait reçu la principauté de laroslav en dot en 1294. Mort en 1299, il avait été canonisé en 1463.

Ne pense pas, ô tsar, et n’imagine pas, dans ta sophistique, que nous ayons déjà péri, même si tu nous extermines sans faute de notre part et si nous sommes injustement incarcérés et exilés ; ne t’en réjouis pas, fier d’une vaine victoire. Devant le trône du Seigneur, ceux que tu as suppliciés crient vengeance ; nous autres que tu as injustement emprisonnés et bannis, nous t’accusons jour et nuit devant la face de Dieu. En cette vie éphémère tu ne te connais plus d’orgueil et inventes les pires instruments de torture pour supplicier les chrétiens, outrageant et bafouant de surcroît l’ordre angélique en compagnie des courtisans qui te flattent, des commensaux qui partagent tes démoniaques festins, des boyards querelleurs qui œuvrent à la perte de ton corps et de ton âme et qui traitent leurs enfants pire que les prêtres de Cronos. J’en resterai là. Quant à la présente épître, que j’ai arrosée de mes larmes, j’ordonnerai qu’on la place dans mon cercueil avant que de me présenter avec toi devant le tribunal de Jésus-Christ mon Dieu. Amen.

« Ordre angélique » fait référence aux moines. Kourbski accuse ici Ivan de tonsurer de force dans les monastères les gens qu’il souhaite éloigner du pouvoir.

Fait à Wolmar, fief de mon souverain le roi Sigismond Auguste, dont la bienveillance me permet, surtout avec la grâce de Dieu, d’espérer recevoir maints bénéfices et consolations pour tous mes malheurs.

Wolmar était une ville de Livonie située au nord de Riga qui, avec l’ensemble du pays, était depuis 1561 passée sous la domination du roi de Pologne Sigismond Auguste II.

Je sais que, selon l’Écriture sainte, le diable enverra contre le genre humain un être destructeur, un Antéchrist adversaire de Dieu et conçu dans la fornication, et je vois maintenant ton conseiller bien connu, né d’un adultère, et qui aujourd’hui encore murmure le mensonge à l’oreille du tsar et verse le sang chrétien comme si c’était de l’eau. Déjà il a fait périr bien des forts en Israël et, à en juger par ses œuvres, c’est l’Antéchrist. Tu ne saurais, ô tsar, chercher à plaire à pareilles gens. 

Le mot « conseiller » employé ici est la translittération russe du grec σύγκλητος (« conseil ») qui, dans toute la correspondance, est employé par Ivan comme par Kourbski pour désigner le conseil ou un conseiller du tsar. Il pourrait s’agir d’Alexei Basmanov, « âme damnée » d’Ivan. Ce dernier, bien qu’il eut une place privilégiée au sein de l’Opritchnina en en ayant été l’un de ses architectes, fut exécuté en juillet 1570. Toute sa famille périt, à l’exception de Fédor, son fils, qui aurait été l’amant d’Ivan IV4. Fin 1564, Ivan IV informe le métropolite de Moscou Athanase de sa volonté de renoncer au trône, blâmant les boyards et le clergé. La capitale envoie des délégations pour le supplier de reprendre le pouvoir, ce qu’il accepte à la condition de séparer l’État en deux en créant une nouvelle institution : l’Opritchnina. Fonctionnant comme une réelle institution parallèle, l’Opritchnina dispose de sa propre garde – les opritchniks. Comme le rappellent Pierre Gonneau et Alexandr Lavrov, ces derniers sont :  « reconnaissables à leur uniforme noir doté d’un petit balai qui symbolise la volonté d’éradiquer la subversion, ils jurent d’être fidèles au tsar et de dénoncer tout complot dont ils auraient connaissance. »5

Comme il est écrit dans la première Parole de Dieu, « l’Ammonite et le Moabite n’entreront pas dans l’assemblée du Seigneur ; même leur bâtard à la dixième génération n’y entrera pas6 ».

Sources
  1. Voir notamment Catherine Durand-Cheynet, Ivan le Terrible, Perrin, Paris, 1981, et Isabel de Madariaga, Ivan the Terrible, Yale University Press, New Haven, 2005.
  2. Is 5, 20.
  3. Benson Bobrick, « Fearful Majesty. The Life and Reign of Ivan the Terrible », Russian Life,  p. 241. Traduction de la rédaction.
  4. Pierre Gonneau, Alexandr Lavrov, « Des Rhôs à la Russie, Histoire de l’Europe orientale 730-1689 », PUF, 2012, p 291.
  5. Ibid, p.289
  6. Dt 23, 4.
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