Notre iconique série estivale Grand Tour revient ce matin. Après ce premier épisode avec Michelle Perrot sur Paris, elle nous portera de Jérusalem à Johannesburg en passant par plusieurs villes, vallées et villages de Toscane, le front de mer à Oran—et bien d’autres lieux encore. Pour découvrir les saisons précédentes, c’est par ici et par là pour nous soutenir.

À quand remontent vos liens familiaux avec Paris ?

Je suis née à Paris, dans le XIIe arrondissement, en 1928. Femme moderne, ma mère, ne souhaitait pas accoucher chez elle mais dans un lieu sécurisé, hygiénique, intime et féminin. Elle a choisi les Diaconesses de la rue du sergent Bauchat. Comme nombre de Parisiens, mes parents étaient des Parisiens récents, mon père n’étant d’ailleurs pas né à Paris, mais en Anjou. Mon grand-père maternel, tourangeau, était venu à Paris vers l’âge de 25 ans et s’y était fixé, devenant ingénieur de la ville de Paris, fou de cette ville qui l’a totalement intégré. Il a fait l’essentiel de sa carrière à la mairie du XIIIe arrondissement, où il avait la charge des plantations. On lui doit notamment l’aménagement de la Poterne des peupliers et de la passerelle de Rungis. Écologiste avant la lettre, il était très préoccupé de l’importance des arbres, de la préservation et de l’introduction de la nature dans la capitale. Il habitait en haut de l’avenue des Gobelins, presque sur la Place d’Italie, quartier que j’ai donc beaucoup fréquenté durant mon enfance, notamment les week-ends que je passais souvent chez lui. Zone de migrants assez pauvres, presqu’en limite de la ville, ce quartier  a été important pour moi. Tous les ans, s’y tenait une foire : on y installait des estrades sur lesquelles se produisaient des danseuses ; une petite danseuse en tutu, experte en pointes, m’a beaucoup fait rêver. L’une des voisines de mon grand-père, mademoiselle Misoul, une Auvergnate, se glorifiait d’avoir connu Lénine.

Veuf à cinquante ans, mon grand-père a élevé seul ses trois enfants, avec l’aide de ma mère, seule fille entre deux garçons, devenue à seize ans maîtresse de maison et responsable de son jeune frère, un garnement qui lui a donné beaucoup de soucis. Républicain convaincu, pur produit de la « méritocratie républicaine », mon grand-père tenait à l’enseignement public et laïque : ses fils à Henri IV, ma mère à Fénelon, l’un des premiers lycées ouverts aux filles. Ma mère m’a transmis de nombreux souvenirs du Paris de cette époque, de la vie quotidienne (comment prendre un bain dans un appartement sans salle de bains) et des événements comme la grande crue de 1910 : il fallait prendre une barque pour aller au lycée. Le jour de l’armistice de novembre 1918, elle avait pour mission d’orner le balcon de l’avenue des Gobelins de drapeaux tricolores au signal donné par mon grand-père, en face, depuis la mairie. Mon père, lui, n’était pas né à Paris, mais dans le Saumurois. Il avait fait la Grande Guerre et ce n’est qu’ensuite qu’il s’est installé à Paris. Cette montée à la capitale a été pour lui, je crois, comme une revanche sur ses quatre années dans les tranchées. Il y a rencontré ma mère, avec laquelle il a formé un couple très amoureux. Ils se sont mariés à l’église Saint Médard et c’est une des rares photos que j’ai d’eux. Ils fréquentaient assidûment les théâtres, adoraient Jouvet, les Pitoëff, Jo Bouillon et son orchestre. Grâce à eux et à leur soif de bonheur inassouvi,  je conserve une image joyeuse et vivante du Paris de ces années-là.

Outre le quartier des Gobelins, quels ont été les lieux clés de votre enfance parisienne ?

Le Paris de mon enfance, ce fut d’abord Clichy, où mes parents s’étaient installés. Bien qu’alors très jeune, je me souviens de notre appartement, du jardin public que je fréquentais assidûment et d’un troisième lieu qui m’apparaissait plus mystérieux : le logement de la bonne que nous employions, qui vivait tout à côté. Ma mère ne voulait pas que j’y aille et chacune de mes visites avait donc des allures de transgression. Nous avons quitté Clichy en 1932 (j’avais quatre ans) pour nous installer rue Greneta, dans le IIe arrondissement. C’était le Paris des Halles. Tout le quartier était littéralement envahi par elles. Mon père avait un moment songé à être mandataire aux Halles, mais il s’est finalement établi comme « marchand de cuirs et peaux » au 163 de la rue Saint-Denis. Dans une impasse, il avait  un grand entrepôt empli de « côtes » de cuir, qu’il allait sélectionner dans les tanneries de province, à Autun notamment, dans lesquelles il découpait des pièces pour ses clients cordonniers. Il régnait dans ce magasin une odeur très particulière de cuir et de peaux. C’était un quartier très populaire : il y avait là les travailleurs des Halles, des petits artisans, des commerçants… et aussi beaucoup de prostitution. Je ne me suis rendu compte de l’existence de cette dernière activité que bien plus tard lorsqu’un jour, alors que je devais avoir seize ans, attendant ma mère devant la boutique de mon père, une femme m’a abordée en me demandant : « T’es nouvelle ? ». J’avais vécu dans ce milieu, vu et perçu des choses, mais comme elles n’étaient ni qualifiées ni réprouvées, je ne m’en étais pas vraiment rendu compte. Ce Paris aujourd’hui complètement disparu était très populaire et gai.

L’Occupation se manifestait d’abord par cette omniprésence physique des Allemands, les affiches dans le métro… Mais c’était aussi plus généralement un changement d’atmosphère.

Michelle Perrot

Vous fréquentiez l’école de ce quartier ?

Mes parents souhaitaient m’inscrire à l’école publique mais ma grand-mère paternelle, jugeant mes parents trop mécréants pour mon éducation religieuse, suggéra de me confier, au moins jusqu’à la première communion, à l’Ordre de la Retraite d’Angers, qui avait justement un cours privé, 35 rue de Chabrol, non loin de la gare du Nord. En définitive, j’ai fait toute ma scolarité au Cours Bossuet, chez les religieuses. Pour aller de la rue Greneta à la rue de Chabrol, je traversais donc le quartier chaque jour pédestrement, et c’est en l’arpentant que j’ai appris à le connaître et à l’aimer intimement. Avec la bonne qui venait me chercher après les cours, nous flânions passage Brady. Nous nous arrêtions souvent au coin de la rue Réaumur et de la rue Saint-Denis pour écouter le chanteur de rue qui, pour quelques sous, vendait les feuilles des chansons, très sentimentales, que le public reprenait en chœur. Le dimanche, mon grand-père, missionné à cet effet, m’emmenait à la messe — à laquelle mes parents n’allaient pas et lui non plus — à l’église Saint-Nicolas-des-Champs ou à Saint-Eustache. Très tôt, la contradiction s’est imposée à moi.

Avez-vous des souvenirs des soubresauts politiques dont Paris fut le théâtre dans les années 1930 ?

Mon premier souvenir politique remonte à février 1934. Je suis dans l’appartement familial de la rue Greneta avec Madame Braquemont, une dame qui venait faire des travaux de couture ; ma mère arrive, bouleversée, disant qu’une émeute a éclaté du côté de la Chambre des députés et qu’il y a des morts. J’avais six ans, mais je me souviens distinctement de cette scène. Ma mère devait être très anxieuse et cette anxiété a dû m’impressionner. 

J’ai des souvenirs plus précis du Front populaire. En 1936, il y avait beaucoup de petits ateliers de couture dans le quartier du Sentier, où nous vivions. Les couturières occupaient leurs ateliers, elles avaient mis des banderoles, chantaient, il y avait des manifestations. J’avais huit ans et je ne comprenais pas pourquoi mes parents avaient l’air inquiet. Je trouvais pour ma part cela très drôle, le quartier était plus vivant que jamais. Mon père vendait du cuir à des cordonniers, dont beaucoup étaient des réfugiés espagnols, très impliqués dans le mouvement. Un des clients de mon père, un certain monsieur Arago, cherchait à le convertir au marxisme en lui prêtant des petites brochures. Mon père m’a dit plus tard que la première fois qu’il avait entendu parler de la plus-value, c’était par ce cordonnier espagnol. Les frontières de classes n’étaient pas totalement étanches. Mes parents, qui appartenaient à la moyenne bourgeoisie, échangeaient avec des ouvriers. Des échanges qui ont toutefois été complètement stoppés par la guerre, d’autant que nous n’avions plus de cuir à vendre du fait des pénuries. Il fallait des tickets. Mon père ne faisait plus rien et déprimait.

À l’adolescence, vous avez quitté ce quartier parisien que vous aimiez pour aller vivre en banlieue. Comment avez-vous vécu ce déménagement et en quoi a-t-il affecté votre rapport à Paris ?

En 1939, nous avons effectivement quitté Paris pour nous installer en banlieue nord, à Montmorency. Mon père disait qu’il avait besoin d’air, qu’il trouvait la vie parisienne étouffante. Il a toutefois gardé sa boutique dans le centre de Paris et j’ai continué à fréquenter le Cours Bossuet. Le lien avec la capitale n’était donc pas rompu, mais le rapport avec elle était désormais pendulaire, rythmé par les allers-retours en train. À Montmorency, où mes parents avaient loué une  belle demeure entourée d’un immense jardin, je me suis  sentie en exil. J’ai toujours regretté le centre de Paris, alors même que nous étions incontestablement beaucoup mieux logés dans notre maison de banlieue. Pour aller à Paris, je descendais à pied à la gare d’Enghien d’où je prenais le train pour la gare du Nord et, de là, il me fallait encore marcher jusqu’au Cours Bossuet. À compter de ce moment, je n’ai plus éprouvé le sentiment de familiarité avec Paris que j’avais durant mon enfance. Paris est devenu plus lointain, regretté et je ressentais une nostalgie de mon quartier.

Les changements d’une ville, on les sent d’abord sans les voir, on les perçoit, sans les analyser vraiment. 

Michelle Perrot

Quels souvenirs gardez-vous de l’occupation allemande de Paris ?

D’abord celui de l’exode. Nous avons fui en famille en juin 1940 et avons fait la route dans la Citroën de mon père jusqu’à la frontière espagnole. En septembre, nous sommes finalement revenus à Montmorency où nous avons trouvé notre maison occupée par les Allemands. Il a donc fallu tenter de la récupérer. Ma mère, craignant les accès de colère de mon père, s’est chargée de démarcher les occupants ; je l’accompagnais. Je me souviens, comme d’une brûlure, du regard condescendant et concupiscent que ces Allemands ont alors porté sur cette belle jeune femme. Ils avaient à cette époque des consignes de « correction » et nous avons donc pu reprendre possession de notre domicile. Mais les Allemands n’en étaient pas moins omniprésents. Nous les voyions tous les soirs qui passaient, faisant leurs rondes en chantant, sur l’avenue de Paris, devant chez nous. Si vous aviez le malheur de laisser une lumière allumée la nuit, ils débarquaient pour vous réprimander et s’assurer que vous n’étiez pas en train de faire un signal. Ce qui était vrai à Montmorency l’était plus encore à Paris : l’Occupation se manifestait d’abord par cette omniprésence physique des Allemands, les affiches dans le métro… Mais c’était aussi plus généralement un changement d’atmosphère. Le discours des religieuses du Cours Bossuet a totalement changé. Vichy avait donné à ces « sécues », comme on disait, le droit de remettre le costume religieux ; à la rentrée 1940, elles sont revenues en cornettes et converties au Maréchal, tempérées cependant par l’une d’entre elles, qui s’est avérée résistante ; nous l’avons appris plus tard. Elles se sont mises à nous tenir un discours de la culpabilité : si nous avions perdu la guerre, c’est parce que nos parents n’avaient pas fait assez d’enfants et notre génération devait se sacrifier pour se racheter. J’en ai conçu un tel sentiment de culpabilité que je ne voulais plus manger. J’ai plongé quelque temps dans l’anorexie.

La Libération est venue rompre ce nouvel ordre.

Je n’ai pas assisté à la libération de la capitale car Montmorency a été libéré plus tard. Les Allemands y ont livré une dernière bataille qui a duré une quinzaine de jours. Nous vivions coupés de la capitale, réfugiés dans la cave lorsque les combats se rapprochaient de notre maison. Nous entendions à la radio les cloches qui célébraient la libération de Paris alors que nous étions encore occupés. Depuis le surplomb de Montmorency, nous voyions les bombardements des usines de Saint-Denis : c’était un incendie terrible et magnifique.

Ce n’est qu’après un passage par la province que vous retrouvez Paris intra-muros, dans les années 1950.

Le propriétaire auquel mes parents louaient la maison de Montmorency ayant décidé de la mettre en vente et mes parents n’ayant pas les moyens ou le désir de l’acquérir, ils sont retournés vivre à Paris en 1951 où ils ont loué l’appartement de la rue Madame, dont nous avons fait bien plus tard l’acquisition, où je vis encore aujourd’hui. Cette même année 1951, j’obtiens mon agrégation et suis nommée à Caen. Ce n’est qu’en 1958 que j’emménage rue Madame avec mon mari Jean-Claude Perrot, dans l’appartement de mes parents. À ce moment-là, il y avait, déjà, une terrible crise du logement à Paris si bien que mes parents nous avaient proposé de partager ce grand appartement. Ce qui ne devait être qu’une solution temporaire est devenue définitive à la mort de mon père en 1961. Le 6e arrondissement constitue donc mon deuxième ancrage parisien.

À quoi ressemblait le 6e arrondissement de Paris dans les années 1950 ?

C’était un autre monde. L’immeuble jouxtant celui où je réside était encore occupé par une usine, l’imprimerie Lahure, qui fut un important pôle de diffusion d’écrits révolutionnaires en 1848. Il y avait donc dans ce quartier de nombreux ouvriers. Dans cet immeuble même où je réside, je me souviens d’une Antillaise qui logeait au 5e étage et était cuisinière à l’imprimerie. L’imprimerie a dû quitter le quartier car les machines étaient de plus en plus performantes… mais aussi bruyantes et nuisantes. L’imprimerie a donc déménagé, l’usine a été démantelée, son tuyau détruit (étrange spectacle que cet effondrement provoqué de l’intérieur) et on y a construit un immeuble d’habitation. Outre la présence ouvrière aujourd’hui révolue, une autre caractéristique de ce quartier dans les années 1950, notamment du côté de Saint-Sulpice, était l’omniprésence des dames pieuses que l’on voyait aller à la messe. Les ouvriers ont disparu les premiers, les petites dames en noir ensuite et désormais, on y croise surtout de jeunes cadres fortunés.

C’était aussi un quartier de librairies ?

Jean-Claude était un bibliophile averti qui avait constitué une bibliothèque d’ouvrages du XVIIIe siècle, notamment d’économie politique. Nous avions noué des liens avec de nombreux libraires d’anciens, particulièrement présents dans le 6e arrondissement, dont ils ont pratiquement tous disparu aujourd’hui. Nous fréquentions notamment Lucien Scheller, installé rue de Tournon, Jean Viardot rue de l’Échaudé, Magis et Bernstein rue Guénégaud… C’étaient des gens formidables, très cultivés, le plus souvent de gauche. Magis père, d’abord libraire sur les quais, avait introduit le livre d’économie politique ; il avait appelé son fils Jean-Jacques. Bernstein s’était caché durant toute la guerre, dans un grenier parisien,  fabriquant de faux papiers. Lucien Scheller était au cœur d’un cercle intellectuel et littéraire et en allant dans sa librairie, on rencontrait Éluard ou Aragon. Ce n’était pas seulement des boutiques, mais des lieux de discussion et d’échanges. Et puis pour les livres neufs, il y avait bien sûr la librairie Maspero et celle des Puf place de la Sorbonne.

Si nous avions perdu la guerre, c’est parce que nos parents n’avaient pas fait assez d’enfants et notre génération devait se sacrifier pour se racheter.

Michelle Perrot

Vous avez donc vécu la fin de ce Paris ouvrier auquel vous consacriez vos travaux d’historienne.

Paris fut effectivement, notamment au XIXe siècle, une ville ouvrière et plus encore une ville de révolutions, une ville politique. C’était la capitale d’un mouvement ouvrier qui n’était pas encore centré sur l’usine, mais plutôt sur les ateliers et l’artisanat, sur des petites structures peuplées d’ouvriers très qualifiés et alphabétisés, ceux-là même qu’ont si bien étudiés Jeanne Gaillard, Louis Chevalier, Jacques Rougerie et surtout Jacques Rancière dans La nuit des prolétaires. C’était un Paris ouvrier qui lisait, qui écrivait, qui réfléchissait beaucoup. Un Paris que j’ai encore connu, où la classe ouvrière n’avait pas été reléguée dans les banlieues comme elle le sera plus tard. Il en restait des traces, telles qu’on peut en voir aujourd’hui encore, par exemple, à la Bibliothèque des amis de l’instruction, rue de Turenne, fondée à la fin du Second Empire par des ouvriers désireux de mettre leurs ressources en commun pour acheter des livres. Autour de Jean Maitron, le fondateur du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, on croisait Monatte ou Chambelland, animateurs du syndicalisme d’action directe du début du XXe siècle. Mais les traces s’amenuisaient. Le passé devenait histoire, cette histoire qu’Ernest Labrousse proposait à ses étudiants d’écrire : « La classe ouvrière a droit à son histoire », disait-il.  Mais que signifie ce passage à l’histoire, sinon une disparition de la réalité du monde ? Les changements d’une ville, on les sent d’abord sans les voir, on les perçoit, sans les analyser vraiment. Dans le Paris d’aujourd’hui, il reste peu de traces matérielles du travail ouvrier d’autrefois. Les lieux, les instruments, les gestes du travail d’antan, les chansons, sont largement abolis, devenus objets de musées, plus tardivement que d’autres parce que moins considérés. Longtemps, l’habitat s’est mieux conservé, mais lui aussi a été submergé par les normes d’hygiène, les besoins de confort, une consommation urbaine de plus en plus avide.

Votre installation dans le 6e arrondissement correspond à une époque où vous vous investissez dans la vie militante parisienne.

Nous étions en effet, Jean-Claude et moi, de toutes les manifestations. En 1958, je venais de donner naissance à ma fille et n’ai donc pas pu prendre part aux manifestations contre la Ve République. Mais j’ai participé à toutes celles contre la guerre d’Algérie. Et puis il y a bien sûr mai 1968. Paris est en ébullition. Je suis à cette époque assistante d’Ernest Labrousse en Sorbonne. La Sorbonne est occupée par des étudiants que je connaissais très bien et que je soutenais. Alain Krivine, par exemple, était un étudiant de Labrousse et c’est moi qui supervisais sa maîtrise. Il y avait d’innombrables débats sur d’innombrables sujets. Et des manifestations qui sillonnaient chaque jour le boulevard Saint-Michel. Je garde de 1968, comme de 1936, des souvenirs  joyeux, avec le sentiment d’une coupure très forte au sein de l’université. Les assistants et maîtres assistants dont je faisais partie d’un côté, les professeurs, plus âgés et plus réservés de l’autre. Les professeurs nous demandaient surtout de faire attention aux livres que du reste les occupants respectaient. La Sorbonne était aussi un théâtre, une scène, où chacun jouait son rôle.

Paris fut, notamment au XIXe siècle, une ville ouvrière et plus encore une ville de révolutions, une ville politique. 

Michelle Perrot

Vous avez vécu à la fois sur la rive droite et sur la rive gauche de la Seine. Cette distinction fait-elle sens pour vous ? Ou bien le contraste entre un ouest parisien bourgeois et un est plus ouvrier est-elle plus pertinente à vos yeux d’historienne du social ?

Je vous répondrai en normande que mon Paris est celui du centre. L’ouest parisien bourgeois, j’y vais peu, je l’apprécie modérément, même si j’en redécouvre les charmes à travers l’œuvre de Proust ou d’Aragon. J’aime le Paris de la littérature autant que son espace physique. Mais je ne fréquente pas tellement non plus l’est. De la rue Greneta à la rue Madame, de la République à Denfert et à la place d’Italie, je suis au fond restée attachée à cet axe d’un Paris central, qui traverse et réunit les deux rives. Mes petits-enfants habitent rive droite, le 2e et le 10e. La constitution de cet axe correspond sans doute à des mutations plus profondes, démographiques et économiques. La « gentrification » de Paris est surtout celle des classes moyennes, liées au tertiaire, aux métiers, fluctuants et bourgeonnants, de l’audiovisuel, des communications, de l’informatique, des réseaux sociaux, etc.. Une population nécessairement instruite, résolument urbaine, éprise de campagne mais surtout dans ses « résidences secondaires ». Une bourgeoisie intellectuelle, consciente de ses privilèges, soucieuse de les « payer » en votant plutôt à gauche, assumant ainsi, du moins symboliquement, le rôle traditionnel du Paris contestataire. Le résultat des dernières élections législatives (juillet 2024) est à cet égard significatif et requiert analyse.

Quel regard la féministe que vous êtes porte-t-elle sur la place des femmes dans l’histoire et la géographie parisiennes ?

Il faut distinguer les images et les réalités. Les images féminines submergent la ville, incarnant les vertus, les lieux, les fleuves, les arts, les figures mythologiques, historiques ou politiques. Les femmes s’immiscent dans Paris d’abord par les images (les statues), la séduction (la mode, la prostitution), autrement dit par le statut de femmes objets. De même que les femmes, qui ne votent pas, représentent Marianne, la République (cf. les travaux de Maurice Agulhon). Les femmes, muses et madones, exclues du pouvoir et de la création, accompagnent et couronnent les acteurs masculins.

Paris est une ville du masculin par excellence. Car c’est une ville de pouvoir politique, mais aussi de création intellectuelle et scientifique, tous domaines longtemps considérés comme apanage de la virilité. Il y a eu Marie Curie certes, mais cela reste exceptionnel, du moins exceptionnellement visible, tant les femmes créatrices sont oubliées, effacées dans l’espace comme dans l’histoire. On pourrait dénombrer et cartographier les lieux de pouvoir, Élysée, assemblées, académies, Instituts, etc.., tous masculins. Les lieux mémoriels : le Panthéon, voué aux « Grands Hommes », les noms de rues, féminins à seulement 10 %, etc.. Situation qui change aujourd’hui, mais exprime le long passé de l’inégalité mémorielle.

Dans le Paris d’aujourd’hui, il reste peu de traces matérielles du travail ouvrier d’autrefois.

Michelle Perrot

L’histoire du quotidien réserverait plus de surprises, comme l’ont montré par exemple les travaux d’Arlette Farge pour le XVIIIe siècle. Mille incidents, relatés par la police, manifestent — dans le conflit, la séduction, l’amour, l’abandon — une rencontre, voire une  imbrication des sexes, qui déjouent l’ordre qu’on aurait voulu imposer. Surtout au XIXe siècle, qui, principalement pour des raisons morales, a cherché à séparer les sexes et à organiser la mixité, en Angleterre comme en France. Les pubs et les inns anglais, les cafés français, hauts-lieux de sociabilité populaire, sont réservés aux hommes. Une femme seule y est indésirable et suspecte de galanterie. Vouées au privé, à la maison, les femmes ont des difficultés à accéder à l’espace public, et par conséquent à circuler dans la ville, surtout la nuit. Certes, il est normal, voire indispensable, qu’elles fassent les courses, qu’elles aillent laver leur linge ; elles apprécient ces lieux de rencontre et de parole avec d’autres femmes ; au lavoir, on dit ses secrets, on quête une adresse pour se débarrasser d’un fruit défendu. Lieux autorisés : l’église, le salon de thé, la pâtisserie, le Grand magasin ou  « le bonheur des dames » décrit par Zola. Il y a un genre de la ville et un genre dans la ville. Paris est traversé par le rapport des sexes, que souvent les grands événements, politiques ou sociaux, rapprochent dans le sentiment du commun.

Quel auteur incarne selon vous le mieux Paris ?

Paris est un héros et un théâtre de romans. Eugène Sue raconte les Mystères de Paris, Zola décrit les fastes de la semaine du « Blanc », les drames de l’assommoir, les malheurs de Gervaise affrontée à l’alcoolisme et à la trahison des hommes. Mais le plus grand romancier de Paris est Victor Hugo. Notre-Dame de Paris et Les Misérables sont des monuments sur Paris. Hugo aimait Paris et s’est approprié cette ville, qui le lui a bien rendu. Son enterrement en 1885 donne lieu à un rassemblement populaire d’une ampleur incroyable. Hubertine Auclert, à la tête de son groupe suffragiste « Le suffrage des femmes », était de ce cortège. Parties de l’Arc de Triomphe à neuf heures du matin, les manifestantes n’arrivèrent au Père Lachaise qu’à six heures du soir tant la foule était dense. On n’a plus jamais vu un tel enterrement dans les rues de la capitale, familière de ces cérémonies funèbres.   

Quand vous comparez le Paris de votre enfance à celui d’aujourd’hui, quelles évolutions vous frappent le plus ?

Ce qui a beaucoup changé, c’est la couleur de Paris. Le Paris de mon enfance était noir. Un noir auquel on était habitué, si bien que quand on a commencé à nettoyer Paris, j’en ai été presque triste. Certes, Paris est objectivement plus beau maintenant. Mais j’ai perdu le mien,  un autre Paris, plus sombre, aux rues plus étroites, où les réclames rouges et criardes mettaient une fulgurance que la blanche électricité a effacée. Un autre univers sensoriel dont l’hygiénisme a dissipé les odeurs. L’autre grande évolution est sociale. Paris s’est embourgeoisée et les 2e et 6e arrondissements en sont de bons exemples : ces quartiers que j’ai connus populaires ne le sont plus. L’envolée des prix de l’immobilier témoigne de cette évolution, l’expliquent et la signifient.

Pourriez-vous évoquer pour nous un lieu parisien qui vous est particulièrement cher ?

J’en citerai plusieurs, qui composent pour moi un paysage sensible et mémoriel. La gare du Nord d’abord, si souvent empruntée, son escalier intérieur monumental, sa foule bigarrée, affairée, ses couples amoureux en quête d’angles protecteurs, l’entrée dans un autre univers, dans une journée en projet, le début d’une aventure sans cesse recommencée. La gare du Nord a rythmé ma vie de 1940 à 1945. Malheureusement, je ne la reconnais plus aujourd’hui ; je m’y perds : les grandes lignes ont refoulé les destinations banlieusardes. Aller à Enghien-les-Bains paraît mesquin, voire ridicule. De quels bains s’agit-il ? Dans la ville, les gares paraissent presque incongrues. Pourtant, c’est précieux de les garder au centre.

Il y a un genre de la ville et un genre dans la ville. Paris est traversé par le rapport des sexes. 

Michelle Perrot

La Fontaine Saint-Michel, lieu de premiers rendez-vous amoureux, me touche vivement, je ne puis la croiser sans frémir. Notre-Dame est proche ; Saint-Julien le Pauvre, poétique et exotique, m’attend, et les bouquinistes, si souvent fréquentés en quête de l’occasion, du livre recherché. C’est moins la beauté monumentale qui me retient que les souvenirs des rencontres, moins l’esthétique que l’existentiel, l’évènementiel. J’aime la familiarité des lieux souvent visités, leur usage, leur pratique quotidienne. 

Aller à la Bibliothèque nationale, l’ancienne, rue de Richelieu, fut un plaisir de mon existence d’étudiante et de chercheuse. Retrouver les livres réservés, recevoir les nouveaux volumes demandés que des appariteurs vous apportaient si vite, lire sous les lampes vertes de la salle Labrouste, retrouver les amis ou collègues dans les bistrots du coin (il y avait alors plus de cafés qu’aujourd’hui), converser à n’en plus finir, avoir la vie devant soi. Le bonheur en somme. La bibliothèque Mitterrand, pratique, fonctionnelle, imposante, ne saurait avoir pour moi le même charme et elle n’y est pour rien.

Le jardin du Luxembourg enfin, témoin de ma vie et des miens, mériterait plus que quelques lignes. De cet éminent et poétique voisin, je ne me suis jamais lassée et je le quitterai à regrets.