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L’augustinisme de Josh Hawley : aux racines théologico-politiques du trumpisme

« La campagne qui vise à effacer la religion américaine de la place publique n'est que la continuation de la lutte des classes par d'autres moyens. »

Proche de Trump et de J. D. Vance, la figure de Josh Hawley nous plonge dans une mystique particulière, à la fois conservatrice et sociale, qui incarne une nouvelle génération de l’extrême droite américaine — mieux articulée, mieux préparée, elle veut gagner les voix des électeurs pauvres avec un agenda simple : le nationalisme chrétien. Nous traduisons son dernier grand discours et le commentons, paragraphe par paragraphe.

Auteur
Jean-Benoît Poulle
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© Bonnie Cash/UPI/Shutterstock

Parmi la nouvelle garde conservatrice du Parti républicain, le sénateur trumpiste Josh Hawley, 44 ans, n’est pas le plus connu en France. Le texte qui suit le révèle cependant comme tête pensante des républicains ultra-conservateurs, ceux pour qui les combats sociétaux dépassent de loin en importance les programmes de relance économique.

En cela, à l’instar de J. D. Vance, il est très représentatif d’une nouvelle génération où le trumpisme de raison ou d’adhésion n’efface pas l’effort de réflexion sur les fondamentaux du Grand Ole Party. 

Né en Arkansas dans une famille aisée, diplômé de Yale et de Stanford en droit et en histoire, Josh Hawley est devenu en 2017 procureur général du Missouri, puis en 2018, a été élu sénateur du même Etat. Il est coutumier des propos polémiques, qui lui ont valu des condamnations indignées au-delà même du camp démocrate. Trumpiste de choc, il a même semblé approuver les émeutes qui ont conduit à l’assaut du Capitole. Ces quelques éléments suffiraient à le caractériser comme une tête brûlée du Congrès qui, à l’image de Marjorie Taylor-Green, ne recule devant rien pour faire monter aux extrêmes le débat public. 

Mais sa dernière intervention à la 4e édition de la National Conservatism Conference, le grand raout de la droite néo-nationaliste, démontre tout autre chose. Elle exhibe comme rarement les fondements théologico-politiques de la « guerre culturelle » que se livrent les deux Amériques. Mitt Romney, républicain modéré, a reconnu en lui l’un des sénateurs les plus intelligents, mais aussi un des plus fermés au dialogue. 

Pour Josh Hawley, les principes sur lesquels les Pères fondateurs des États-Unis ont édifié le pays reposent en dernière instance sur la doctrine augustinienne des deux cités  ; retrouver les vraies valeurs des États-Unis, ce serait donc assumer un christianisme messianique comme véritable religion civile de l’Amérique, et revendiquer un « nationalisme chrétien » à son fondement, avec un programme en trois points : Travail, Famille, Dieu. À la lecture, comprend qu’un tel triptyque nécessiterait une rupture radicale avec les politiques économiques néo-libérales du dernier demi-siècle, tant démocrates que républicaines — comme, en filigrane, de rompre tout aussi radicalement avec le libéralisme politique et les droits des minorités, au profit d’une vision communautaire et organiciste de la nation.

Il est frappant de constater que dans les déclinaisons du « christianisme identitaire d’allégeance » de Josh Hawley, on retrouve beaucoup de résonances avec l’histoire européenne des nationalismes, et jusqu’à des échos étouffés de la vieille controverse entre Charles Maurras et Jacques Maritain sur le rôle politique du christianisme. L’intervention de Hawley, c’est en somme la réponse d’un Maurras américain au défenseur de la Primauté du spirituel.

Je voudrais vous parler ce soir de l’avenir — de l’avenir du mouvement conservateur et de l’avenir du pays. Bien sûr, tout avenir est enraciné dans un passé. Comme Sénèque l’aurait dit, « tout nouveau commencement vient de la fin d’un autre commencement ».

Cette première référence philosophique — d’autres suivront — donne d’emblée le ton d’un discours à teneur très intellectuelle. Il en est d’autant plus intéressant à commenter.

Permettez-moi donc de commencer par l’année 410 de notre Seigneur. L’année d’une chute. C’est l’année, vous vous en souvenez peut-être, où la ville que l’on croyait éternelle, immuable, invincible, la capitale du monde antique, Rome, s’est finalement inclinée devant les envahisseurs Wisigoths.

Avec la chute de Rome, l’âge de l’empire et du monde païen antique s’est achevé d’un seul coup.

Josh Hawley se permet un trop rapide raccourci historique : d’une part, la prise de Rome en 410 par les Wisigoths d’Alaric n’a pas mis fin au « monde païen antique », puisque l’empire romain était déjà officiellement chrétien depuis 392 (édit de l’empereur Théodose), et que le christianisme était la religion dominante depuis Constantin, un peu moins d’un siècle auparavant. D’autre part, l’âge de l’Empire ne s’est pas « effacé d’un seul coup » : si le sac de Rome par Alaric est effectivement un événement majeur puisque c’était la première fois que Rome était prise depuis 800 ans, cet événement ne signe pas la fin de l’empire romain d’Occident, qu’on date conventionnellement de la déposition de l’empereur Romulus Augustule en 476. Entretemps, Rome a de nouveau été prise et pillée en 455, par les Vandales de Genséric. De manière générale, les historiens insistent actuellement davantage sur les continuités civilisationnelles du monde de l’Antiquité tardive — du IVe au VIe siècle, voire au-delà — que sur les ruptures brusques induites par la notion un peu fallacieuse « d’invasions barbares »

En revanche, Josh Hawley sait très bien jouer de l’effet de dramatisation.

Pourtant, la fin de Rome marquait un début — notre début — le début de l’Occident. Car alors même que Rome gisait, brisée et fumante, à un millier de kilomètres de là, de l’autre côté de la mer Tyrrhénienne, l’évêque chrétien d’Hippone, un certain Augustin, prenait sa plume pour décrire une nouvelle ère.

Augustin (354-430), évêque d’Hippone en Afrique du Nord, un des quatre Pères de l’Église latine, référence intellectuelle majeure de la chrétienté médiévale, est resté incontournable dans la pensée chrétienne.

Il semble actuellement très en vogue chez les intellectuels conservateurs américains, comme chez les politiciens : le sénateur J. D. Vance, que Donald Trump vient de choisir comme candidat républicain à la vice-présidence, s’est ainsi converti au catholicisme à la lecture de saint Augustin, qu’il a choisi comme saint patron de confirmation. Josh Hawley s’inscrit pleinement dans cette dynamique.

Des millénaires durant, sa vision inspira l’Occident. Elle contribua à façonner le destin de ce pays. Il baptisa son œuvre — son chef-d’œuvre — La cité de Dieu. La première ambition d’Augustin dans ce manuscrit était de défendre les chrétiens qu’on accusait d’avoir provoqué la chute de Rome.

Ici, Hawley s’inscrit tout à fait dans ce que l’on a appelé « l’augustinisme politique » (Mgr Arquillière, 1934), qui aurait constitué le cadre conceptuel sous-jacent à la théorie politique médiévale, même si la pertinence de cette notion a pu être contestée.

Il est à noter que le vif intérêt de la philosophie politique américaine conservatrice pour l’œuvre augustinienne n’est pas neuf : on le trouve tant chez Hannah Arendt que chez Leo Strauss ou Allan Bloom.

Les mauvaises langues disaient alors que la religion chrétienne, avec ses nouvelles vertus comme l’humilité et la servitude, avec sa glorification des choses du commun comme le mariage et le travail, avec son éloge des pauvres d’esprit, des gens ordinaires, avait ramolli l’empire et l’avait rendu vulnérable à ses ennemis. Mais Augustin savait que c’était tout le contraire ; que la religion chrétienne était la seule force vitale qui restait à Rome au moment de son effondrement.

Augustin voyait cette religion surgir des ruines de l’ancien monde pour forger une civilisation nouvelle et meilleure. Quel serait le secret de ce nouvel ordre ? L’amour. L’amour était un grand mot pour Augustin — il contenait toute sa science politique. « Chaque personne, disait-il, est définie par ce qu’elle aime. Toute société est animée par ce qu’elle aime ».

Une nation n’est en fait rien d’autre, pour citer Augustin, « qu’une multitude de créatures rationnelles associées par un commun accord quant aux choses qu’elles aiment ». Or le problème de Rome est qu’elle aimait de mauvaises choses. Et au fur et à mesure que ses affections se corrompaient, la République romaine tombait en ruine.

Rome a commencé par aimer la gloire et pratiquer le sacrifice de soi. Elle a fini par aimer le plaisir et pratiquer toutes les formes de complaisance. C’est ainsi que Rome a pourri en son cœur.

Mais au milieu des ruines de Rome, Augustin envisagea une nouvelle civilisation animée par de meilleures affects. Non pas les vieux désirs romains de gloire et d’honneur, mais les amours plus forts de la Bible : l’amour de la femme et des enfants, l’amour du travail, du prochain et du foyer, l’amour de Dieu.

Ce paragraphe comme les précédents constituent un résumé assez fidèle des premiers livres de La Cité de Dieu (De civitate Dei), l’œuvre majeure d’Augustin, qui visait effectivement à répondre aux accusations païennes selon lesquelles c’était l’abandon des dieux traditionnels de la cité qui avait provoqué la chute de Rome en 410. Augustin oppose la concupiscence, l’amour de soi, qui est le principe au fondement de toutes les cités terrestres, et l’amour de Dieu, principe de la cité céleste. Si l’amour de soi et de la gloire est ce qui assure la naissance et la perpétuation des empires, il les mine aussi sourdement, et constitue dans un second temps la cause de leur ruine. L’amour de Dieu et du prochain, au contraire, font que le royaume de Dieu et la cité céleste sont invisibles, indiscernables dans le monde mais mêlés à toutes les cités terrestres ; la cité de Dieu fondée sur l’amour véritable est orientée vers la fin des temps, où elle trouvera enfin sa pleine réalisation.

Le sénateur Josh Hawley s’adresse aux médias, au Capitole des États-Unis, à Washington, D.C., le mardi 14 mai 2024. © Graeme Sloan/Sipa USA

Alors qu’Augustin affirmait que toutes les nations sont constituées par ce qu’elles aiment, sa philosophie décrivait en fait une idée entièrement nouvelle de la nation, inconnue du monde antique : un nouveau type de nationalisme — un nationalisme chrétien, organisé autour d’idéaux chrétiens. Un nationalisme motivé non par la conquête, mais par un objectif commun ; uni non par la peur, mais par l’amour commun ; une nation faite non pas pour les riches ou les forts, mais pour les « pauvres en esprit », les hommes ordinaires.

Il s’agit d’une torsion de l’œuvre augustinienne : Augustin, qui raisonnait au sein d’un Empire pluriethnique comme d’une Église catholique par définition à visée universelle, ne pouvait pas avoir connaissance de l’idée de nation, qui est une création bien plus tardive, ni même de l’idéologie nationaliste — plus tardive encore — qui n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle.

Son rêve est devenu notre réalité.

Mille ans après les écrits d’Augustin, quelques 20 000 augustiniens pratiquants se sont aventurés sur ces rivages pour y faire société sur la base de ses principes. L’histoire les connaît sous le nom de Puritains. Inspirés par la Cité de Dieu, ils fondèrent la Cité sur une colline.

Josh Hawley réactive ici un mythe au fondement de la vie politique américaine sur le long terme, le messianisme du nouveau peuple élu : il fait référence aux 20 000 Britanniques qui, lors de la Great Migration (1621-1642), se sont rendus en masse dans les colonies de Nouvelle-Angleterre. Pour la plupart de ces Pilgrim Fathers étaient de stricts protestants puritains — c’est pourquoi Hawley en fait aussi des « augustiniens », au sens où une vision augustinienne radicalisée peut se trouver au fondement du protestantisme — et leur monde était véritablement saturé de références bibliques : dans leur vie propre, ils pensaient revivre l’histoire du peuple élu de l’Ancien Israël, ou des disciples du Christ. « The Shining City upon the Hill » désigne ainsi la ville de Boston, en laquelle les puritains avaient l’espoir de fonder une Jérusalem nouvelle, une ville qui vivrait selon l’esprit de l’Évangile.

Nous sommes une nation forgée à partir de la vision d’Augustin. Une nation définie par la dignité de l’homme ordinaire, telle qu’elle nous est donnée dans la religion chrétienne ; une nation unie par les affections familiales exprimées dans la foi chrétienne — amour de Dieu, de la famille, du prochain, de sa maison et de son pays.

Certains diront que je fais de l’Amérique une nation chrétienne. C’est le cas. Et certains diront que je prône un nationalisme chrétien. C’est ce que je fais. Existe-t-il un autre type de nationalisme qui vaille la peine d’être pratiqué ?

Le nationalisme de Rome a conduit à la soif de sang et à la conquête ; les vieux tribalismes païens ont conduit à la haine ethnique. Les empires venus d’Orient ont écrasé l’individu, et le nativisme sanglant de l’Europe des deux derniers siècles a conduit à la sauvagerie et au génocide. 

Dans les paragraphes précédents, Hawley oppose le « nationalisme chrétien », ouvert et inclusif — ce qui est une contradiction dans les termes puisque l’Église ou le message chrétien sont sans distinction d’ethnie ou de culture — à toutes les autres formes de « nationalisme », voire d’organisation collective de la société, qui ont échoué : le vieux paganisme des « dieux de la cité » serait incapable de penser un véritable universalisme et déboucherait fatalement sur la conquête et la soumission violente des peuples par un autre ; les « empires de l’Est » sont une allusion au communisme soviétique ; le « nativisme sanglant » européen est une claire allusion aux racismes, et spécialement au nazisme. Or il pratique la rétorsion : le « nativisme » au sens strict est une idéologie proprement américaine, née et épanouie aux États-Unis.

Mais le nationalisme chrétien d’Augustin a fait la fierté de l’Occident. Il a été notre boussole morale et nous a fourni nos idéaux les plus chers. Pensez-y : ces puritains sévères, disciples d’Augustin, nous ont donné un gouvernement limité, la liberté de conscience et la souveraineté du peuple.

Nouveau raccourci historique : Hawley amalgame ici les Pilgrim Fathers puritains du XVIIe et les Pères fondateurs de la Déclaration d’indépendance américaine du XVIIIe (1776). Pour autant, cette téléologie n’est pas dénuée de toute pertinence : la liberté de conscience devint progressivement une valeur cardinale dans les Treize colonies américaines parce que les puritains et les non-conformistes y fuyaient la persécution des confessions établies en Grande-Bretagne (l’anglicanisme) comme ailleurs en Europe, alors même que, primitivement, leurs sociétés fortement théocratiques ne laissaient aucune place à la dissidence religieuse — sauf dans certains îlots, comme le Rhode Island. De même, les principes d’organisation des communautés congrégationalistes en Nouvelle-Angleterre étaient bien plus démocratiques que ceux des sociétés européennes du temps.

Grâce à notre héritage chrétien, nous protégeons la liberté de chacun de pratiquer son culte selon sa conscience. En raison de notre tradition chrétienne, nous accueillons des personnes de toutes les races et de toutes les origines ethniques pour qu’elles rejoignent une nation constituée d’amour partagé.

À l’idée de nation comme communauté de destin choisie, Josh Hawley amalgame l’universalisme du message chrétien ; mais il fait aussi l’impasse sur une autre source de la liberté de conscience, garantie par le premier amendement de la Constitution des États-Unis : la pensée de la philosophie des Lumières, et le concept moderne de tolérance qui en découle. À l’image de Jefferson, beaucoup des « Pères fondateurs » des États-Unis étaient plutôt des déistes que des croyants en la Révélation chrétienne.

Le nationalisme chrétien n’est pas une menace pour la démocratie américaine. Il a fondé la démocratie américaine, c’est-à-dire la meilleure forme de démocratie jamais conçue par l’homme : la plus juste, la plus libre, la plus humaine et la plus louable.

C’est maintenant que nous devons retrouver les principes de notre tradition politique chrétienne — pour le bien de notre futur. Cela est vrai que vous soyez chrétien ou non, que vous soyez d’une autre confession ou que vous n’en ayez aucune. La tradition politique chrétienne est notre tradition, c’est la tradition américaine, c’est la plus grande source d’énergie et d’idées de notre politique, et il en a toujours été ainsi. Cette tradition a inspiré les conservateurs et les libéraux, les réformateurs et les activistes, les moralistes et les syndicalistes tout au long de notre histoire. Aujourd’hui, nous avons à nouveau besoin de cette grande tradition.

Dans ce paragraphe, Josh Hawley dessine les lignes d’une allégeance identitaire au christianisme comme tradition politique propre aux États-Unis ; il précise qu’une telle allégeance n’a pas besoin d’une adhésion personnelle à une confession chrétienne, qui reste une affaire privée garantie par la liberté de conscience, mais que l’on ne peut se dire américain sans reconnaître l’inscription des États-Unis dans la tradition chrétienne. Cette idée n’est pas sans analogie avec le rôle que Charles Maurras prêtait au catholicisme dans l’histoire de France.

L’amour que nous avons en commun et qui soutient cette nation s’effrite. Et ce faisant, c’est la nation elle-même qui risque de se désagréger.

Vous connaissez la litanie de nos maux aussi bien que moi ; vous pouvez lire les signes des temps.

Nos rues ne sont pas sûres, notamment parce que notre frontière est complètement ouverte. Des millions d’immigrés clandestins affluent dans notre pays, sans aucun intérêt pour notre patrimoine commun ni aucun engagement en faveur de nos idéaux partagés.

Les emplois stables de qualité sont trop rares. Notre économie est entrée dans un nouvel âge doré décadent, où les emplois de la classe ouvrière disparaissent, où les salaires des travailleurs s’érodent, où les familles ouvrières et les quartiers se désagrègent, tandis que les membres de la classe supérieure mènent une vie cloîtrée derrière des grilles et des services de sécurité privés et que les patrons de l’économie de marché engrangent des millions de dollars de salaire.

On revient à un discours politique beaucoup plus classique et à une liste guère originale des problèmes identifiés par la droite américaine : immigration massive, insécurité, paupérisation, etc.

Pendant ce temps, la religion est chassée de la place publique. Et des fanatiques s’installent sur les campus pour scander « Mort à Israël » — précisément parce qu’ils méprisent la tradition biblique qui lie la nation d’Israël à notre République américaine.

Nouvelle réactivation du messianisme du « nouveau peuple élu », cette fois au service d’une thématique chère à la droite évangélique : la défense de l’alliance avec l’État d’Israël pour des raisons politico-religieuses de soutien au projet sioniste, qui serait une manifestation de la volonté divine et de l’approche de la fin des temps.

En fond de chacune de ces tendances et de toutes, dernière le chaos et la division, il y a un assaut contre l’amour que nous partageons — les affections qui nous viennent de notre héritage chrétien.

Dieu, le travail, son voisin, sa maison. Les grandes affections de l’Occident. Elles se désagrègent sous nos yeux.

Pourquoi ? Ce n’est pas un hasard. La gauche moderne veut détruire les choses que nous aimons en commun et les remplacer par d’autres, détruire nos liens communs et les remplacer par une autre foi, dissoudre la nation telle que nous la connaissons et la refaire à son image. C’est son projet depuis plus de cinquante ans.

Pourtant, c’est la droite qui est en train de faire échouer ce pays en ce moment. Nous connaissons le programme de la gauche. Nous nous attendons à cette menace. Et ce sont les conservateurs qui devraient défendre cette nation, défendre ce qui fait de nous une nation. Mais au lieu de cela ? En ce moment de crise, ils sont trop occupés à entretenir les braises mourantes du néolibéralisme, les yeux rivés sur leurs copies de John Stuart Mill et d’Ayn Rand. Ils en sont encore à débattre du fusionnisme et de son tryptique.

Pour les conservateurs américains, le « fusionnisme » est la doctrine qui entend combiner la veine sociale et la veine traditionaliste du conservatisme. Il fut thématisé notamment dans les pages de la National Review dans les années 1950 par le philosophe Frank Meyer (1909-1972). Le « tryptique » auquel fait allusion Hawley est l’attelage difficile à tenir entre le libertarianisme, le conservatisme social et une attitude « faucon » (hawkish) en politique étrangère. Ce qu’il appelle de ses vœux est de fait un dépassement de ce vieux trilemme par le nationalisme chrétien.

Pour les conservateurs, cela ne suffit plus.

Dans ce moment de chaos et de crise, le seul espoir des conservateurs — et celui de la nation — c’est de renouer avec la tradition chrétienne sur laquelle cette nation subsiste. Notre seul espoir est de renouveler ce que nous aimons en commun.

Josh Hawley assiste à une audience de la commission judiciaire du Sénat américain sur le droit de vote au Capitole à Washington, États-Unis, le 20 avril 2021. © Evelyn Hockstein / Pool via CNP

Aujourd’hui, nous n’avons pas besoin de l’idéologie de Rand, de Mill ou de Milton Friedman. Nous avons besoin de la vision d’Augustin.

Josh Hawley se livre ici à une critique en règle des politiques menées par le parti républicain depuis Ronald Reagan et le « tournant néo-libéral » des années 1980 : pour Hawley, l’économicisme dont témoignerait ce dernier dérive in fine des philosophies utilitaristes, dont John Stuart Mill (1806-1873) est l’un des pères fondateurs, et Ayn Rand (1905-1982) une version vulgarisée et radicalisée — mais également très antireligieuse. Milton Friedman (1912-2006), représentant par excellence du néo-libéralisme dans la théorie économique, se voit aussi congédié. Cette rupture assumée avec le néo-libéralisme signifie encore, de manière sous-jacente, une rupture avec le néo-conservatisme qui lui a été associé : la critique de Josh Hawley est ici très proche du courant paléo-conservateur, qui subordonne le libéralisme économique à la défense des valeurs familiales traditionnelles au sein d’une société organique.

Pour l’avenir, pour sauver ce pays, telle doit être notre mission : défendre l’amour qui unit notre pays ; qui fait de nous un pays — défendre le travail de l’homme ordinaire, son foyer et sa religion.

Je crains que mes collègues républicains ne soient victimes d’un malentendu. 

La stratégie de la gauche, son objectif primordial, n’est pas simplement de ralentir notre économie par des réglementations. Il ne s’agit pas non plus d’accroître le poids de l’administration — la concentration du pouvoir n’est qu’une petite partie de leur programme.

Ce sont les « conservateurs fiscaux » puis les libertariens qui sont visés : pour Hawley, la croissance de l’État fédéral n’est pas le danger principal mais plutôt l’un des effets délétères du programme de la gauche.

Le but premier de la gauche est d’attaquer notre unité spirituelle et les choses que nous aimons en partage. Elle veut détruire les affections qui nous lient les uns aux autres et leur substituer un ensemble d’idéaux totalement autres.

La gauche prêche son propre évangile : un credo d’intersectionnalité qui passerait par la délivrance de la tradition, de la famille, du sexe biologique et, bien sûr, de Dieu. Elle considère la foi de nos pères comme une entrave à briser — et notre héritage moral commun comme un motif de repentance.

Hawley sait qu’un thème puissamment mobilisateur est l’attaque contre ce qu’il identifie à un projet caché de la gauche, qui résiderait dans les combats sociétaux dits « woke » — prise en compte des impensés coloniaux et du « racisme structurel », intersectionnalité des luttes, gender politics, etc. Là réside pour lui la menace fondamentale qu’il identifie à un refus global d’héritage et donc à une dissolution de la nation, alors même que l’unité de ces diverses revendications « wokes » ne semble pas évidente.

Comme cela a été souligné, on pourrait rétorquer en retour que ces manifestations sont peut-être moins antireligieuses par essence qu’elles-mêmes héritières des différents revivals piétistes de l’histoire américaine, fût-ce à la manière « d’idées chrétiennes devenues folles » (G. K. Chesterton) : elles ne sont pas moins le produit de l’histoire américaine que sa proposition de « nationalisme chrétien ».

Au lieu de Noël, ils voudraient un « mois des Fiertés ». Au lieu de la prière dans les écoles, ils vénèrent le drapeau trans. La diversité, l’équité et l’inclusion sont leurs mots d’ordre, leur nouvelle sainte trinité à eux.

Hawley joue à plein la carte de la « guerre culturelle » entre une gauche « woke » et une droite ultraconservatrice, à travers sa critique des droits LGBT et des départements DEI (Diversity, Equity, Inclusion) dans les administrations — là encore un nouveau cheval de bataille de la droite.

Et ils s’attendent à ce que leurs prêches soient respectés. Ils parlent peut-être de tolérance, mais ce sont des fondamentalistes. Ceux qui résistent sont qualifiés de « déplorables ». Ceux qui remettent en question sont qualifiés de menaces pour la démocratie.

Claire allusion aux mots d’Hillary Clinton lors de la campagne de 2016, très remarqués et stigmatisés comme marques de mépris de classe.

C’est pourquoi les progressistes ont si peu de patience aujourd’hui pour les travailleurs, qui sont trop attachés aux vieilles méthodes, à la vieille foi en Dieu, en la famille, en la patrie et en la nation.

Telle est la véritable théorie du Grand Remplacement de la gauche, son véritable programme : remplacer les idéaux chrétiens sur lesquels notre nation a été fondée et réduire au silence les Américains qui osent encore les défendre.

Allusion cette fois à la théorie du Grand Remplacement de Renaud Camus, importée outre-Atlantique par l’ultradroite ; pour Hawley toutefois, le « péril migratoire » même semble secondaire face à la question des valeurs.

Malheureusement, le parti Républicain de ces 30 dernières années n’a pas été en mesure de résister à cet assaut. Au lieu de défendre les affections qui nous lient les uns aux autres, les Républicains de l’ère Bush-Romney ont défendu l’économie libertarienne et les intérêts des entreprises. Leur foi dans le fusionnisme s’est transformée en un mantra : l’argent d’abord, les gens ensuite.

Au nom du « marché », ces Républicains ont acclamé les réductions d’impôts pour les entreprises et la réduction des barrières commerciales, puis ont regardé ces mêmes entreprises délocaliser les emplois américains à l’étranger et utiliser les bénéfices pour embaucher des experts de la DEI.

Au nom du capitalisme, ces Républicains ont chanté les louanges de l’intégration mondiale pendant que Wall Street pariait contre l’industrie américaine et achetait des maisons individuelles, de sorte qu’une fois que les banques ont pris l’emploi du travailleur, celui-ci ne pouvait plus se permettre d’acheter une maison pour sa famille. Ensuite, Wall Street a fait s’effondrer l’économie mondiale — à plusieurs reprises — et le marché du logement, et ces mêmes Républicains ont continué à faire de l’esbroufe. Et à subventionner.

Tout était tout simplement too big to fail.

Ces Républicains ont oublié que l’économie est d’abord et avant tout une affaire de personnes et de ce qu’elles aiment. Il s’agit de subvenir aux besoins d’une famille. Il s’agit d’indépendance personnelle. Il s’agit d’avoir un foyer et un travail qui vous rendent fiers.

On pourrait dire ceci : le marché libre n’est utile que dans la mesure où il soutient les choses que nous aimons ensemble. Autrement, ce n’est que du profit froid.

Ici et dans les paragraphes précédents, on assiste à un nouveau couplet anti-économiciste : Hawley se place très habilement du côté des « gens ordinaires », à hauteur d’homme, et critique le néolibéralisme et le « wokisme » au nom des valeurs chrétiennes, dans un discours moral qui fait presque résonner des harmoniques de gauche.

En un sens, les Républicains sont tombés amoureux du profit pour lui-même. Et ils semblent presque gênés que leurs électeurs les plus engagés et les plus fiables soient des croyants.

Soyons honnêtes. Dans le triptyque fusionniste — conservateurs religieux, libertariens et faucons de la sécurité nationale — ce sont toujours les religieux qui ont amené les votes. Et c’est notre tradition religieuse commune qui a transmis les idées les plus convaincantes du conservatisme — le gouvernement constitutionnel, la liberté individuelle ou les droits des travailleurs.

Là encore, est clairement exprimée la préférence pour le volet traditionnel des « conservateurs religieux », vus comme les dindons d’une farce électorale qui ne profiterait qu’aux deux autres composantes des Républicains, les « libertariens » et les « néo-conservateurs ». Le discours populiste de Hawley fait ici jouer la base électorale du Parti républicain contre ses dirigeants, à la manière de Trump.

Aujourd’hui encore, les Américains pratiquants, mariés et qui élèvent des enfants — qu’ils soient blancs, hispaniques, asiatiques ou autres — constituent l’épine dorsale du parti Républicain. Si les Républicains ont un avenir, c’est grâce à eux.

Indication nette que le « nationalisme chrétien » d’Hawley n’est ni un racialisme ni un nativisme, même si l’absence de mentions des Noirs ou des Indiens peut surprendre — un retour du refoulé ?

Et ce sont précisément les gens que le parti prend le plus souvent pour acquis et qu’il sert le moins bien.

Il faut accorder ceci à la gauche qu’au moins, elle sait que ce sont d’abord les gens qui font la politique et elle récompense son électorat — en témoignent le drapeau transgenre sur tous les bâtiments fédéraux et l’argent fédéral coulant à flots dans des projets de lutte contre le changement climatique.

Mais les Républicains ? Ils donnent à leurs électeurs le choix de Hobson, c’est-à-dire une alternative qui n’en est pas une. Au fond, les gens ont le choix entre le mondialisme à forte fiscalité et à forte réglementation de la gauche et le mondialisme à fiscalité et à réglementation légèrement plus faibles de la droite. Un choix entre le social-libéralisme agressif de la gauche et le social-libéralisme accommodant de la droite.

On retrouve ici une constante du discours ultraconservateur : la gauche saurait revendiquer ses propres valeurs, tandis que la droite serait toujours « honteuse », complexée par les siennes.

Et les Républicains se demandent alors pourquoi ils n’ont réussi à remporter le vote populaire que deux fois au cours des neuf dernières élections présidentielles.

Ils ont besoin d’un point d’ancrage. Ils ont besoin d’un avenir à offrir à notre pays. Et pour les conservateurs qui veulent sauver cette république, il n’y a qu’un seul endroit où se tenir et une seule vision à proposer : la tradition chrétienne du nationalisme qui nous unit.

Le travail, la famille et Dieu. Tels sont les trois formes d’amour qui définissent l’Amérique. Et ce sont ces idéaux que le parti Républicain doit maintenant défendre.

Un lecteur européen pourrait y voir la fusion de la devise vichyste « Travail, famille, patrie » et de la devise nationale-catholique « Dieu, Famille, Patrie », adoptée récemment par Giorgia Meloni ou Jair Bolsonaro. Mais il n’est pas sûr que Josh Hawley ait toutes ces références en tête.

Les Républicains peuvent commencer par défendre le travail de l’homme ordinaire. Dans le choix entre le travail et le capital, entre l’argent et les gens, il est temps que les Républicains reviennent à leurs racines chrétiennes et nationalistes et commencent à donner la priorité au travailleur.

Le parti Républicain des années 1990 a tout fait pour privilégier les milieux de l’argent. En accommodant les politiques publiques à leurs avantages. En allégeant le code des impôts. En louant leur attitude. Pensez à tous ces discours dithyrambiques sur les réductions d’impôts pour les entreprises. Pensez à toute cette rhétorique sur l’allocation efficace des ressources. Tout cela signifiait en réalité plus de profits pour Wall Street.

Pendant ce temps, les travailleurs étaient livrés à eux-mêmes : ils voyaient leurs usines fermer, leurs salaires stagner, leurs prêts hypothécaires grimper en flèche et la valeur de leurs maisons chuter. Ils devaient expliquer à leurs enfants pourquoi ils avaient dû quitter le foyer dans lequel ils avaient grandi, pourquoi ils ne pouvaient plus aller chez le médecin pendant que leur père essayait de trouver du travail.

À tout cela, les Républicains ont répondu que c’était dans la nature des choses.

Je voudrais simplement souligner que ce n’est pas la tradition nationaliste et chrétienne de ce pays.

C’est Abraham Lincoln qui l’a le mieux exprimé en déclarant que « le capital n’est que le fruit du travail, qui est supérieur au capital et mérite une plus grande considération ».

Dans ce paragraphe et les précédents, la même tendance sociale revient — l’humain avant l’argent, les vies avant le profit et, en somme, le travail avant le capital. Un tel discours puise à plusieurs sources : d’abord une tradition de christianisme social, nourrie de la doctrine sociale de l’Église, qui accorde des protections aux travailleurs et refuse la quête effrénée du profit ; mais aussi une tradition proprement d’extrême droite, plus corporatiste, qui prétend défendre les droits des travailleurs contre la finance anonyme et les milieux d’affaire, etc. Cette dernière tradition peut adopter des résonances antisémites.

Theodore Roosevelt s’est fait le porte-parole de cette même tradition lorsqu’il a déclaré : « Je suis pour les affaires, oui. Mais je suis pour l’homme d’abord — et pour les affaires en tant que suppléant de l’homme. »

Notons que Josh Hawley a écrit une biographie de Theodore Roosevelt lorsqu’il était en droit à Yale.

Voilà l’esprit.

Le parti Républicain de demain, un parti qui sera capable d’unir la nation, doit faire passer les gens avant l’argent. Et le moyen d’y parvenir est de donner la priorité aux intérêts des travailleurs.

Le plus grand défi économique de notre époque n’est pas la dette, le déficit ou la valeur du dollar — c’est le nombre hallucinant d’hommes valides qui n’ont pas un travail de qualité.

Pour leur donner du travail, nous devons changer de politique.

Nous sommes sur le point de tenir un grand débat sur la prolongation des réductions d’impôts. Peut-être devrions-nous commencer par cette question : pourquoi le travail devrait-il être plus taxé que le capital ? Il ne devrait pas l’être. Pourquoi les familles devraient-elles bénéficier de moins d’allègements fiscaux que les entreprises ? Les familles devraient toujours passer en premier.

Cela fait des siècles que l’on n’entend plus guère le mot « usure ». Pourtant, il a occupé de nombreux penseurs chrétiens au fil des années — et il devrait nous occuper à nouveau. Il n’y a aucune raison pour que les sociétés de cartes de crédit ou les banques qui les soutiennent soient autorisées à facturer aux travailleurs des intérêts de 30 % à 40 %. Aucun profit au monde ne peut justifier ce genre d’extorsion. Aucune somme d’argent ne peut excuser ainsi le fait de profiter de la souffrance des autres. La loi devrait plafonner les taux d’intérêt des cartes de crédit.

Josh Hawley reprend à son compte les vieilles condamnations chrétiennes de l’usure, par exemple, au Moyen Âge, par des scolastiques comme Thomas d’Aquin. Il refuse des taux d’intérêt usuraires qui spolieraient les travailleurs. Il se fait en cela proche des réflexions de René de La Tour du Pin (1834-1924), qui a joué un rôle de passeur entre le catholicisme social et le maurrassisme.

Il est temps que les Républicains se rallient aux syndicats des travailleurs. Je ne parle pas des syndicats gouvernementaux, des syndicats du secteur public, mais des syndicats qui défendent les travailleurs et leur famille.

J’ai participé aux piquets de grève des Teamsters. J’ai voté pour les aider à se syndiquer chez Amazon. J’ai soutenu la grève des cheminots et la grève des travailleurs de l’automobile. Et j’en suis fier.

En ce qui concerne les entreprises « woke », je dirai simplement ceci : si vous voulez changer les priorités des entreprises américaines, rendez-les à nouveau responsables devant la main-d’œuvre américaine. Redonnez du pouvoir aux travailleurs, et vous changerez les priorités du capital.

Cette dernière injonction situe tout le cadre de la réflexion socio-économique de Hawley — non pas en faveur d’un anticapitalisme, mais d’une plus juste répartition des fruits du capitalisme — qu’on peut rapprocher d’idées corporatistes ou promouvant la participation et l’intéressement des travailleurs dans leurs entreprises.

L’une des raisons pour lesquelles les Républicains n’ont pas fait passer le travailleur en premier ces dernières années est peut-être qu’ils n’ont pas voulu faire passer la famille du travailleur en premier.

Le sénateur Josh Hawley rit en s’adressant aux médias, au Capitole des États-Unis, à Washington, D.C., le mardi 6 décembre 2022. © Graeme Sloan/Sipa USA

Le parti d’une nation chrétienne doit défendre la famille.

On en arrive ici au second volet du triptyque, le discours familialiste : la famille, « cellule de base de la société » est également censée prémunir contre la décadence des sociétés modernes.

Le discours de Hawley, indéniablement conservateur, se fait ici résolument social, très axé sur les difficultés matérielles des Américains moyens à fonder une famille, et accentue moins les thématiques proprement pro-life. Il est à noter qu’il semble reprendre l’antienne du salaire familial — à l’instar des projets de l’État français vichyssois — ce qui induit l’idée que les femmes resteraient au foyer, même si ce n’est pas explicitement affirmé. Hawley semble aussi corréler travail des femmes et baisse relative des revenus des ménages.

Les Républicains ont parlé de la famille, c’est vrai. Ils n’ont jamais cessé d’en parler. Mais des Républicains comme Bush se sont rarement arrêtés un instant pour se demander pourquoi si peu de leurs compatriotes fondent des familles. Les gens heureux et remplis d’espérance ont des enfants. Or de moins en moins d’Américains en ont. Pourquoi ? Se pourrait-il que l’économie défendue par les Républicains — l’économie mondialiste et corporatiste qu’ils ont contribué à créer — soit mauvaise pour la famille ?

Il fut un temps où un travailleur pouvait subvenir aux besoins de sa famille — femme et enfants — en travaillant de ses propres mains. Cette époque est révolue depuis longtemps. Aujourd’hui, les Américains peinent dans des emplois sans avenir, au service des multinationales, tout en payant des sommes exorbitantes pour le logement et les soins de santé.

Ils n’ont pas de famille parce qu’ils n’ont pas les moyens d’en avoir une.

Pas étonnant qu’ils soient anxieux. Pas étonnant qu’ils soient déprimés.

Pire : ceux qui ont des enfants ne peuvent pas se permettre d’être à la maison avec eux. Aujourd’hui, deux parents doivent travailler pour gagner autant d’argent, avec le même pouvoir d’achat auquel un seul salaire permettait de prétendre il y a 50 ans. Les crèches publiques façonnent la vision du monde de nos enfants. Les écrans apprennent à nos enfants à se valoriser ou à se déprécier. Les médias et l’industrie de la publicité informent leur sens du bien et du mal.

Vous voulez donner la priorité à la famille ? Faites en sorte qu’il soit facile d’avoir des enfants. Et remettez papa et maman à la maison. Faites de la politique de ce pays une politique de salaire familial pour les travailleurs américains — un salaire qui permette à un homme de subvenir aux besoins de sa famille et à un couple marié d’élever ses enfants comme il l’entend.

Car la véritable mesure de la force américaine est l’épanouissement du foyer et de la famille.

Les conservateurs doivent défendre la religion du commun des mortels.

De toutes les affections qui lient une société, aucune n’est plus puissante que l’affection religieuse — une vision partagée de la vérité transcendante.

Lorsque nos têtes pensantes daignent reconnaître la religion, elles insistent généralement sur le fait que c’est la liberté religieuse qui unit les Américains. Ce n’est pas vrai à proprement parler. La religion unit les Américains — et c’est la principale raison qui fait que la liberté de la pratiquer est si importante.

Pour le dernier volet du triptyque, consacré aux valeurs religieuses, Hawley met en œuvre un glissement subtil : de la « liberté religieuse » consacrée par la Constitution américaine, et en effet valeur cardinale aux États-Unis, on passe à une célébration de « la » religion — qui n’est pas définie, même si la seule religion chrétienne est sous-entendue — comme principe effectif de la vie communautaire. Or si la liberté religieuse est bien celle de pratiquer sa religion, elle implique aussi de pouvoir en changer ou de ne pas en avoir — un point que Hawley tait sciemment ici.

Toutes les grandes civilisations connues de l’homme sont nées d’une grande religion. La nôtre n’est pas différente. Bien que les experts aient dit aux Américains pendant des décennies que la religion les divisait, qu’elle détruisait la paix civile, qu’elle les faisait sortir de leurs limites, la plupart des Américains partagent des convictions religieuses larges et fondamentales : théistes, bibliques, chrétiennes.

Ici encore, on passe de jugements de fait à des jugements de droit : en effet, la société américaine — aujourd’hui et a fortiori à l’époque des Pères fondateurs — n’est pas une société laïque, et Dieu y est omniprésent dans le discours public. De cette imprégnation implicite du référentiel chrétien, il semble qu’Hawley veuille passer à une sorte de cadre normatif, ce que les Pères fondateurs ont justement pris le soin d’exclure, car ils savaient que les questions confessionnelles auraient pu les diviser effectivement. Toutes les références religieuses et « publiques » qu’allègue Hawley sont justes — mais elles énoncent moins des normes qu’elles ne décrivent les croyances de leurs auteurs.

Notre foi nationale est inscrite dans la Déclaration d’indépendance : « Tous les hommes sont créés égaux et dotés par leur Créateur de droits inaliénables. »

Notre foi nationale est inscrite sur notre monnaie : « In God We Trust ». Le président Eisenhower a bien résumé la situation lorsqu’il a déclaré à propos de cette devise, en 1954 : « Voici le pays de la liberté — et le pays qui vit dans le respect de la miséricorde du Tout-Puissant à notre égard ».

Le consensus de l’élite sur la religion est complètement erroné. La religion est l’un des grands facteurs d’unité de la vie américaine, l’une de nos grandes affections communes. Les travailleurs croient en Dieu, ils lisent la Bible, ils vont à l’église — certains souvent, d’autres pas. Mais ils se considèrent en tout état de cause comme les membres d’une nation chrétienne. Et ils comprennent cette vérité fondamentale : leurs droits viennent de Dieu, pas du gouvernement.

Hawley s’inscrit ici clairement dans la tradition du droit naturel, bien vivace aux États-Unis ; là encore, il donne une valeur normative à un état de fait de la société américaine, bien plus religieuse que la française, par exemple.

Les efforts déployés depuis soixante-dix ans pour éliminer tout vestige d’observance religieuse de notre vie publique vont précisément à l’encontre de ce dont la nation a besoin. Nous avons besoin de plus de religion civile, pas de moins. Nous avons besoin d’une reconnaissance ouverte de l’héritage religieux et de la foi religieuse qui lient les Américains les uns aux autres.

Pour Hawley, un christianisme non-dénominationnel pourrait justement jouer le rôle d’une « religion civile » aux États-Unis. Mais, outre que cela est déjà le cas, un en sens — surtout par comparaison avec la « laïcité à la française » — on pourrait objecter que c’est là restreindre singulièrement la portée et la valeur du christianisme — là encore, l’analogie avec le rôle dévolu au catholicisme par Maurras est troublante.

La campagne qui vise à effacer la religion américaine de la place publique n’est que la continuation de la lutte des classes par d’autres moyens : l’élite contre l’homme de la rue, la classe aisée athée contre les travailleurs américains. Et il ne s’agit d’ailleurs pas à proprement parler d’éliminer la religion mais de remplacer une religion par une autre.

Le discours prend à ce stade des accents complotistes, en ce sens que la déprise religieuse constatée depuis quelques dizaines d’années aux États-Unis n’est pas tant l’effet d’un supposé mépris des « élites » pour la religion, aux effets sociaux somme toute limités, qu’un phénomène de sécularisation propre à bien d’autres sociétés. 

Cette radicalisation des oppositions est également sensible lorsque la « religion » de l’élite est assimilée à une « religion LGBT » qui viendrait remplacer l’ancienne.

Chaque nation observe une religion civile. Pour chaque nation, il existe une unité spirituelle. La gauche veut une religion : la religion du drapeau des Fiertés. Nous voulons la religion de la Bible.

J’ai donc une suggestion à faire : qu’on retire les drapeaux trans de nos bâtiments publics et qu’on inscrive à la place, sur chaque bâtiment appartenant au gouvernement fédéral ou géré par lui, notre devise nationale : « In God We Trust ».

Les symboles sont importants.

La plupart des Américains, la plupart des travailleurs américains, se sentent solidaires de la foi chrétienne. Ils croient que Dieu a béni l’Amérique ; ils croient que Dieu a un plan pour l’Amérique — et ils veulent en faire partie. C’est cette conviction qui leur donne le sentiment que, comme l’a écrit Burke, la nation est un « lien entre ceux qui vivent, ceux qui sont morts et ceux qui vont naître ».

Autre référence majeure de la pensée conservatrice, la philosophie d’Edmund Burke (1729-1797) interroge la nation et son nécessaire rapport à la transcendance comme communauté de destin, rompant avec l’illusion d’un contractualisme immédiat et d’une auto-institution de la société. En ce sens, la communauté politique doit nécessairement faire droit à la religion en tant que tradition. C’est ici que la vision de Hawley, quand elle renoue avec les fondamentaux du conservatisme classique, se montre la plus articulée et la plus habile.

Des décennies de décisions judiciaires erronées et de propagande de l’élite n’ont pas effacé les convictions religieuses des Américains. Pas encore. Et c’est l’une des principales raisons pour lesquelles nous avons encore une nation. Les conservateurs doivent défendre notre religion nationale et son rôle dans notre vie nationale. Ils doivent défendre ce lien moral le plus fondamental et le plus ancien — comme l’a dit Macaulay, « les cendres de [nos] pères et les temples de [notre] Dieu ».

La référence à Macaulay (1800-1859) est d’autant plus fine dans le discours d’Hawley que le philosophe utilitariste est ici manié à contre-emploi, pour défendre une forme de valeur transcendante.

Le travail, la maison, Dieu. Ce sont les choses que nous aimons ensemble. Ce sont ces choses qui soutiennent notre vie commune. Elles font de nous une nation et constituent le fondement de notre unité.

Et c’est ce que signifie le nationalisme chrétien, au sens le plus vrai et le plus profond du terme. Tous les citoyens américains ne sont pas chrétiens, évidemment, et ne le seront jamais. Mais chaque citoyen est l’héritier des libertés, de la justice et de l’objectif commun que nous offre notre tradition biblique et chrétienne.

Dans cette assimilation entre valeurs nationales et chrétiennes, traditions démocratique et augustinienne, on retrouve en miroir, à la mode américaine, le vif débat des années 2000 sur les « racines chrétiennes de l’Europe » en leur possible inscription dans le préambule de la « Constitution européenne ».

Josh Hawley s’exprime lors des auditions de la commission judiciaire du Sénat pour la nomination du juge Kentanji Brown Jackson à la Cour suprême, au Capitole des États-Unis, à Washington, D.C., le mardi 22 mars 2022. © Graeme Sloan/Sipa USA

Cette tradition est la raison pour laquelle nous croyons en la liberté d’expression. C’est pourquoi nous croyons en la liberté de conscience. C’est pourquoi aussi nous déplorons l’antisémitisme virulent qui se manifeste dans nos institutions d’élite et sur nos campus.

Le concept non nommé mais sous-jacent de « civilisation judéo-chrétienne » sert à affirmer l’idée de l’alliance avec le peuple juif — et donc de l’alliance américano-israélienne — et donne aussi une illustration à l’idée d’une identité chrétienne intrinsèquement ouverte, puisque laissant une place dans son récit à une autre communauté. Troisième « grand monothéisme », l’islam, en regard des deux autres, est un grand impensé de ce texte. Est-ce pour mieux l’ériger en adversaire implicite des valeurs nationales ?

Je note enfin que certains de ceux qui se qualifient de « nationalistes chrétiens » offrent une tonalité différente, un sermon de désespoir. Leurs propos flairent la fin des temps. Tout serait perdu, nous disent-ils. L’Amérique ne pourrait pas être sauvée — ou ne vaudrait pas la peine d’être sauvée.

Qui est visé ici ? Peut-être le complotisme apocalyptique de Mgr Viganò ; peut-être également le communautarisme radical de Rod Dreher, l’auteur de The Benedict Option, qui préconise une séparation nette entre de petites communautés chrétiennes et la majorité de la société livrée au mal. Il s’agirait alors d’une rupture avec les principes de l’augustinisme politique.

Et depuis ce lieu de peur, ils recommandent des politiques effrayantes : une église établie, l’ethnocentrisme — un « Franco protestant » pour nous diriger. Quelle bêtise !

Là encore, Josh Hawley se démarque des nationalistes les plus extrémistes, et récuse tout racialisme et toute idée d’une « religion d’État », ce qui montre que malgré son conservatisme radical, on pourrait, à la limite et dans une certaine mesure, l’inscrire dans la tradition libérale américaine, au sens originaliste.

Ce n’est pas notre tradition. Ce n’est pas ce en quoi nous croyons. Ne nous laissons pas contrôler par la peur. Ne revenons pas au nationalisme ethnique et dur de l’ancien monde ou à l’idéologie autoritaire du sang et du sol. Ce n’est pas ce que l’héritage chrétien nous a laissé. Dans ce pays, nous défendons la liberté de tous. Dans cette nation, nous pratiquons l’autonomie du peuple.

Revenons plutôt à ce qui nous unit, en communion. La dignité du travail. Le caractère sacré du foyer. L’amour de la famille et de Dieu.

Telle est notre civilisation. Telle est l’Amérique.

En conclusion, Josh Hawley revient sur « l’amour », entendu en ses sens les plus immédiats — et donc à même de parler aux électeurs ordinaires : amour de ses proches, de son travail, de son drapeau —, comme fondement de toutes les communautés politiques. Ce fil rouge augustinien souligne à quel point ce véritable cours de philosophie politique a été médité et articulé. S’il était mis en œuvre — ce qui, en un sens, est une gageure, à cause du flou de ses aspects pratiques — le programme civilisationnel que dessine Josh Hawley n’en signifierait pas moins une rupture avec les pratiques politiques des Républicains depuis des décennies.

Ces choses que nous aimons en commun et sur lesquelles notre nation a été fondée n’ont pas failli. Ils sont aussi convaincants aujourd’hui qu’ils l’étaient lorsque Augustin les décrivait pour la première fois. Ils sont aussi vivants aujourd’hui que lorsque les premiers puritains ont accosté sur ces rivages.

Il nous suffit de nous réengager à les défendre, à les renforcer, à raviver notre dévotion. 

Lorsque nous le ferons, nous sauverons la nation.

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