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Points clefs
- C’est en priorité dans la droite traditionnelle, chez les anciens électeurs UMP et LR, que le RN a trouvé ses nouveaux électeurs.
- Une comparaison suivie des cartes du vote Sarkozy en 2007 et 2012 par rapport au vote Le Pen montre toutefois que ce transfert électoral n’est pas exactement un transfert de la géographie électorale.
- À l’issue du premier tour des législatives, le RN semble avoir réussi sa diversification électorale : dans le Sud-Ouest, longtemps considéré comme un bastion de la gauche, il connaît une forte croissance par rapport à 2017 : +18,1 points dans le Tarn-et-Garonne, +17,9 dans le Lot-et-Garonne, + 16,8 en Dordogne.
À quoi ressemble la carte de France du vote Rassemblement national (RN) ? Au fil des années, le RN s’est renforcé dans ses bastions territoriaux et s’est progressivement répandu dans de nouvelles régions qui lui étaient initialement peu favorables. La sociologie de son électorat a également beaucoup évolué. Comme le rappelait Jean-Yves Dormagen dans ces pages, « la conquête du RN part d’un électorat au départ assez homogène vers un électorat aujourd’hui très diversifié — qui ressemble de plus en plus à la coalition électorale ayant porté ses suffrages sur Nicolas Sarkozy en 2007 et 2012 ».
Nous cartographions l’évolution du vote RN au niveau départemental et la comparons à la cartographie du vote traditionnel pour la droite, notamment à travers les performances locales de Nicolas Sarkozy aux élections présidentielles de 2007 et 2012.
1 — La France « bleu foncé »
Au lendemain des élections européennes du 9 juin, la carte montrant le parti arrivé en tête dans chaque département a beaucoup fait parler d’elle : on n’y voit quasiment que du bleu foncé, en dehors de la petite couronne.
À l’issue du premier tour des élections législatives du 30 juin, la prégnance du RN semble en effet généralisée sur le territoire français. Au niveau national, le RN a obtenu 29,25 % des voix et l’Union de l’extrême-droite (UXD), qui regroupe les candidats des Républicains ralliés à Éric Ciotti, 3,9 %. Le total s’élève à 33,15 %. Sur 96 départements de France métropolitaine, 60 ont donné en moyenne un résultat supérieur à 33,15 % au RN et aux RN-LR.
On retrouve sur cette carte les bastions historiques du RN et de ses alliés.
La Haute-Marne a donné 50,8 % au RN et figure en tête du classement, suivie de près par le Pas-de-Calais (48,7 %), la Haute-Saône (47,7 %) et la Meuse (47,7 %), traduisant bien l’implantation historique du RN dans le quart nord-est français. Après la Haute-Marne, le 2e département ayant le plus voté pour le RN ou les LR-RN est le Var (49,6 %), le Sud-Est, le pourtour méditerranéen et la Corse étant également des territoires de prédilection du RN, à l’exception relative et partielle des grandes villes de la région (Montpellier, Marseille).
2 — Les étapes d’un renforcement
Si les grands bastions RN votent depuis plusieurs décennies désormais pour le parti à la flamme, le RN est devenu le premier de France et son emprise s’est généralisée.
Le contraste entre ses récents succès et les résultats de Jean-Marie Le Pen à la présidentielle de 2007 puis de Marine Le Pen à celle de 2017 est saisissant.
En 2007, peu de monde votait Le Pen en France.
Jean-Marie Le Pen récoltait seulement 10,4 % des voix au premier tour, faisant de son parti le 4e de France, derrière François Bayrou, qui n’avait pas encore créé le MoDem. Le Front national (FN) de l’époque était déjà présent dans le Nord-Est, le Sud-Est et le pourtour méditerranéen, mais à des niveaux beaucoup plus bas. La Haute-Marne affichait 17 % de vote RN (contre 50,8 % en 2024) et était le 2e département à voter RN, derrière l’Aisne (17,3 %).
La carte de 2017 montre déjà un renforcement de l’électorat FN, alors que Marine Le Pen remportait 21,3 % des voix au premier tour et 33,9 % au second. L’Aisne était déjà le premier département à placer Le Pen en tête avec 35,7 % des voix au premier tour, devant le Pas-de-Calais et la Haute-Marne. Après plusieurs départements du Nord et Nord-Est de la France, venaient en 9e et 10e positions le Vaucluse et le Var. Cependant, le vote FN progressait partout, y compris à Paris — +0,4 point de pourcentage, la plus faible hausse.
3 — Majorité et diversification : les leçons du premier tour
L’année 2024 a été celle d’une quasi-généralisation géographique du RN et de ses alliés.
Son implantation a été renforcée : les 15 départements qui ont le plus voté RN au premier tour des législatives de 2024 sont tous situés dans les bastions historiques du RN et affichent tous une nette progression, souvent de plus de 15 points de pourcentage par rapport à la présidentielle de 2017. Le Var, 2e département qui vote le plus RN ou LR-RN (49,6 %), est aussi celui qui a connu la plus forte progression depuis 2017 (+19,2 points de pourcentage). Cela montre que le RN n’a pas du tout atteint un plateau : à chaque élection, il renforce son omniprésence dans ses territoires de prédilection.
Mais à l’inverse de la présidentielle, les législatives sont un ensemble de 577 élections où chaque territoire compte à parts égales : gagner là où l’on a toujours été puissant ne suffit pas. Il faut s’étendre ailleurs et c’est ce que le RN a réussi à faire. À part en Haute-Corse (-0,4 point), le RN a ainsi vu ses scores augmenter partout par rapport à 2017, même en Seine-Saint-Denis (+2,8) ou à Paris (+5,6). Surtout, le parti de Marine Le Pen et Jordan Bardella a commencé à grignoter des électorats traditionnellement peu prompts à voter RN. Dans le Sud-Ouest, longtemps considéré comme un bastion de la gauche, le RN a connu une forte croissance en 2024 par rapport à 2017 : +18,1 points dans le Tarn-et-Garonne, +17,9 dans le Lot-et-Garonne, + 16,8 en Dordogne. C’est aussi le cas dans les régions centrales de la France (+16,7 point dans la Nièvre par exemple).
La Bretagne, autre bastion historique de la gauche, n’échappe que partiellement à la vague RN : les Côtes d’Armor ou le Morbihan, qui donnaient moins de 10 % de voix à Jean-Marie Le Pen en 2007, donnent désormais environ 30 % de leurs voix à Jordan Bardella.
Ces deux départements sont toujours, comme à chaque élection, légèrement en-dessous de la moyenne nationale — mais celle-ci augmentant massivement, il en va de même pour les moyennes départementales. Le Finistère et l’Ille-et-Vilaine sont plus bas (26,1 % et 24,3 % de voix en 2024 pour le RN et LR-RN), mais ils connaissent aussi une croissance à deux chiffres.
La géographie électorale, par le témoignage qu’elle offre de la diversification spatiale de l’électorat RN, accompagne donc les analyses de sociologie politique qui montrent aussi combien les électeurs RN ont partiellement changé. Olivier Roy, Ivanne Trippenbach et Félicien Faury en ont décrit ici la résistible ascension.
4 — France de Sarkozy, France de Bardella ?
Cette progression sociologique du RN en fait-elle le nouveau parti de la droite traditionnelle en France ?
La croissance électorale du RN s’est faite au détriment de tous les autres partis, mais l’étude des transferts de voix montre que c’est en priorité dans la droite, chez les anciens électeurs UMP et LR, que le parti à la flamme a trouvé ses nouveaux électeurs.
C’est également ce qu’explique Jean-Yves Dormagen : à partir d’un premier noyau populaire, anti-système et identitaire, l’électorat frontiste a évolué vers des valeurs de droite plus classiques, incluant certains libéraux de jadis : « L’inexorable déclin des LR et la déception à l’égard d’Emmanuel Macron ont permis à Marine Le Pen de séduire un électorat plus modéré, plus proche de la droite ‘traditionnelle’ ». Les électeurs RN de 2024 ressembleraient ainsi beaucoup aux électeurs UMP de 2007 ou 2012.
Reste à savoir si cette donnée électorale est aussi une donnée géographique.
Pour cela nous comparons les cartes des votes pour Nicolas Sarkozy à la présidentielle de 2007 (31,2 % au niveau national au 1er tour) et pour le RN et LR-RN en 2024. Au niveau départemental, il y a quelques similarités, mais elles ne sont pas complètes. Les départements qui ont le plus voté Sarkozy en 2007 sont les Alpes-Maritimes et le Var, deux départements méditerranéens où le RN est aujourd’hui très implanté. Sarkozy était également le candidat préféré de nombre de Corses et de quelques départements de l’Est, comme l’Aube.
Pour autant, il subsiste des différences majeures entre les deux cartes et le graphique de corrélation ne montre pas de tendance linéaire. Ainsi, le vote Sarkozy était très bien implanté à Paris et dans l’ouest parisien : les Hauts-de-Seine étaient en 2007 le 3e département sarkozyste (38,3 %), alors que c’est aujourd’hui l’avant-dernier département RN. Les Yvelines étaient quatrièmes et 35 % des Parisiens ont voté Sarkozy en 2007 là où seulement 11 % ont voté RN en 2024. Le vote Sarkozy n’était pas si bien implanté que cela dans l’Est : en Haute-Marne, le premier département frontiste, seulement 32 % des citoyens ont voté Sarkozy en 2007, soit la moyenne nationale. Idem pour la Haute-Saône ou la Meuse. Dans le Pas-de-Calais, autre symbole du succès du RN, où est élue Marine Le Pen, seuls 26 % de la population votaient Sarkozy (25 % pour Ségolène Royal). La proximité entre l’électorat sarkozyste de 2007-2012 et l’électorat RN de 2024 semble donc plus sociologique que géographique.