Dans la grande mutation de la vie politique française, il faut étudier les données et les représentations qui façonnent les législatives 2024. Pour ausculter la résistible ascension du RN, nous avons réuni le politologue Olivier Roy, la journaliste Ivanne Trippenbach et le sociologue Félicien Faury.
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Olivier Roy, vous avez forgé dans les pages de la revue le concept de « grand recentrement ». Pourriez-vous revenir sur cette clef d’explication à partir de ce qui vous semblent être les principales caractéristiques du vote RN aujourd’hui ?
Olivier Roy
Avant d’en venir au concept même du grand recentrement, il faut procéder à quelques rappels.
Premièrement, cela peut paraître contre-intuitif, mais l’ascension du RN ne concerne pas les villes ou les quartiers de proche banlieue.
Cette dimension est liée, me semble-t-il, à un changement de population. Il y a beaucoup plus de villes avec de fortes concentrations de populations d’origine immigrée, et le vote la France insoumise est massivement un « vote des quartiers ».
La leçon à en tirer est intéressante : quand une ville est réellement mixte, complexe, diverse, cela ne fait pas monter le vote RN, au contraire. De même, Éric Zemmour a toujours plafonné entre 3 et 6 % dans les grandes villes.
En revanche, dans les campagnes, le vote RN est massif — et c’est en partie pour cela que l’échelle de la circonscription peut conduire à une majorité de votes RN.
Pour pousser l’analyse, je prendrai le cas d’une ville que je connais bien : Dreux. Il n’y a pas beaucoup d’immigrés dans les villages et les petites villes autour de Dreux. On a d’un côté la vie réelle, c’est-à-dire une société très mixte et un peu métissée ; et de l’autre côté, une société beaucoup moins mélangée, dans laquelle les gens ont une image et une représentation de la France qui est en décalage avec leur vécu quotidien. Les questions de représentation sont très importantes pour comprendre le vote RN : lorsque l’on se penche sur les résultats, la réalité des faits va à l’encontre de ces imaginaires plaqués — et alimentés par la thèse complotiste du « grand remplacement ».
Deuxièmement ce n’est pas vraiment l’immigration qui est le moteur du RN mais plutôt une contestation de type « gilets jaunes » — les gens sont exaspérés par le mépris perçu à Paris.
Deux thématiques très précises permettent d’observer cette cristallisation : les déserts médicaux et les transports. Il est très compliqué désormais de trouver un médecin ; c’est une difficulté telle qu’elle conduit à la diffusion d’un sentiment de paupérisation et de perte de qualité de la vie qui est très répandu. Cette impression de déclassement concerne aussi les transports : il est régulièrement — et en de nombreux lieux — annoncé qu’il n’y aura pas de train le week-end, que c’est ainsi, ou qu’il n’y aura plus aucun passage après 21h58 par exemple. C’est un fait asséné, sans discussion, sans information préalable. Tout cela conduit à une espèce de ras-le-bol, de mépris anti-establishment, anti-élite, anti-parisien. Le « vote de protestation » que cela induit nous ramène directement aux gilets jaunes : d’un point de vue géographique, nous sommes largement dans le périurbain, là où les gens dépendent de la voiture et du train pour aller travailler.
Et le troisième et dernier point que je voulais mentionner, c’est la banalisation du RN — et c’est là qu’on en vient au « grand recentrement ».
Dans le fond, le parti de Le Pen et Bardella n’apparaît plus idéologiquement très différent des autres.
On sonne le clairon contre le fascisme, les années 30… — cela était vrai pour le père Le Pen, mais Marine Le Pen a réussi la normalisation et la banalisation de son parti parce qu’elle reprend des thèmes qui sont également développés par la droite, le centre droit, et la gauche : en particulier celui de la laïcité. Ainsi, elle ne fait pas d’islamophobie au nom de la défense des valeurs chrétiennes. Elle n’est pas du tout sur le registre de l’abolition du droit à l’avortement ou du refus du mariage homosexuel. Au contraire : elle reprend un thème et un ton qui ont été développés très largement au centre, par Manuel Valls en particulier. Elle s’est ralliée à ce que j’appelle la laïcité autoritaire, qui vise plutôt l’islam que ce qui reste du catholicisme de France.
Elle abandonne les références religieuses chrétiennes et catholiques qui ne fonctionnent plus électoralement — au point d’être devenues désormais les références d’une petite secte qui veut la messe en latin. C’est aussi ce qui explique le rétrécissement de la base électorale d’Éric Zemmour, qui en avait fait son pari. Je comprends ainsi l’abandon de Marion Maréchal, qui a finalement compris que ce pari était perdant et qui s’est réalignée avec un positionnement mainstream sur le refus du voile, l’imposition d’une laïcité autoritaire, les valeurs de la République, etc.
Depuis 2015 — c’est très largement une conséquence des attentats — ce glissement a ouvert le centre à Marine Le Pen. La banalisation idéologique n’est donc pas tant le fait d’un changement de discours que d’une jonction de son positionnement avec le manière de rejoindre un discours autoritaire qui est maintenant dominant au centre et au centre-gauche.
Ivanne Trippenbach, est-ce que ce que vient de décrire Olivier Roy résonne avec ce que vous pouvez observer sur le terrain de la stratégie de Marine Le Pen et de Jordan Bardella ?
Ivanne Trippenbach
J’ai suivi le quotidien de ce parti entre 2017 et 2022 : ces cinq années correspondent à une période d’accélération de la normalisation et de préparation de l’accession au pouvoir du RN.
Revenir sur les facteurs et les grandes étapes de cette ascension permet de nuancer l’idée de son caractère irrésistible — malgré la situation que l’on connaît actuellement. Pendant ces années-là, on a clairement assisté à une notabilisation des cadres du RN, un travail programmatique pour normaliser son projet et intégrer par exemple des éléments plutôt issus de la droite ; puis, progressivement, une acceptation de l’opinion publique et un travail sur la représentation qu’on a de ce parti. En cela, le moment pivot a été 2017. C’est à partir de l’électrochoc de la défaite et de l’humiliation de Marine Le Pen lors du débat présidentiel d’entre-deux-tours qu’elle se trouve à une croisée des chemins : on la décrit alors comme politiquement défaite et même morte dans son propre camp.
C’est le moment qu’elle saisit pour se métamorphoser, pour métamorphoser son parti et l’image qu’elle en donne auprès de la population. Elle changera tout, radicalement — à commencer par le nom. En 2018, le Front National devient ainsi Rassemblement National. C’est à cette période qu’elle crée quasiment ex nihilo Jordan Bardella — un militant, qui a gravi tous les échelons internes au parti et qu’elle repère avant les autres. Sur ce petit jeune talentueux, elle fait un pari contre toutes les voies internes à son parti : elle le place en tête de liste des Européennes de 2019.
Puis, il prend de la profondeur, de l’épaisseur. Médiatiquement, il se crédibilise et s’installe progressivement comme le dauphin de Le Pen.
L’émergence de cette figure est capitale, car Jordan Bardella est la clef de l’assise du RN aujourd’hui, notamment vis-à-vis des élites ou de la droite, qui a aussi contribué à la normalisation en miroir de ce parti.
Au-delà des revirements programmatiques, ces quelques années ont été celles d’un travail sur les représentations et sur la sémantique de Marine Le Pen.
La manière dont elle s’approprie le discours républicain sur la laïcité, que mentionnait Olivier Roy en est un bon exemple. En parallèle, elle s’adoucit sur différents aspects — par exemple le Frexit et la sortie de l’euro, qu’elle a abandonnée très vite après 2017. Elle devient plus respectable également vis-à-vis des milieux économiques, des grandes entreprises.
Si elle maintient un discours populiste toujours très fort contre l’oligarchie et une « caste dirigeante », elle l’agrémente d’éléments plutôt conservateurs et parfois libéraux, à même de parler à toute une partie du pays, bien plus large que son électorat historique. Cela lui permet de rendre son parti plus acceptable aux yeux des franges plus aisées et plus diplômées de la population par rapport à son socle original.
Un autre aspect de cette période historique doit retenir l’attention : en dehors de la stratégie et de la réussite qu’on attribue à Marine Le Pen dans ces années-là, elle a beaucoup bénéficié du contexte et des stratégies adverses.
Elle est souvent décrite comme un animal politique avec une forte intuition : c’est parfaitement vrai. Sur la période, elle a toujours su saisir l’opportunité des erreurs de ses adversaires : on peut penser par exemple à Jean-Luc Mélenchon sur lequel elle a beaucoup travaillé pour nourrir le contraste offert par rapport au spectacle donné par une partie de la gauche à l’Assemblée nationale — c’est ce qu’on a appelé la « stratégie de la cravate ».
Depuis les attaques terroristes du 7 octobre, elle a beaucoup joué sur un renversement de discours — notamment vis-à-vis des Français de confession juive — qui a été flagrant durant la campagne des Européennes des 6-9 juin. Elle a beaucoup joué aussi sur les atermoiements du pouvoir en place sous Emmanuel Macron, qui hésite constamment dans la stratégie à adopter face à l’extrême droite. L’idée dominante était qu’en luttant contre le chômage et en favorisant le retour à l’emploi, le Rassemblement national baisserait. Ce calcul s’est avéré faux — on l’a vu avec les différentes élections intermédiaires et la présidentielle de 2022. Cette hésitation sur la politique à suivre a sans doute contribué à légitimer ce parti et ses membres. Lorsqu’Emmanuel Macron reprend certains des termes et des idées du RN comme « l’ensauvagement », la « décivilisation », « l’immigrationnisme » ou bien lorsque des débats ou des moments clefs républicains sont organisés en présence de Jordan Bardella, le RN et ses leaders sont légitimés. C’est une dynamique très claire et manifeste dans les enquêtes d’opinion.
Marine Le Pen a une formule : la « victoire idéologique ». Elle aurait — comme son père Jean-Marie — eu raison avant tout le monde. Cela vient se surajouter à des problèmes de fonds qui sont réels et qui ont été mentionnés aussi. Elle a su habilement saisir la thématique des déserts médicaux, les problèmes de transport, la peur du déclassement, qui se sont manifestés à mesure de la mutation de l’électorat, de manière éclatante en 2022, quand les députés RN se sont implantés dans des circonscriptions de droite et de gauche qui n’avaient jamais voté RN auparavant.
Cette combinaison d’une multitude de facteurs et de stratégies diverses et variées nous conduit à la situation qu’on connaît aujourd’hui.
Félicien Faury, dans votre enquête Des électeurs ordinaires (Seuil, 2024), vous revenez sur un prisme fondateur — le racisme — et montrez à quel point en réalité il reste aujourd’hui une source importante pour expliquer ce vote. Est-ce que vous pourriez nous expliquer comment vous arrivez à ce résultat et quelles sont les implications concrètes ?
Félicien Faury
Il faut d’abord revenir à la méthode et l’épistémologie de mon approche : je suis sociologue et politiste. Plus précisément, je me définis souvent comme sociologue du politique. Je fais partie des chercheurs et des chercheuses qui considèrent que les phénomènes politiques, et notamment les phénomènes électoraux, sont aussi des faits sociaux et que pour les comprendre, il faut comprendre les conditions matérielles d’existence — en l’occurrence des électeurs et des électrices — et comment ils s’y rapportent subjectivement — c’est-à-dire leur vision du monde. Cela impliquait concrètement d’aller discuter avec ces personnes qui mettent un bulletin Marine Le Pen dans l’urne — « Marine », comme on l’appelle souvent sur mon terrain.
J’ai travaillé un peu sur la même période qu’Ivanne Trippenbach, de 2016 à 2022, d’une élection présidentielle à l’autre. Et j’ai travaillé sur ces territoires où le vote FN-RN qu’on disait autrefois honteux, tabou, ne l’est pas ou ne l’est plus. C’est notamment le cas, de manière frappante, dans le Sud-Est de la France, pour tout un ensemble de raisons qu’on pourra détailler. Il me semble que c’est souvent un type d’électorat et un type de territoire qu’on oublie un peu lorsqu’on parle du RN — même s’il ne faut pas caricaturer l’opposition entre RN du Nord et RN du Sud.
Ce qui m’intéressait, c’est comment la normalisation du RN ne s’effectue pas seulement par le haut dans les champs médiatique et politique — même si c’est par ailleurs une question cruciale à étudier : qu’est-ce qui a conduit à une telle acceptation dans les élites ? Ce qui m’intéressait, c’est ce que j’appelle la « normalisation par le bas » ou la normalisation ordinaire, c’est-à-dire comment, dans les interactions quotidiennes, dans les conversations communes, le vote RN et ce à quoi il renvoie se retrouve normalisé ; comment le RN devient une option politique légitime, voire valorisée dans certains cas. Mon enquête est un travail de terrain, avec des matériaux qualitatifs, très fortement nourri par des statistiques électorales de ce qu’on connaît comme variables lourdes du vote RN. Cette vie sociale des variables, en quelque sorte, a suscité mon intérêt. Autrement dit : comment ce que l’on sait beaucoup jouer dans le vote RN se traduit-il concrètement dans la vie des gens ?
Prenons un exemple : la question du diplôme. On sait que la faiblesse du diplôme est l’un des facteurs les plus prédictifs du vote RN. Or actuellement, c’est un résultat très stable. Sur mon terrain, la question scolaire est également prégnante : le rapport à l’école, la défiance vis-à-vis de l’école, l’inquiétude vis-à-vis de ses enfants, etc. sont des dimensions très présentes dans le vote RN.
Autre exemple, le sentiment anti-élite qu’on retrouve également très régulièrement dans les enquêtes statistiques sur le vote RN. Ce que je vois et que j’ai essayé de montrer dans mon livre, c’est de distinguer entre élite économique et élite culturelle et de voir comment elles sont critiquées, de quelle façon, depuis la position sociale qui est celle des électeurs, des électrices du RN.
Enfin, l’autre élément que l’on connaît du vote RN et qui est toujours d’actualité, c’est ce que les sondages appellent le « rejet de l’immigration ». Il est, là encore, souvent la priorité numéro un des électeurs — même si cela peut changer. Ce que je trouve derrière ce rejet de l’immigration, c’est plus particulièrement le rejet des immigrés. Dans mon livre, je prends vraiment soin de mettre « immigrés » et « étrangers » entre guillemets, parce que sur le terrain, lorsque vous discutez avec des électeurs et des électrices du RN, ce qu’ils désignent par immigrés, ce ne sont pas du tout les étrangers et immigrés au sens strict et juridique.
Ce sont les personnes qui n’en finissent pas d’être issues de l’immigration, comme on dit. De fait, cela désigne ce qu’on appelle en sciences sociales les minorités ethno-raciales dans leur ensemble.
C’est là qu’on en vient à la question du racisme.
Il faut continuer à la regarder avec lucidité et ne pas l’évacuer des discussions publiques lorsqu’on veut expliquer le vote RN. Il s’agit plus précisément de s’intéresser non pas seulement au racisme mais à sa politisation et à son électoralisation, à ce qui fait que certains affects racistes se retrouvent activés électoralement et se transforment en vote.
La deuxième chose que j’essaie de soulever tout au long de mon enquête, c’est l’articulation de ces formes de racialisation à des expériences de classe qui peuvent être douloureuses, liées à des questions territoriales, aux questions de transport, etc.
Je pense qu’il faut essayer de sortir du questionnement sur la raison principale qui conduirait au vote RN mais plutôt s’intéresser aux thématiques. Le sociologue Stuart Hall nous enseigne que l’idéologie vient en grappes. Autrement dit : il n’y a jamais qu’une seule thématique. Au contraire : tout le travail idéologique consiste à créer des clusters de thématiques qui se mettent à fonctionner ensemble tout le temps. Et ce qu’est parvenu à faire aujourd’hui le RN — après y avoir travaillé sans relâche depuis une quarantaine d’années — en alliant la question migratoire — en fait la question raciale — à la question dite sociale, celle des positions de classe et des inégalités de classe.
On retrouve une forme de paradoxe que vous pointiez dans votre article Olivier Roy : il semble qu’on ait beaucoup de mal à aborder cette question du racisme lorsqu’elle ne se découple pas — comme c’est le cas dans le RN de Le Pen et Bardella — d’une substance libérale.
Olivier Roy
Tout à fait. Pour le dire vite, le blocage sur la question du racisme vient du fait que les choses sont présentées différemment — bien au-delà, d’ailleurs, du RN.
Le concept mis en avant à peu près partout est désormais la défense de notre mode de vie. On ne parle plus tellement de culture parce que les gens ne savent pas très bien ce que la culture française ou européenne est — surtout avec cette crise des diplômes et de l’enseignement que nous évoquions plus tôt. On défend plutôt un mode de vie. Et on défend très souvent justement les valeurs libérales d’un mode de vie — par exemple la place de la femme, la liberté sexuelle, etc. Mais on ne les défend plus comme des valeurs universelles : c’est là qu’est le grand changement.
Jusque-là, tout ce qui concernait la défense des libertés, la question de l’avortement, le féminisme, étaient définis comme des valeurs universelles qui s’appliquaient partout. Maintenant, de plus en plus, on entend les gens dire « c’est notre mode de vie : nous vivons comme cela et les autres ne vivent pas comme nous ». Les valeurs deviennent des marqueurs identitaires et c’est dans cette transformation que s’opère le recentrement. Cela permet de faire des Lumières non plus un mode de pensée universel mais au contraire la défense d’un mode de vie qui peut être très étroit, très étriqué. Marine Le Pen a su surfer là-dessus.
On critique parfois les personnalités populistes sur le fait qu’elles ne seraient pas fidèles à leur vision supposée conservatrice et chrétienne de la France et de l’Europe, qu’elles seraient dissolues, qu’elles aimeraient faire la fête, etc. Certaines figures sont très souvent critiquées par exemple par les journaux de gauche en disant en disant qu’elles ne représentent pas les valeurs auxquelles elle demande d’adhérer. On se trompe : c’est précisément ce qui fonctionne pour Meloni en Italie, comme pour Geert Wilders aux Pays-Bas, comme pour la politique que mène le parti social-démocrate de Danemark, qui est très anti-immigrés et anti-islam alors qu’il reste un parti de gauche.
On a assisté à un véritable retournement dans lequel des valeurs qui étaient défendues comme universelles depuis 1945 se sont transformées en marqueurs identitaires des Blancs — en gros des sociétés européennes et de la société française — contre un Islam qui devient maintenant la métaphore de l’étranger et de l’immigration. À l’extrême droite, on parle d’ailleurs aujourd’hui moins des immigrés que des musulmans.
Le RN bénéficie d’un glissement où la gauche dit en substance : « nous n’avons rien contre les immigrés, on leur reproche surtout de s’accrocher à des pratiques religieuses obscurantistes ». C’est ce que j’évoquais avec la ligne de la laïcité autoritaire. Marine Le Pen a repris à son compte cet argument en disant : « vous voyez, effectivement, le problème ce n’est pas tellement l’immigration — sauf l’immigration actuelle bien sûr — c’est bien l’islam. C’est parce que ces gens-là continuent à défendre des valeurs qui sont opposées à notre mode de vie ».
Le mode de vie : voilà aujourd’hui le moteur du RN. On continue à chercher du fascisme, du christianisme, des valeurs traditionnelles là où les électeurs du RN n’en ont, en fait, rien à faire.
Ivanne Trippenbach, a-t-on assisté de la part du RN à une stratégie explicite de muselage de la base pour mettre en lumière le sommet — et éviter ainsi de faire émerger trop explicitement ce dont parlait Félicien Faury : une dimension ethno-nationaliste présente dans l’électorat.
Ivanne Trippenbach
Oui, c’était flagrant il y a quelques années parce que le Rassemblement National est un parti assez autoritaire, vertical et très centralisé autour de ses chefs. Il y avait très peu d’interlocuteurs et le parti était très verrouillé. Tout discours qui était diffusé était très contrôlé. C’était le cas même dans cette législature dans laquelle ils alignaient tout de même 88 députés : la parole publique du parti était concentrée dans un nombre restreint de porte-paroles et l’accès aux dirigeants était toujours compliqué.
Toutefois, si rien n’était facile, ils étaient plutôt en demande. Autrement dit : c’était aussi une manière pour eux d’intégrer le système qu’ils critiquaient que d’apparaître dans des médias dits installés, dits mainstream.
Aujourd’hui, la donne a changé puisque le système médiatique a évolué, avec des médias privés — notamment ceux appartenant à Vincent Bolloré — qui sont très favorables à inviter des personnalités issues de ce parti ou plus largement de l’extrême droite de l’échiquier politique. Ils disposent donc d’une palette plus élargie pour dérouler leur discours.
Quel contenu peut-on obtenir des dirigeants du RN ? Délivrent-ils une information honnête et en adéquation avec leur projet, leur pensée ou leur programme ?
C’est une question plus intéressante encore que celle de l’accès aux personnalités.
Au plan démocratique, c’est un véritable sujet. On peut analyser tous les facteurs de succès de ce parti : si les électeurs n’ont pas une vision claire des propositions et des conséquences de leur vote, les conséquences pour la suite peuvent être particulièrement regrettables. La question du racisme et du rejet de l’autre est toujours prégnante dans les discours dès lors qu’on prend un petit peu le temps de discuter — plutôt en privé que sur les plateaux de télévision — avec des membres de ce parti-là, y compris chez les électeurs.
Cela me fait penser à un concept développé par Pierre Rosanvallon, « le racisme compensateur » : c’est la désignation d’un bouc émissaire et le fait d’offrir une sorte de reconnaissance symbolique à une partie de la population qui se sent déclassée ou mal considérée par les élites en place. Marine Le Pen — et Jordan Bardella à sa suite — ont énormément agi sur ce levier. C’était le cas jusqu’à très récemment, lorsqu’ils désignaient, par exemple lors de la campagne présidentielle, les « gaspillages d’en bas », la fraude issue de l’immigration, etc.
L’idéologie nationaliste et nativiste imprègne toujours, évidemment, le programme du RN. On le voit par exemple dans leurs propositions vis-à-vis des binationaux ciblant aussi l’establishment — ils se verraient interdire un certain nombre d’emplois dans les administrations publiques, ce qui conduit à opérer une distinction entre Français d’origine étrangère qui ont une autre nationalité et Français qui ont seulement la nationalité française — ou dans leur proposition de préférence nationale — qui distingue entre les nationaux et les étrangers pour accéder aux mêmes droits dans des situations similaires.
Enfin, on parle peut-être un peu moins aujourd’hui dans le système médiatique de la question du racisme parce qu’on craint parfois en tant que journaliste d’être taxé de mépris social, de stigmatisation de ce parti, de caricature : c’est omniprésent au sein de la profession où une forme d’autocensure sur ce sujet s’est diffusée.
Comment en est-on arrivé là ?
Le RN a très bien su jouer sur les verrous qui permettent de rendre un parti acceptable. Comme le disait Olivier Roy, le RN a su utiliser des concepts universalistes en les détournant et en les vidant de leur substance. Marine Le Pen se présente par exemple comme une championne de la laïcité depuis quelques années — notamment depuis les attentats de 2015. En réalité, derrière ce terme, il y a un projet réel qui est de traquer ce qu’elle appelle « l’idéologie islamiste » dans tous les pans de la société — ce qui passerait par exemple par l’interdiction du voile islamique. Lorsqu’on parle aux dirigeants du parti, ils avouent assez clairement penser qu’une personne qui porte le voile est islamiste. Une interprétation de certains concepts de leur part permet en effet de masquer des propositions concrètes, réelles, qui existent dans leur programme.
De même, le RN a réussi à faire de la solidarité nationale une solidarité nationaliste — et non plus la solidarité de la nation à l’égard de tous ceux qui vivent sur le territoire de la République. Autrement dit, il est devenu légitime de s’interroger sur la pertinence de donner des prestations sociales dans les mêmes conditions à des étrangers qui travaillent en France en situation régulière qu’à des nationaux.
Enfin, la clef universelle dans le discours de Marine Le Pen et de Jordan Bardella, c’est bien sûr le peuple. C’est très connu et c’est inhérent à la rhétorique populiste qu’ils emploient. Quand ils parlent de peuple, en creusant, on se rend compte que ce peuple est excluant : il exclut les élites, l’oligarchie d’en haut, mais aussi les « gaspillages », comme ils disent, d’en bas. Autrement dit, les personnes qui sont associées soit à de l’assistanat, soit aux immigrés et aux corps étrangers dans la société française, perçue comme homogène.
Sur cette continuité doctrinale, la suppression du droit du sol est sans doute l’une des choses les plus frappantes : elle marquerait une rupture dans l’histoire de la République et peut-être même de la France. Mais ces éléments de radicalité sont tempérés dans ce qui ressemble parfois à des couacs de communication — on pense à Sébastien Chenu obligé récemment de rétropédaler sur la double nationalité. Y a-t-il une intentionnalité tactique dans ce mouvement de balancier entre le recentrement et la radicalité ?
Félicien Faury
Premièrement, ce qu’il faut dire et ce que les sociologues connaissent bien, c’est que ce qui intéresse les politistes, globalement, n’intéresse pas la majorité de la population. Autrement dit : les gens ne suivent pas avec attention les programmes, l’écho médiatique et les couacs. Je pense que la plupart des choses dont on parle ne sont pas forcément perçues par tout le monde — et encore moins par les personnes qui se tiennent plutôt éloignées et défiantes vis-à-vis de la politique.
Je suis pour autant frappé par la phrase qui revient comme une petite musique dès lors qu’on parle de radicalité : « le RN dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas ». À mon avis c’est plutôt l’inverse : le RN dit tout bas ce que, désormais, tout le monde peut dire tout haut.
Ce que j’ai constaté sur le terrain, c’est que les représentants officiels du RN disent tout bas, avec beaucoup de précaution, d’euphémisation et de détours, ce qu’on me disait tout haut et souvent sans grand problème. Il existe donc bien une stratégie d’ajustement aux normes politiques et médiatiques du RN en tant que parti. Il me semble qu’on assiste en fait à des formes de lapsus, de révélations de ce qui compte vraiment pour ce parti. Des enquêtes ont été menées sur le programme économique du RN et ses variations. Ce qui ressort sur les quarante dernières années, c’est qu’effectivement, sur tout un ensemble de sujets, le RN et avant lui le FN demeure très flou — et surtout change souvent de doctrine économique d’une élection à l’autre. Le cas de l’euro est assez caricatural. S’il y a, en revanche, une mesure qui ne change pas, c’est cette question de la préférence nationale qui est présentée dans le programme comme une question socio-économique — c’est même un pilier du programme économique du RN. Pour les électeurs et les électrices ordinaires du RN, la question de l’immigration est donc avant tout une question matérielle. Elle sous-entend pour eux une baisse d’impôts, davantage d’aides sociales ou davantage d’emplois si les minorités sont moins incluses que d’autres dans le marché du travail et dans la solidarité nationale.
Le RN est très fort pour capter une certaine demande sociale et électorale mais il est aussi très bon sur l’offre politique. La prouesse de ce parti, depuis 40 ans, est que dès qu’il y a eu une scission, une opposition au sein de la famille politique d’extrême droite, elle a été laminée et minorisée par le RN. C’est une force qui devient hégémonique dans cet espace politique-là et qui arrive à capter tout l’électorat correspondant. C’est ce que n’arrive pas à faire la gauche : elle s’est certes rassemblée mais il n’y a pas de force hégémonique en son sein.
Concernant la question de l’antisémitisme et la question du racisme, comme d’habitude, dès qu’il y a une élection, les journalistes vont chercher ce qu’on appelle les dérapages — qui sont un peu une constante au sein du Rassemblement national. Sur les réseaux sociaux, de nombreux candidats ont des propos racistes ou antisémites.
Un certain nombre de candidats avaient tenu des propos antisémites, qui ont été immédiatement condamnés par le RN. En revanche, il y a eu l’épisode avec le témoignage de Divine, une femme qui a été victime de propos racistes par ses voisins, sympathisants du RN. De manière intéressante, Marine Le Pen, cette fois-ci, a défendu les dits sympathisants en niant le caractère raciste de l’événement.
Cette priorité donnée au « rattrapage » sur l’antisémitisme plutôt que sur le racisme est cohérente avec la ligne du parti depuis de nombreuses années. Louis Alliot, alors cadre important du FN, avait était très clair sur la stratégie : « la dédiabolisation, c’est la question de l’antisémitisme : c’est cela qu’il faut combattre ». Par conséquent, le racisme anti-arabe ou l’islamophobie sont beaucoup moins une priorité — voire, à mon avis, sont plutôt un facteur de mobilisation qui distingue le parti RN des autres partis politiques — que l’antisémitisme.
Effectivement, on joue un peu à front inversé sur la question de l’antisémitisme, qui est devenu un critère d’institutionnalisation important depuis le 7 octobre d’une façon manifeste et depuis le début de la campagne de manière encore plus claire. Est-ce pensé comme tel ?
Ivanne Trippenbach
Le discours du Rassemblement national à l’égard des Français de confession juive est une stratégie qui date de plusieurs années. Félicien Faury a à juste titre mentionné Louis Aliot, qui était surnommé « Loulou la purge » précisément parce qu’il avait théorisé cette idée de purger tous les éléments antisémites les plus radicaux et visibles – puisqu’il y en a toujours – au sein du parti au fil des années.
Cela s’est accéléré après le 7 octobre, et même depuis la campagne présidentielle de 2022. Récemment, on l’a vu par exemple à travers la famille Klarsfeld — ancien chasseurs de criminels nazis, autorités morales pour tous les républicains qui s’intéressent à ces questions. Serge Klarsfeld s’est exprimé publiquement en disant qu’il voterait pour le RN face au parti de Jean-Luc Mélenchon alors qu’il y a quelques années, il mettait encore en garde en disant en disant « attention le Front National essaie d’attraper les juifs pour se rendre respectable ».
Le RN a ainsi fait de la lutte contre l’antisémitisme — apparente en tous les cas — un élément absolument clef de sa normalisation, et je dirais même de diabolisation de la gauche parce que c’est quelque chose qui revient très souvent pour disqualifier la France insoumise dans la bouche de Marine Le Pen et de Jordan Bardella. Cela leur permet de les décrire comme non républicains, voire dangereux pour la paix civile et l’égalité dans ce pays, contrairement à eux — qui protégeraient à la fois la communauté juive et qui, entre les lignes, reprend la question du racisme vis-à-vis des minorités qui sont associées aux personnes qui vivent en banlieue, aux jeunes qui manifestent avec des drapeaux palestiniens ou avec le drapeau algérien les soirs de match de football.
Félicien Faury, est-ce que cet écart se retrouve aussi chez les « électeurs ordinaires » ? Est-ce qu’on assiste aussi à un réalignement sur ces thématiques et à une intégration de l’usage stratégique de cette dimension pour arriver au pouvoir ?
C’est difficile à dire, mais il est vrai que la figure un peu négative du « nazi » revient souvent, pour s’en distinguer. C’est un mécanisme très commun : pour se dédouaner de sa propre participation à une idéologie d’extrême droite ou au racisme, on va désigner pire que soi et tenter de s’extirper de ce périmètre. Il faut être vigilant à ne pas reproduire ce mécanisme avec l’extrême droite, en se disant que ce seraient eux les méchants racistes et soi-même se blanchir, se dédouaner du processus de racialisation auquel on peut participer.
Cela me permet de rebondir sur la question du mépris social, qui peut effectivement exister. Le fait d’insister sur le racisme qui s’exprime dans le vote RN, peut, selon la personne qui émet ce constat être compris comme du mépris social du fait d’une définition du racisme qui n’est pas la mienne mais qui est rattachée à la question de l’ignorance, à de l’archaïsme, de la bêtise. Il faut toujours rappeler le caractère transversal et multiforme du racisme : on trouve du racisme dans les classes populaires, mais également dans les classes moyennes, dans les classes supérieures, au sein de la bourgeoisie culturelle de gauche. Vous pouvez avoir des personnes qui vont avoir des pratiques discriminatoires, mais n’avoir aucun mot plus haut que l’autre, et lorsqu’on va les interroger dans des enquêtes par sondage, ne pas se dire hostile aux immigrés, ne pas avoir de propos racistes. C’est pourquoi il faut être attentif à la nature du racisme qui n’est pas seulement un discours, une pensée, mais aussi une relation de pouvoir que l’on trouve de manière transversale dans tout l’espace social.
D’un autre côté, s’il est évident que du racisme s’exprime dans le vote RN, l’extrême droite n’a absolument pas le monopole de la production du fait social raciste. Il y a une forme de mépris de classe inversé à estimer que les classes populaires seraient exemptes de cela. Ce travers me semble présent dans les travaux de Julia Cagé et Thomas Piketty : une omission du sentiment anti-immigré lorsque l’on s’adresse à des classes populaires rurales. Je pense que c’est faire preuve d’un manque de lucidité sur cette question.