Pour nous aider à déchiffrer le passé et le présent, les mots de Carlo Ginzburg ont souvent accompagné la revue. Après Federico Chabod, l’inventeur de la microhistoire se penche ici sur l’héritage de celui dont la lecture a déclenché sa vocation : Marc Bloch. Pour recevoir toutes nos publications, découvrez les offres pour vous abonner au Grand Continent

Comment s’est produite votre rencontre avec Marc Bloch ?

Par hasard, à l’âge de dix-huit ans. J’étais entré à l’École normale supérieure de Pise, incertain quant à la voie à suivre. Mais un séminaire de Delio Cantimori sur Burckhardt, puis le colloque annuel d’Arsenio Frugoni me poussèrent vers les études historiques. C’est Frugoni lui-même qui me proposa de choisir Les Annales comme thème de son colloque. De quoi pouvait-il donc s’agir, me suis-je alors demandé ? Je n’en savais rien.

J’ai alors trouvé la collection complète de la revue dans une bibliothèque de Pise, près de l’université, où j’ai également découvert pour la première fois Les Rois thaumaturges, dans la première édition de 1924.

Connaissiez-vous l’histoire personnelle du résistant ?

Oui, j’avais lu Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, qu’il avait rédigé pendant ses années de détention et qui fut publié à titre posthume en 1949. Les études, la Résistance, la mort aux mains des nazis — tout, chez Bloch, me ramenait à mon père. Ma relation avec Bloch était clairement conditionnée par la figure paternelle. Disons que ce fut l’étincelle initiale, d’où est né un dialogue qui ne s’est jamais interrompu.

Les études, la Résistance, la mort aux mains des nazis — tout, chez Bloch, me ramenait à mon père.

Carlo Ginzburg

Que s’est-il passé ensuite ?

Les Rois thaumaturges ont été un véritable coup de tonnerre. En lisant ce livre, j’ai compris que je devais essayer d’apprendre le métier d’historien. J’hésitais entre l’histoire de l’art, l’histoire littéraire, la linguistique et la philosophie. Par la suite, je suis passé librement d’une discipline à l’autre. Mais le moment décisif a été la rencontre avec Bloch.

Qu’est-ce qui vous a frappé dans cette œuvre ?

Au début, un sentiment de surprise : je ne pensais pas qu’un historien pouvait écrire un tel livre. Puis, au fil des années, une prise de conscience plus mûre est intervenue.

Dès 1965, alors que j’examinais un recueil d’essais de Bloch publié en France, j’ai compris le double niveau dans lequel Bloch évoluait. Les Rois thaumaturges étaient consacrés à une gigantesque fausse nouvelle — la croyance que les souverains de France et d’Angleterre, au Moyen Âge, avaient le pouvoir de guérir la peste et les écrouelles. Que fait Bloch ? D’une part, il démystifie les fausses croyances en en montrant la genèse et les objectifs politiques — c’est le projet voltairien —, d’autre part, il analyse les représentations collectives qui ont rendu possible la croyance dans le pouvoir thaumaturgique des rois. Ce n’est pas un hasard si l’épigraphe du volume est tirée des Lettres persanes de Montesquieu : « Ce roi est un grand magicien ». La combinaison de ces deux perspectives m’a marqué à jamais : toutes mes recherches en portent des traces évidentes, même dans la distinction explicite entre « vrai », « faux » (falso) et « feint » (finto).

C’est en lisant Les Rois thaumaturges que j’ai compris que je devais essayer d’apprendre le métier d’historien.

Carlo Ginzburg

Dès votre premier livre, Les Batailles nocturnes1, vous rendez hommage à l’historien français.

Oui, à sa manière, j’ai fait une distinction entre la comparaison historique et la comparaison ethnographique. Mais dans Le Sabbat des sorcières2, je suis allé plus loin — en analysant à la fois le complot et la croyance au complot. Plus généralement, je peux dire que sa lecture a marqué ma trajectoire vers la microhistoire : dans Les Rois thaumaturges, Bloch analyse une série de cas et la microhistoire naît précisément de l’examen approfondi de cas uniques, apparemment marginaux. Son interprétation des témoignages — contre la volonté de ceux qui les ont produits — est également une méthode destinée à porter des fruits.

Vous avez été le premier à relier Les Rois thaumaturges à l’expérience de la Grande Guerre dans laquelle Bloch s’était engagé comme volontaire en 1914.

La relation directe était évidente pour moi et je l’ai explicitée dans un essai publié dans Studi Medievali en 1965, puis dans l’introduction de la traduction italienne des Rois thaumaturges publiée chez Einaudi en 1974. Trois ans après la fin de la Première Guerre mondiale, Bloch publie un texte très lucide intitulé Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, qui peut être considéré comme une introduction aux Rois thaumaturges. Son expérience de sergent d’infanterie en temps de guerre l’a mis en contact avec les fausses nouvelles qui fleurissent sans contrôle dans les tranchées. Et sa grande intuition d’historien a été de considérer les fake news non pas comme un corps étranger à expurger, mais comme l’objet même de la recherche, révélant une mentalité profonde que l’historien a intérêt à analyser. En écrivant Les Rois thaumaturges, Bloch a révélé cette histoire profonde et révolutionné les études historiques.

La grande intuition d’historien de Bloch a été de considérer les fake news non pas comme un corps étranger à expurger, mais comme l’objet même de la recherche, révélant une mentalité profonde que l’historien a intérêt à analyser.

Carlo Ginzburg

Faut-il en déduire que le vécu de l’historien a une influence fondamentale sur son travail ?

Oui, mais tous les historiens qui ont vécu la Grande Guerre n’ont pas ensuite écrit Les Rois thaumaturges ! Cette relation entre l’expérience vécue et le travail de l’historien nous amène à la relation entre le présent et le passé, qui chez Bloch était très critique et contrôlée. Sur ce point également, mon dialogue avec son œuvre s’est poursuivi dans l’essai « Nos mots et les leurs »3. Dans son Apologie pour l’histoire, Bloch écrit en plaisantant que les chimistes, heureusement pour eux, ont affaire à des éléments qui ne se nomment pas eux-mêmes, alors que les historiens ont affaire aux mots des acteurs, qui restent souvent inchangées même lorsqu’ils se réfèrent à une réalité changeante. Dans les années 1930, Bloch se demandait s’il était permis d’utiliser le terme « classe » dans le sens de « classe sociale » à propos du Moyen Âge, alors qu’il avait un tout autre sens. Dans son livre La société féodale, il utilise dans le titre des termes — « société », « féodale » — qui ont une autre signification ou qui n’existent pas au Moyen Âge : mais il insiste dans son traitement sur la perspective des acteurs mis en scène. La recherche historique est le résultat d’un dialogue constant entre nous et eux, qui n’en finit jamais.

Parmi les nouveautés introduites par Bloch figure également une approche multidisciplinaire.

Bloch compare l’historien à un ogre affamé à qui rien de ce qui est humain n’est étranger. Et bien sûr, dans cette image, les distinctions disciplinaires sont levées. Warburg était sarcastique à l’égard des douaniers contrôlant ceux qui franchissent les frontières des différentes disciplines. Mais le problème de l’approche multidisciplinaire, c’est que beaucoup en parlent quand peu la pratiquent effectivement.

La recherche historique est le résultat d’un dialogue constant entre nous et eux, qui n’en finit jamais.

Carlo Ginzburg

La méthode élaborée par Bloch est-elle utile pour comprendre l’ère contemporaine des fake news ?

Le mensonge à des fins politiques a une très longue histoire. Ce qui la rend nouvelle, c’est la vitesse conférée par la technologie. Aujourd’hui, cette vieille histoire croise un autre phénomène qui n’a jamais disparu : la manipulation des foules. « Ce roi est un grand magicien »… Les modalités de cette addiction changent selon les sociétés et les époques. Mais ceux qui pensaient que la manipulation des foules appartenait au passé doivent aujourd’hui se raviser.

Puis-je vous demander vos sentiments les plus personnels — comme fils d’antifascistes — à l’égard de la vague brune qui progresse en Europe ? Et à l’égard d’une classe politique italienne qui n’a pas coupé ses racines avec le fascisme ?

J’ai des sentiments douloureux : je n’aurais jamais imaginé vivre dans une Italie comme celle-là. J’ai toujours refusé d’utiliser le mot « fascisme » en dehors de son contexte spécifique : la thèse du fascisme éternel ne m’a jamais convaincu. Mais c’est pour la première fois à Chicago, pendant la campagne électorale de Trump, que j’ai pensé : « c’est du fascisme ». Et si, aujourd’hui, quelqu’un m’objectait que le fascisme est un phénomène confiné au siècle dernier, je ne l’accepterais pas. Le fascisme a un avenir, précisément à cause de cette malléabilité des foules qui persiste. C’est une pensée angoissante.

Sources
  1. Les Batailles nocturnes : sorcellerie et rituels agraires en Frioul, XVI-XVIIe siècle [« I Benandanti. Stregoneria e culti agrari tra Cinquecento e Seicento »] (trad. de l’italien par Giordana Charuty), Lagrasse, Verdier, 1980, 238 p.
  2. Le Sabbat des sorcières [« Storia notturna : una decifrazione del sabba »] (trad. de l’italien par Monique Aymard), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1992, 423 p.
  3. Carlo Ginzburg, « Le nostre parole e le loro » in La lettera uccide, Adelphi, 2021.
Crédits
Entretien de Simonetta Fiori avec Carlo Ginzburg paru dans Repubblica le 14 juin 2024.