Points clefs
- C’est le clivage autour des questions d’identité, de laïcité, d’islam et de sécurité qui structure le plus l’opinion.
- La réactivation du clivage gauche/droite par Emmanuel Macron lui-même à de multiples reprises a contribué à l’éclatement de sa coalition électorale.
- Pour la gauche, la question du positionnement politique et du leadership sera centrale car elle définira, en partie, sa capacité à obtenir de bons reports de voix des électeurs centristes et modérés au second tour.
- À droite, le socle électoral du RN ressemble de plus en plus à l’électorat sarkozyste de 2012.
Le Grand Continent publie plusieurs articles par jour en ligne mais la revue est aussi en librairie. L’auteur de cette étude, Jean-Yves Dormagen, ouvre notre dernier numéro papier chez Gallimard « Portrait d’un monde cassé. L’Europe dans l’année des grandes élections ». Pour le découvrir et recevoir l’ensemble de nos publications, pensez à vous abonner au Grand Continent
L’élection européenne est venue acter le succès de la stratégie de « normalisation » du Rassemblement National (RN). La liste portée par Jordan Bardella a obtenu le 9 juin dernier 31,3 % des suffrages. Une progression que Cluster 17 a constatée dans toutes ses enquêtes depuis 2022 et qui trouve sa justification dans l’élargissement de l’électorat RN à des segments électoraux jusqu’ici hors de portée.
Dans le même temps, la liste de la majorité présidentielle n’obtenait que 14,8 % des voix. Dans une dynamique inverse à celle du RN, nous observions dès la réélection d’Emmanuel Macron en 2022 les signes d’une érosion lente du « macronisme » 1. Son électorat s’est rétracté, en particulier parce qu’il a été amputé de ses deux « jambes » gauche et droite, laissant entrevoir une « MoDemisation » de Renaissance et le retour tendanciel à une forme de bipolarisation du champ politique.
Enfin, les résultats de La France insoumise (LFI), du Parti socialiste (PS) et d’Europe-Ecologie les Verts (EELV) viennent démontrer une nouvelle fois la grande fluidité qui existe au sein de l’électorat de gauche entre toutes ces « marques » politiques qui voient leurs scores varier selon la nature de l’élection et du contexte politique dans laquelle elle s’inscrit. Mais plus en profondeur, l’élection européenne met en lumière les divisions profondes de cet électorat sur des sujets majeurs. Malgré l’union contractée après les élections européennes, les clivages existants pourraient empêcher une addition parfaite des voix lors des élections législatives anticipées.
Surtout pour la gauche, la question du positionnement politique et du leadership sera centrale car elle définira, en partie, sa capacité à obtenir de bons reports de voix des électeurs centristes et modérés au second tour.
Nous développerons ici ces points, qui se révèleront cruciaux dans quelques jours à partir de nos études et de notre segmentation de la société en « clusters ». Ceux-ci sont définis à partir des positions occupées par les individus sur les trois grands clivages — identitarisme vs multiculturalisme / pro-establishment vs anti-establishment / libéralisme économique vs redistribution —, mais aussi en fonction de la radicalité de ce positionnement. Nous avons ainsi divisé l’électorat en seize groupes que nous avons appelés « clusters ». Ils correspondent aux seize sensibilités idéologiques repérables aujourd’hui au sein de la société française.
Et comme les opinions ne se distribuent pas au hasard dans le monde social, ces clusters présentent aussi une relative homogénéité sociologique 2. Cette approche en termes de groupes sociopolitiques permet, selon nous, de bien identifier les logiques de recomposition politique à l’œuvre.
1 — Vers une bipolarisation du champ politique ?
Assistons-nous à la fin du « macronisme » tel qu’il s’est construit en 2017 ? C’est ce que laissent présager les résultats des élections européennes ainsi que notre première étude d’intention de vote pour les législatives, réalisée du 11 au 13 juin 2024. Les scores obtenus dans ce sondage 3 par les trois espaces politiques sont assez proches d’ailleurs des résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2017. Deux grands espaces : à droite, le RN, et à gauche, le Nouveau Front populaire, atteignent presque 30 % d’intentions de vote tandis que l’espace central de la majorité présidentielle est testé autour de 18 %.
De quoi cette recomposition est-elle le produit ?
Elle est d’abord la conjugaison de la désarticulation entre l’offre politique et la demande électorale. Notre questionnaire, organisé autour de 30 questions clivantes, nous a permis de repérer les clivages principaux qui structurent la demande citoyenne et politique. Assez nettement, c’est le clivage autour des questions d’identité, de laïcité, d’islam et de sécurité qui structure le plus l’opinion. Ce sont ces questions qui clivent et polarisent le plus et sur lesquelles les positionnements des clusters sont les plus éloignés les uns des autres. En outre, la sécurité et l’immigration sont, de loin, les deux facteurs principaux de « motivation » du vote chez les électeurs de droite 4. On a certes coutume de voir le pouvoir d’achat être en tête des préoccupations des Français, y compris les plus à droite. Mais cette thématique n’est pas décisive dans les choix électoraux et n’est pas explicative du vote, précisément parce qu’elle est consensuelle : un électeur préoccupé par le pouvoir d’achat peut voter à part égale pour LFI, Renaissance ou le RN. D’ailleurs, aucun candidat ne s’est jamais présenté avec pour programme revendiqué de baisser le pouvoir d’achat des Français. En revanche, un électeur « anti-immigration » a de fortes probabilités de voter RN ou Reconquête. Un électeur « pro-multiculuralisme » a au contraire de fortes probabilités de voter LFI, PS ou EELV.
L’autre clivage majeur est celui du rapport au « système », qui oppose d’un côté des individus qui sont favorables à des ruptures franches, que cela soit au niveau économique, institutionnel, politique, et de l’autre côté des individus favorables à la stabilité des structures économiques et politiques. Le clivage économique se superpose globalement aux deux premiers. Mais il est plus difficile à définir car le « libéralisme économique » est en réalité faiblement soutenu dans l’opinion. Par ailleurs, les clusters « rupturistes » (en bas du schéma) sont clivés sur une question centrale qui est celle des aides sociales, expliquant en partie pourquoi une part des électeurs populaires vote RN quand l’autre vote à gauche.
C’est sur ce second clivage — rupturisme vs pro-stabilité — qu’Emmanuel Macron a émergé en 2017 et qu’il a élargi son socle en 2022. Son électorat, composé d’électeurs clivés sur le plan culturel et identitaire, s’est uni sur le rejet des « extrêmes » et des « populistes », l’appartenance à l’Union, le souhait de stabilité. La crise du Covid et la guerre en Ukraine dans la période pré-électorale lui ont permis de particulièrement bien souder son électorat dans une période d’élévation du niveau d’incertitude.
Comme on peut le voir sur ce schéma, la « coalition Macron » rassemble essentiellement les électeurs « pro-establishment », qu’ils soient conservateurs ou progressistes culturels.
Pourtant, dès après 2022, le Président de la République a fragilisé son socle et celui-ci s’est érodé de façon lente mais continue jusqu’à ce dimanche 9 juin, qui a vu la liste Renaissance obtenir un score assez proche de ce que pouvait obtenir l’UDF ou le MoDem de François Bayrou en son temps. Et c’est bien sur les « extérieurs » de sa coalition qu’Emmanuel Macron s’est trouvé amputé de son électorat, les électeurs issus de la gauche classique, comme ceux de la droite traditionnelle, se sont en partie tournés vers d’autres offres politiques.
D’une part, sur sa gauche, Emmanuel Macron a vu son socle s’effriter chez les Sociaux-Démocrates et les Progressistes dès 2022, avec la réforme des retraites mais surtout à cause de la loi immigration. Cet électorat de gauche « Macron-compatible » est très favorable à la stabilité et à l’Union mais également très progressiste et ouvert sur le plan culturel. Si bien que la liste Renaissance a perdu près de 30 points dans ces clusters entre les législatives de 2022 et les européennes de 2024. Il faut nuancer en rappelant que les offres ne sont pas les mêmes. Les Sociaux-Démocrates et les Progressistes avaient en effet une offre politique bien plus adaptée à leur demande lors du scrutin européen de juin avec la liste PS/Place Publique de Raphaël Glucksmann qui a réuni plus de 40 % des suffrages dans ces clusters. Toutefois, entre les législatives 2022 et celles qui viennent, si Renaissance parvient à rehausser son score chez les Sociaux-Démocrates à 31 % (15 points de moins qu’en 2022 tout de même) au détriment du Nouveau Front populaire, l’offre du camp présidentiel reste à un niveau très bas chez les Progressistes.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Au sein de cet électorat, l’idée s’est développée que le Président aurait rompu avec ses promesses originelles, qu’il serait « passé à droite », qu’il « ferait le jeu du RN ». Son mode de gouvernance particulièrement centralisé et autoritaire n’ont fait qu’accentuer la prise de distance au sein de l’électorat de gauche modéré, d’autant que ce leadership vertical était mis au service de réformes rejetées dans ce segment de l’électorat — réforme des retraites, loi immigration en particulier).
À droite, la crise chez Les Républicains permet également à Renaissance de progresser légèrement dans le cluster des Libéraux — droite diplômée, aisée, conservatrice culturelle, libérale économique — sans toutefois retrouver le niveau qui était le sien en 2022 — autour de 40 % des voix. En cause ici, le basculement d’une partie de ce cluster vers la droite identitaire et, aux Européennes, une légère amélioration du score des LR dans ce cluster.
Son effondrement chez les Conservateurs, cluster modéré, de droite de classe moyenne, peu politisé, est, quant à elle, pour l’instant persistante. Renaissance perd 27 points entre les législatives 2022 et notre intention de vote du 13 juin 2024. Eux aussi votent désormais à près de 50 % pour le RN.
Cela peut paraître contre-intuitif tant s’est diffusée dans l’opinion l’idée qu’Emmanuel Macron se serait « droitisé », mais le Président de la République a bel et bien perdu de nombreux électeurs sur sa droite. Cet électorat en demande de plus d’ordre, de plus de nation, de plus de frontières s’est laissé convaincre petit à petit qu’Emmanuel Macron était l’un des responsables du « grand déclin » de la France qu’ils dénoncent quasi unanimement.
De la politique du « en même temps » qui semblait satisfaire sa droite et sa gauche, la majorité présidentielle est passée au « ni, ni », ne répondant aux aspirations ni des Sociaux-Démocrates ni des Conservateurs et des Libéraux ; chacun de ces segments électoraux étant en demande d’une meilleure réponse politique à ses aspirations profondes.
Notons enfin que, paradoxalement, les Sociaux-Démocrates comme les Libéraux font partie de la minorité d’électeurs qui continue de s’auto-positionner très largement sur le clivage gauche/droite — les premiers à gauche, les seconds à droite — et à considérer que ce clivage est important.
La réactivation de ce clivage par Emmanuel Macron lui-même à de multiples reprises a donc contribué à l’éclatement de sa coalition électorale. Ce retour possible à une « bipolarisation » du champ politique est donc la conséquence d’un double mouvement : une demande électorale fortement latéralisée et polarisée en deux « blocs » sur les questions d’identité et de culture et une offre politique qui s’est elle aussi latéralisée et polarisée sur ces thématiques. Notons pour conclure que l’espace central n’est pas malgré tout pas sur le point de totalement disparaître pour la simple et bonne raison que l’électorat modéré qui rejette les « populismes » est toujours disponible et n’a pas réellement d’offres mieux-disantes auxquelles se rallier. C’est pourquoi c’est surtout par les marges que le « macronisme » est en train de se disloquer.
2 — Le Rassemblement National peut-il encore élargir son socle ?
La conquête du RN est une conquête en quatre temps, d’un électorat au départ assez homogène vers un électorat aujourd’hui très diversifié — qui ressemble de plus en plus à la coalition électorale ayant porté ses suffrages sur Nicolas Sarkozy en 2007 et 2012.
1er temps : la conquête d’un électorat populaire, anti-système et identitaire
Le parti de Marine Le Pen a su fidéliser, sur les braises du FN de Jean-Marie Le Pen, un électorat populaire, très « anti-système » et identitaire. C’est un électorat souvent peu politisé, plutôt abstentionniste qui est sur-représenté dans le milieu périurbain et la ruralité et qui, aujourd’hui, notamment pour les Sociaux-Patriotes, est en demande de politiques radicales sur le plan sécuritaire et identitaire. À titre d’exemples, ce sont des électeurs qui sont favorables à plus de 90 % au rétablissement de la peine de mort pour les auteurs d’attentat terroriste — idem pour l’interdiction du voile à l’Université.
2ème temps : la conquête d’un électorat de droite identitaire
Le quinquennat mitigé de Nicolas Sarkozy a ensuite permis à Marine Le Pen de consolider son noyau dur tout en commençant à conquérir les segments les plus à droite de la coalition UMP. Dans un double mouvement, elle a bénéficié du clivage identitaire largement activé par Nicolas Sarkozy lui-même durant ses campagnes et son mandat. Plaçant le curseur sur ce clivage tout en étant déceptif pour une partie de cet électorat sur le plan migratoire, Nicolas Sarkozy a libéré l’espace à un FN mieux disant et toujours mieux disposé que la droite à répondre aux aspirations radicales des électeurs sur ce terrain.
3ème temps : La normalisation et conquête de la droite « classique »
Ce troisième temps est celui du passage du « Front » au « Rassemblement » National. Débarrassée de l’image sulfureuse du patriarche, Marine Le Pen a assumé une « normalisation », une « désextrimisation » et une institutionnalisation facilitée par son second tour en 2017 et l’accession au Parlement d’une première salve de députés RN.
Le renoncement à un certain nombre de sujets repoussoirs pour l’électorat de droite, tout particulièrement le plus âgé — sortie de l’euro, retraite à 60 ans, sortie de l’OTAN — et la propulsion de Jordan Bardella entre 2019 et 2024, premier leader du parti à ne pas porter le patronyme « Le Pen », ont participé à cette ascension fulgurante qui conduit aujourd’hui le parti à un niveau jamais atteint.
L’inexorable déclin des LR et la déception à l’égard des années au pouvoir d’Emmanuel Macron ont en outre permis à Marine Le Pen de séduire un électorat plus modéré, plus proche de la droite « traditionnelle ». En ce qui concerne le cluster des Libéraux, qui rassemble une large partie de la droite catholique bourgeoise et composait encore le cœur des LR en 2017, Marine Le Pen y est passée de 15 % — au premier tour de la présidentielle 2022 — à 27 % pour le RN aux européennes. Le basculement est d’autant plus remarquable que le catholicisme, doublé d’un niveau de capital culturel et plus encore économique élevé, avaient toujours constitué de puissants facteurs bloquants au vote « d’extrême droite ».
Lors de nos entretiens en « focus groups » avec ces électeurs de la droite « traditionnelle », nous constatons qu’ils partagent tous le même sentiment de voter pour un parti de droite « classique », absolument différent du parti de Jean-Marie Le Pen. Ils sont nombreux à dire qu’ils n’auraient jamais pu voter pour le FN version Le Pen père mais que désormais « c’est très différent ». Ce point de vue permet de relativiser le phénomène de « droitisation » de l’électorat et de mettre en avant un contre-phénomène, celui de la « banalisation droitière » du RN.
4ème temps : La conquête des modérés et des dépolitisés
L’année 2024 aura donc consacré ce long processus de normalisation droitière du RN, pour qui les Européennes qui viennent d’avoir lieu et les législatives qui viennent ne sont que le produit d’une longue stratégie qui a fonctionné. Si bien qu’aujourd’hui, le RN est hégémonique dans l’ensemble des clusters se situant à droite du schéma supra mais est également en train de conquérir une part importante d’électeurs dont on n’aurait pu douter jusqu’à peu qu’ils basculent à leur tour. À titre d’exemple : les Révoltés, un cluster jeune, très populaire, très « dégagiste », sur-représenté dans les banlieues, qui fait partie de la coalition de l’électorat Mélenchon, avait voté à 8 % pour Marine Le Pen en 2022 mais à 27 % pour le RN en 2024 (+19).
Enfin, notons que le RN semble avoir encore une marge de progression dans un espace plus modéré sur les enjeux identitaires et sociétaux. Lors de la campagne des européennes, les intentions de vote sont montées à plus de 30 % chez les Sociaux-Républicains, un cluster qui comme son nom l’indique a un socle de valeurs qui le situe au barycentre de l’espace politique français : pro-redistribution sociale, très favorable à la laïcité et à la discrétion religieuse, hostile au désordre et aux « populismes ». Toutefois, le jour du vote, dans une sorte de réflexe républicain, ceux-ci n’ont voté « qu’à » 12 % pour le RN, soit un score similaire à celui de 2022. Nous avons observé le même phénomène chez les Apolitiques. Cela signifie probablement que persistent des facteurs bloquants dans cet électorat modéré empêchant le RN d’accroître encore davantage sa progression. Le vote de ces électeurs « pivots » sera sans aucun doute un des enjeux majeurs de cette élection législative anticipée, au premier mais encore plus au second tour.
3 — Que feront les électeurs de gauche modérée au premier tour ?
Si le RN, nous l’avons vu, a absorbé une grande partie de l’électorat de droite, la captation de l’électorat de gauche modérée par le Nouveau Front populaire est plus incertaine.
Nous abordons ici le cas principalement de deux clusters, très proches sur le plan des valeurs : les Sociaux-Démocrates et les Progressistes. Ils pèsent environ 15 % de l’électorat réel, et constituent également des électeurs « pivots » qui feront basculer l’élection. En 2017, comme en 2022, ils avaient très largement participé aux victoires d’Emmanuel Macron. Mais leur insatisfaction quant à la politique menée, tant sur le plan économique que sur le plan des valeurs par le Président de la République, les a peu à peu détachés de la majorité présidentielle. La NUPES version 2022 avait permis à la gauche d’accroître son score dans ces clusters sans pour autant dépasser Renaissance.
La candidature de Raphaël Glucksmann à l’élection européenne a agi comme un « sas de décompression » pour cet électorat qui se trouvait orphelin d’une gauche sociale-démocrate, pro-européenne et « modérée », répondant pleinement à ses aspirations.
Pour autant, les premières intentions de vote permettent de constater que les reports de voix ne sont pas parfaits entre les électeurs de Raphaël Glucksmann et le Nouveau Front populaire. Plus d’un tiers d’entre eux se tourneraient en effet soit vers une candidature « divers gauche » soit vers le camp présidentiel. C’est le cas également d’un quart des électeurs écologistes aux européennes.
À l’inverse, Renaissance double son score chez les Sociaux-Démocrates par rapport aux Européennes, retrouvant un étiage assez proche de son score aux législatives de 2022. Mais pour l’heure, l’autre cluster de gauche modérée, les Progressistes, demeure à distance du vote en faveur de la majorité présidentielle.
L’évolution de cette gauche modérée sera absolument cruciale, en particulier pour le Nouveau Front populaire qui, s’il arrivait à le reconquérir majoritairement, serait très probablement en position de duel face au RN dans de très nombreuses circonscriptions, devançant irrémédiablement Renaissance.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
En résumé, ces clusters modérés, tout particulièrement les Sociaux-démocrates, les Progressistes et les Sociaux-Républicains vont avoir une importance capitale dans l’issue de la compétition au premier tour. Leur comportement au second tour sera tout aussi décisif. Rétifs à la radicalité, une minorité d’entre eux observe avec méfiance voire avec défiance la constitution de l’union de la gauche, trop favorable à LFI selon eux. La question de savoir si cette minorité réticente finira par se porter — dès le premier tour — ou se reporter — au second tour — sur les candidats du Nouveau Front populaire constitue très certainement la principale clef de l’élection. Rarement sans doute, les modérés de gauche et du centre n’ont détenu à ce point les clefs d’une élection dont tous les observateurs conviennent qu’elle peut constituer un tournant dans l’histoire politique de la Vème République.
4 — Quels reports de voix et quel niveau de participation au premier tour ?
Le niveau de participation sera un enjeu également décisif de cette élection. Tout d’abord parce que l’abstention ne pénalise pas toutes les listes de la même façon. Au vu de son profil sociologique et notamment de la jeunesse de son électorat, la gauche est, parmi les trois espaces politiques, le camp qui a le plus à craindre l’abstention. Le Rassemblement National est quant à lui aujourd’hui beaucoup moins victime des phénomènes d’abstention différentielle puisque son électorat s’est diversifié, notamment au profit de citoyens plus aisés, plus âgés, vivant en ruralité, autant de facteurs propices à une forte participation à même de compenser l’abstention plus importante de son électorat populaire.
On semble assister à un « sursaut » de participation dans l’opinion. Dans notre dernier sondage, 62 % des sondés se disent certains de voter — c’est 15 points de plus qu’aux élections européennes. Pour l’heure, ce regain d’intérêt ne semble pas bouleverser les rapports de force par rapport aux élections européennes.
Mais le niveau de participation comporte un second enjeu sans doute plus décisif encore qui concerne le nombre de triangulaires. Car plus la participation est haute, plus le niveau pour accéder au second tour — 12,5 % des inscrits — est bas. Associé au fait qu’il y a peu de listes candidates dans les circonscriptions du fait des délais resserrés, les cas de triangulaires pourraient être très nombreux. Au vu des sondages que nous réalisons, la troisième position sera le plus souvent occupée par Renaissance et dans une moindre mesure par le Nouveau Front populaire. Si bien que ces triangulaires, en cas de maintien de la liste arrivée en troisième position, avantageraient grandement le RN. En tout état de cause, le comportement des candidats de la majorité présidentielle sera décisif dans les circonscriptions où ils arriveront troisième. En cas de victoire probable du RN, joueront-ils le jeu du « front républicain » ? Ou mettront-ils un signe égal entre les deux « populismes » comme a commencé à le faire le Président de la République et nombre de personnalités du camp présidentiel ? Quoi qu’il en soit, à la différence de 1997 et de la victoire de la « gauche plurielle » conduite par Lionel Jospin, en 2024 les « triangulaires » sont une chance pour le RN.
Un troisième facteur pourrait bien être décisif dans l’accession ou non à une majorité de sièges pour le RN. Il concerne les reports de voix de second tour : au vu de nos premières estimations, c’est ce qui décidera de la configuration de la future Assemblée nationale. Malgré la hausse des triangulaires, de nombreuses circonscriptions devraient voir s’affronter en duel le RN et le Nouveau Front opulaire (NFP). Dans ce contexte, le choix des électeurs Renaissance et globalement des électeurs modérés et centristes sera absolument crucial. Nos premières estimations indiquent que dans ce cas de figure, un tiers d’entre eux choisiraient de voter pour le NFP, 11 % choisiraient le RN et 55 % s’abstiendraient. C’est probablement ce dernier paramètre qui sera décisif, notamment pour le NFP, qui devra convaincre les modérés que son accession au pouvoir serait moins « dangereuse » que celle du RN. Car c’est bien cela qui se joue : qui sera frappé du sceau de la diabolisation ?
Le niveau de défiance vis-à-vis de Jean-Luc Mélenchon dans l’électorat modéré est quasiment équivalent à celui de Marine Le Pen. Ainsi dans nos précédents sondages, 50 % des Sociaux-Démocrates par exemple refusaient de choisir en cas de second tour entre les deux protagonistes. Si cet électorat s’est coalisé jusqu’en 2022 derrière Emmanuel Macron, c’est notamment parce qu’il incarnait « l’ordre » et la continuité face aux « extrêmes ». S’il veut avoir une chance de l’emporter, le Front Populaire doit rassurer cet électorat modéré, qui pour l’instant est encore hésitant et pourrait être tenté de ne pas jouer son rôle d’arbitre entre un RN qu’il rejette massivement et une gauche qui peine à ce stade à s’imposer comme une solution de moindre mal. Notons enfin que ces reports de voix au profit ou au détriment du NFP pourraient être différents en fonction de l’identité même du candidat de l’alliance — qu’il soit socialiste, écologiste ou insoumis ayant possiblement des conséquences notables parmi les électeurs sociaux-démocrates et centristes.
5 — Quelle Assemblée nationale après le second tour ?
Nos premières projections en sièges indiquent qu’aucune des trois grandes coalitions n’est, à ce jour, en mesure d’emporter la majorité absolue.
Le RN arriverait, à ce stade, en tête en nombre de voix, mais également en sièges, sans toutefois atteindre les 289 sièges, nécessaires à la majorité. Le NFP augmenterait sensiblement sa présence à l’Assemblée nationale par rapport à la NUPES tandis que Renaissance et ses alliés deviendraient quasiment une force « d’appoint » dans l’hémicycle, divisant ses forces environ par deux. Nous nous orientons donc visiblement vers une chambre « bipolarisée » sans constitution possible de majorité absolue.
Dans ce contexte, si Emmanuel Macron nommait un Premier ministre issu du RN, seraient-ils en mesure de gouverner ? Il convient de s’interroger sur les motivations même du RN à accepter de gouverner dans ce cas de figure. Il semble en effet très peu probable que les grandes mesures proposées par le RN soient votées dans une Assemblée qui comporterait 300 ou 350 députés hostiles à son programme. C’est ce qu’a commencé à laisser entendre Jordan Bardella, en rappelant à ses électeurs qu’il avait besoin d’une majorité absolue pour gouverner et qu’il refuserait d’être « un collaborateur du Président de la République ».
Quoiqu’il arrive, il est tout à fait probable que le pays au soir du 7 juillet prochain ne soit pas beaucoup plus gouvernable qu’au soir du 9 juin dernier. C’est un euphémisme.
Sources
- « Assistons-nous à la fin du macronisme », Cluster 17, 4 avril 2023.
- Pour une présentation détaillée de ces 16 clusters : https://cluster17.com/.
- « Sondage : intentions de vote aux élections législatives », Cluster 17 et Le Point, 15 juin 2024.
- « Le Rassemblement National maintient son avance », Cluster 17 et Le Point, 11 mai 2024.