Dans la dernière ligne droite du plus grand processus électoral de l’histoire du Mexique, avec le renouvellement de plus de 20 000 figures de responsables publics dans tout le pays, que retenez-vous de cette campagne ? En quoi s’est-elle distinguée des précédentes ?
Il me semble que l’élément le plus nouveau a été le poids des réseaux sociaux. Mis à part cela, elle a eu ses vertus et ses vices. Sur la question de la sécurité, qui est celle que j’ai étudiée avec le plus d’attention, les deux candidats, pour des raisons compréhensibles, se sont contentés de généralités.
Une campagne ne se prête pas à une discussion approfondie et il n’a pas été possible d’organiser des forums avec les équipes de campagne pour diverses raisons. On pourrait dire qu’en général il y a eu de bonnes intentions mais avec des propositions très superficielles.
Comment expliquez-vous la prégnance de la violence dans cette campagne et plus généralement au Mexique ?
Je dirais que la principale cause est de nature géopolitique : en résumé, le poids considérable d’un voisin comme les États-Unis a fait du Mexique un lieu où le crime organisé a pu prospérer.
Les États-Unis sont le premier consommateur de stupéfiants — comme ils étaient le premier consommateur d’alcool pendant la prohibition. Ils sont également le premier producteur d’armes de la région et l’un des plus importants au monde. Ils disposent d’un énorme marché financier et constituent un pôle d’attraction pour les migrations. Le Mexique est donc naturellement le couloir par lequel transitent les stupéfiants, les migrants et les armes, ce qui alimente la criminalité. La criminalité augmente également pour des raisons internes liées à plusieurs facteurs. Le principal d’entre eux est le pacte d’impunité qui existe au sein de la classe politique pour protéger les fonctionnaires qui protègent les criminels. De 1920 à nos jours, les présidents mexicains ont protégé les hommes politiques qui protégeaient les grands criminels.
Deuxièmement, nous disposons d’un territoire très vaste où différents types de commerce de stupéfiants peuvent se développer. Les criminels disposent d’une base territoriale et sociale très solide. Face à cela, nous avons une stratégie de sécurité qui a échoué pour différentes raisons. Tout d’abord, l’armée est nombreuse mais insuffisante pour couvrir l’ensemble du territoire, et les forces de police ont été largement capturées par le crime organisé au fil du temps. Cela signifie que d’ici la fin de 2024, les organisations criminelles mexicaines seront les plus importantes au monde en termes de taille — selon les chiffres fournis par la DEA l’année dernière indiquant que les deux grandes organisations Sinaloa et Jalisco Nueva Generacion ont à elles seules dans cinquante pays à travers le monde près de 40 000 employés ou cadres. Aux États-Unis, bien sûr, mais aussi en Europe, avec une présence très évidente à Amsterdam, en Belgique, en Espagne — à Barcelone et en Galice surtout.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
L’Institut national électoral est en état d’alerte en raison des violences qui ont mis en péril l’installation d’au moins 104 bureaux de vote. Quelles sont les principales conséquences des violences électorales ? Quelles sont les principales victimes et les principaux acteurs en jeu ?
Pour comprendre la présence de la criminalité organisée au niveau local, il est nécessaire de la situer dans son développement.
Au cours de ce siècle, les organisations ont progressivement commencé à diversifier leurs activités, passant des stupéfiants à d’autres activités telles que l’extorsion, les matières premières, etc. Pour cela, elles ont eu besoin de contrôler plus directement les territoires. C’est le modèle adopté par les Zetas, une organisation créée par d’anciens militaires issus des forces spéciales. Ce qui s’est passé au cours des six dernières années est une augmentation progressive de l’occupation des territoires, qui a été rendue possible par une stratégie laxiste sous le mandat de López Obrador.
Vendredi, un nouveau candidat a été tué. À l’heure actuelle, au total, 37 candidats pourraient avoir été tués. Un récent rapport indique que, dans cinq États, plus de 2 000 candidats se seraient retirés. Qu’est-ce que cela signifie ? Nous ne le savons pas, car si l’Institut national électoral s’en préoccupe, il n’a pas établi de carte expliquant ce que le gouvernement mexicain sait de la présence territoriale du crime organisé. En effet, 90 % des candidats assassinés sont des candidats locaux, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas candidats au gouvernement de l’État, ni au Congrès. En d’autres termes, ces assassinats s’inscrivent dans une stratégie de contrôle du territoire.
Comment vote-t-on dans les régions contrôlées par les cartels ? Peut-on voter librement, par exemple, à Jalisco ?
Les universités, les médias, les ONG et les groupes de réflexion sont ceux qui génèrent le plus d’informations sur ce qui se passe en termes de violence et de crime organisé. L’État mexicain ne produit pas — ou ne rend pas publiques — les informations globales qui nous permettraient d’établir un véritable « profil de risque ».
Lorsque, dans les années 1960, certains membres du Congrès américain ont commencé à lutter contre la mafia, l’un des objectifs était d’établir une telle carte des risques et, grâce à l’apparition d’un chef mafieux, Joseph Valachi, en 1963, nous disposions d’une carte approximative de la présence des mafias aux États-Unis. Elles avaient 5 000 soldats, chaque soldat ayant une douzaine d’hommes, soit 50 000 hommes au total. C’est l’estimation qui a été faite par l’État. Il n’existe rien de semblable au Mexique. Par conséquent, les estimations dont nous disposons proviennent d’organisations locales qui recueillent des informations — Romain le Cour pour le Michoacán, par exemple, et un grand nombre de chercheurs qui recueillent des informations —, mais nous ne disposons pas de cartes globales de la taille du crime organisé. Par conséquent, nous ne disposons pas d’informations sur sa présence au niveau local.
Dans le contexte d’une vague de violence en constante augmentation, quels sont les défis qui attendent le nouveau gouvernement en matière de violence ? Devrait-il y avoir plus d’interactions entre le monde universitaire et l’exécutif ?
Il y a plusieurs défis à relever. Claudia Sheinbaum, qui va probablement l’emporter, a très peu parlé de sécurité. Elle a un très gros problème : elle ne veut pas se différencier de la stratégie de López Obrador.
Elle a suivi une stratégie qui a fait ses preuves à Mexico mais elle ne la confronte pas à celle du président parce qu’elle est très différente. Par conséquent, il est difficile de savoir quelle est sa ligne sur ce sujet. On note un phénomène intéressant : son principal conseiller dans le domaine de la sécurité, Omar García Harfuch, qui était chef de la sécurité à Mexico, ne s’est pas présenté à un forum universitaire dédié à cette question pendant la campagne. Pourtant candidat au poste de sénateur, il n’a pas pris la parole.
Il faudra voir quelle sera la nature de la relation entre Claudia Sheinbaum et le président López Obrador dans les quatre mois qui séparent le 3 juin et le 1er octobre. Nous ne savons pas comment cela va évoluer. Ensuite, il y a la relation de Sheinbaum avec les militaire — l’armée, la marine et la garde nationale. Enfin, la stratégie qu’elle aura pour le Secrétariat de la sécurité et de la protection des citoyens, où le bon sens dit qu’elle nommera Omar García Harfuch — mais nous ne le savons pas. Il n’est pas militaire, c’est un policier.
Il y a aussi la question de la coordination du président avec les gouverneurs et les présidents municipaux. C’est un immense problème, car au Mexique, la stratégie de lutte contre le crime organisé est menée par le gouvernement fédéral — à quelques exceptions près. Mais étant donné la croissance du crime organisé, la participation des gouverneurs et des présidents municipaux est nécessaire. Là aussi, la stratégie de coordination en la matière est une grande inconnue. Enfin, la relation avec la société : le président López Obrador a toujours considéré la société civile avec une grande méfiance — pas seulement les ONG mais aussi les universités, les médias, les hommes d’affaires, les églises et les représentants des victimes. Ce sont les six groupes qui participent constamment à la politique. Sur ce sujet clef, il n’est pas possible d’anticiper aujourd’hui la direction que les choses prendront.
Comment pensez-vous que Claudia Sheinbaum va gérer l’héritage de López Obrador ? Pensez-vous qu’il pourrait y avoir une pause — peut-être pas dans les premiers mois mais plus tard — afin qu’elle ne soit pas perçue comme la « marionnette » d’AMLO ?
Ce serait la chose la plus logique à faire car ce que Claudia Sheinbaum a fait à Mexico et ce que Lopez Obrador a fait au niveau national n’ont rien à voir : ce sont deux stratégies différentes. Il y a des idées de base qui seront maintenues, mais il me semble que la mise en œuvre devra certainement changer. Dans quelle mesure, comment, quand ? Ce sont des axes d’analyse à suivre de près. Pour ce qui est de la stratégie de l’État, nous allons voir ce que font la société, le crime organisé et les États-Unis — surtout — bien que la communauté internationale soit également impliquée. Car pour en revenir à la question géopolitique, étant donné l’ampleur des acteurs impliqués dans ces quatre aspects — stupéfiants, armes, migration et blanchiment d’argent — il y a des milliers d’acteurs qui interagissent et qui peuvent conditionner une ou plusieurs de ces politiques.
C’est l’un des objectifs à analyser et, heureusement, je crois qu’en termes analytiques, nous sommes déjà bien mieux préparés à comprendre cette dynamique — du moins dans notre cas et dans celui de bon nombre de collègues.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Pour en revenir à la stratégie de Sheinbaum à Mexico, pensez-vous que le changement d’échelle soit possible — autrement dit que si cela a fonctionné à Mexico, cela pourrait fonctionner à l’échelle d’un pays comme le Mexique ?
C’est un grand défi, car il n’y a pas d’autre ville comme Mexico. Je prendrai simplement quelques chiffres pour donner une idée de l’ordre de grandeur en termes de sécurité : Coahuila compte 61 policiers pour 100 000 habitants, Yucatan 223, et Mexico 980 — nous sommes bien sûr largement en-dessous du critère des Nations unies qui est d’un peu plus de 2 policiers pour 10 000 habitants.
Il y a beaucoup de différences parce que le Mexique a deux mille corporations de police. Mais la capitale est une zone urbaine densément peuplée où il est impossible pour le crime organisé de déployer des convois, par exemple. C’est une différence majeure.
Dans un texte récent, vous avez dénoncé « l’omission des gouvernements et des partis face à la complicité entre les criminels et les autorités ». Pensez-vous qu’il faille inventer de nouvelles catégories pour mieux rendre compte de ces réalités où les frontières — entre criminels et fonctionnaires — n’existent pas ou sont du moins de plus en plus floues ? Pourriez-vous préciser ce que vous appelez la « zone grise » ?
Il existe une zone grise de la criminalité : c’est là que les criminels et les politiciens se rejoignent. Quelles que soient les modalités qu’ils adoptent, cela tient au contrôle du territoire par l’organisation : la capacité d’une organisation à mettre le président municipal à la tête de la ville n’est pas la même que sa capacité à menacer ou à corrompre le chef de la mairie de Mexico. Il y a des différences. Mais ce qui est clair pour nous, c’est que ce pacte d’impunité doit cesser et que nous devons commencer à punir les principaux protecteurs des criminels.
Il semble y avoir un consensus sur cette question, mais il faut pour cela aller à la racine d’un système vieux de plusieurs siècles, car ce système a été construit sur la prohibition. Je l’ai d’ailleurs documenté. J’ai étudié l’évolution de la criminalité au Mexique et aux États-Unis depuis 1920. Au Mexique, contrairement aux États-Unis, le crime était protégé par les présidents, mais pas nécessairement par les criminels. Ceux qui protégeaient les criminels étaient des hommes politiques haut placés.
Le diagnostic du problème a été posé en termes généraux. Il y a des aspects que nous ne connaissons pas, mais nous disposons de suffisamment d’éléments permettant d’élaborer des hypothèses. Ce qui nous manque, c’est que ces hypothèses se transforment en politique publique.
Diriez-vous que la violence électorale est une sorte de centre de symétrie entre la violence politique et la violence criminelle dans un contexte de campagne ?
Au niveau local, sans aucun doute. Car ce que la violence électorale nous apprend, c’est que lorsqu’on est confronté au contrôle des gouvernements locaux, les espaces occupés par la criminalité augmentent. Cela ne signifie pas nécessairement que cette situation est équivalente pour tout le pays ou tous les États — mais c’est un bon indicateur.
Quelle serait la mesure, l’orientation ou la direction de travail que vous donneriez à Claudia Sheinbaum ?
Je serai très clair à ce sujet : je demande une réunion de travail avec son équipe. Il n’y a pas de recette, pas de formule magique qui fonctionne. Ce qu’il faut, c’est une réunion de travail.
Cela fait douze ans que nous menons des recherches formelles sur ces questions : avant de faire un pas, nous voulons savoir ce que les autorités sont prêtes à faire — sinon, cela ne sert à rien d’en parler.
Pour nous, le dialogue avec les autorités a du sens s’il peut avoir une réelle influence sur les politiques publiques. Nous ne sommes pas des consultants, nous ne pouvons pas être engagés. Tout ce sur quoi nous enquêtons sera rendu public tôt ou tard. Il se peut qu’une autorité examine d’abord et que nous discutions ensuite d’aspect qu’il n’est pas prudent de rendre publiques pour des raisons de sécurité. C’est compréhensible. Mais ce que nous ne pouvons pas faire, c’est donner des connaissances en échange d’argent. Nous souhaiterions donc organiser des réunions de travail avec son équipe pour voir jusqu’où ils sont prêts à aller.
Mais au niveau de la stratégie de sécurité, si la dynamique actuelle sous AMLO n’est pas viable, diriez-vous qu’il doit nécessairement y avoir un changement sous Sheinbaum ?
Oui, c’est urgent. Le statu quo ne fonctionne pas. Il doit y avoir un changement avec le nouveau gouvernement. La dynamique fédérale actuelle n’est pas viable ; elle peut l’être, comme on l’a vu, au niveau des États, mais pas au niveau fédéral.
Les accords de sécurité entre les États-Unis et le Mexique ne sont pas viables non plus. Ils doivent être révisés. C’est pourquoi nous faisons de la recherche appliquée : nous générons des connaissances pour agir en faveur du changement — un changement dans la façon de penser du gouvernement. Nous devons être en mesure de dialoguer avec les autorités afin de modifier les politiques publiques. Avec l’arrivée d’une nouvelle présidente, nous devons en profiter.
Nos connaissances sont déjà utilisées par les gouvernements des États, les congrès, le pouvoir judiciaire, c’est-à-dire ceux qui s’intéressent à ces sujets. Par exemple, la recherche que nous avons effectuée pour la ville de Mexico a été financée par le gouvernement de Claudia Sheinbaum. Elle est au courant de ces recherches et nous allons les lui présenter, à elle ou à son équipe, dans les semaines à venir.
Y a-t-il un candidat qui avait un meilleur programme en termes de sécurité ?
Non, toutes les candidatures étaient relativement superficielles sur ce sujet pourtant central. Mais c’est naturel : une campagne ne se prête pas à des dialogues comme celui que nous avons. Les candidats n’ont pas beaucoup de temps à consacrer à un universitaire. Ce qu’ils doivent obtenir dans cette séquence, ce sont des votes.