Israël : anatomie d’une tragédie : une conversation avec le Prix Pulitzer Nathan Thrall
L'armée israélienne a annoncé avoir pris le contrôle du point de passage de Rafah. Depuis le 7 octobre, la spirale du conflit s'intensifie, semblant rendre la situation de plus en plus inextricable. Alors que le journaliste et auteur Nathan Thrall vient de recevoir le Prix Pulitzer pour son livre Une journée dans la vie d'Abed Salama, nous republions aujourd'hui l'entretien exclusif qu'il nous avait accordé.
Vous êtes un auteur prolifique qui a couvert le conflit israélo-palestinien. Dans votre dernier livre, Une journée dans la vie d’Abed Salama, à travers le parcours personnel d’un père, vous racontez l’histoire de l’occupation et de « l’apartheid », que vous avez largement documentés dans vos précédents ouvrages. Dans votre livre précédent, The only language they understand, vous décriviez comment la seule chose qui ait jamais poussé Israéliens et Palestiniens vers un compromis a été l’utilisation de la force, parfois extrême. Cela signifie-t-il que ce qui s’est passé le 7 octobre était d’une certaine manière inévitable, et que seule une éruption de la violence pouvait faire évoluer la situation ? Était-ce une fatalité ?
D’une manière générale, l’escalade de la violence était absolument inévitable. Il n’y avait aucun moyen pour Israël de maintenir ce contrôle indéfiniment sans provoquer une réponse violente, même lorsque cette violence produit des résultats relativement modestes.
Mais personne n’avait prévu cette attaque particulière ni son ampleur. Il y a plusieurs années, une marche du retour a eu lieu à Gaza, au cours de laquelle des milliers de personnes sont venues manifester. Des centaines de personnes ont été tuées par des tireurs d’élite israéliens. À l’époque, on en avait beaucoup parlé en Israël : que ferait l’armée si ces milliers de personnes devenaient des dizaines ou des centaines de milliers ? Que se passerait-il s’ils franchissaient la barrière et commençaient à entrer en Israël ? Cette image était présente dans l’esprit de certains Israéliens, mais ce type d’attaque sophistiquée n’avait pas été prédit par les analystes et les commentateurs. Il s’agissait pourtant d’un objectif du Hamas connu des dirigeants militaires et politiques depuis le printemps 2014, lorsque Benyamin Netanyahou et le chef d’état-major de l’époque, Benny Gantz, ont été prévenus d’un projet d’attaque de ce type à partir de Gaza. La réaction israélienne et son inadéquation montrent clairement qu’Israël n’était pas préparé à cette éventualité et que ses dirigeants ne l’avaient même pas envisagée comme un scénario plausible.
L’attaque aurait été bien moins dévastatrice pour Israël s’il avait simplement déployé davantage de troupes à la frontière. Les Israéliens pensaient vraiment avoir trouvé une solution technologique au siège de Gaza. Ils se sont trompés.
En revanche, la réponse d’Israël et l’utilisation d’une force écrasante semblent avoir été pleinement prévisibles. La formation du cabinet de guerre peu après le 7 octobre, réunissant toutes les forces politiques autour de la table, a semblé créer un soutien politique et social pour répondre à la force par une force extrême. La stratégie de sécurité israélienne est-elle remise en question aujourd’hui ?
En effet, au tout début, il n’y avait aucun doute qu’Israël répondrait avec une force écrasante et à une échelle que nous n’avions jamais vue auparavant à Gaza. Mais le cabinet de guerre a plutôt été formé pour empêcher une escalade au-delà de Gaza et éviter une attaque israélienne simultanée sur le Liban, que Yoav Galliant, le ministre de la Défense, appelait de ses vœux.
C’est la raison pour laquelle Benny Gantz et Gadi Eisenkot ont rejoint le cabinet de guerre, afin d’empêcher une attaque que le ministre de la défense et d’autres préconisaient. Maintenant, si l’on considère Gaza, au cours des premières semaines de la guerre, il n’y a eu pratiquement aucune dissidence au sein des cercles politiques israéliens, pas même une remise en question de ce qui, pour tous les observateurs extérieurs, était manifestement des objectifs inatteignables.
Par contre, du Premier ministre au chef d’état-major de l’armée, Israël a répété à l’envi que la guerre ne s’arrêterait pas tant que le Hamas n’aurait pas été éliminé. Il n’a pas reculé. Ils n’ont pas réduit leurs objectifs. Ils n’ont pas commencé à adapter les objectifs à la réalité, en disant par exemple qu’ils allaient sérieusement dégrader les capacités du Hamas pour s’assurer qu’il serait neutralisé pendant de nombreuses années. C’est le langage qu’Israël utilisait à la fin des précédents conflits qui l’ont opposé au Hamas.
Voyez-vous un débat émerger autour de cette question ?
Aujourd’hui encore, ils ne cessent de répéter que l’objectif est l’élimination du Hamas. Mais ce qui s’est passé ces dernières semaines, c’est que nous avons commencé à voir des personnes s’interroger sur la possibilité d’atteindre ces objectifs. Aujourd’hui, de nombreux journalistes israéliens affirment explicitement qu’il est inutile de poursuivre cette guerre et qu’il est impossible d’éliminer le Hamas. Tous les négociateurs d’otages vous diront ce que Gadi Eisenkot a récemment déclaré : il n’y a aucun moyen de récupérer les otages israéliens sans un échange majeur de prisonniers, ce qui serait une humiliation pour Israël. Pour la première fois, les gens remettent en question ce que le Premier ministre a toujours dit, à savoir que l’un des objectifs de la guerre est d’exercer une pression militaire sur le Hamas, de le forcer à libérer des otages. Aujourd’hui, on voit des personnes dire explicitement que c’est un mensonge, que ces deux objectifs sont incompatibles l’un avec l’autre. En fait, le premier échange de prisonniers qui a eu lieu n’était pas le résultat d’une pression militaire, c’était juste un échange de prisonniers. Et le prochain, s’il a lieu, sera lui aussi juste un échange de prisonniers. L’objectif du Hamas était de prendre des otages israéliens afin de libérer des prisonniers palestiniens des prisons israéliennes. Soit ils atteindront leur objectif, ce qui constituerait l’une des plus grandes victoires de l’histoire de la politique et des opérations militaires palestiniennes, soit les otages mourront à Gaza.
Rien ne prouve que la campagne militaire aboutira à la libération des otages. En fait, nous savons que de nombreux otages sont morts à la suite de la campagne militaire. Certains d’entre eux ont même été accidentellement abattus par des soldats israéliens qui leur ont tiré dessus alors qu’ils agitaient des drapeaux blancs et criaient en hébreu, parce que l’armée pensait qu’il s’agissait de Palestiniens.
Certains hommes politiques israéliens, et des membres du gouvernement considèrent que c’est l’occasion de réoccuper définitivement Gaza et d’y implanter de nouvelles colonies une fois l’opération militaire terminée.
Les Israéliens sont divisés sur la question des colonies en Cisjordanie et à Gaza, et la question de savoir si ce mouvement va prendre de l’ampleur est liée à la durée de l’occupation de Gaza par Israël. Il ne s’agit pas seulement de la zone tampon, qui est à mon avis une question distincte, mais de la durée pendant laquelle Israël occupera réellement l’ensemble de la bande de Gaza. Cela dépendra à son tour du succès des négociations sur les différentes propositions de cessez-le-feu et sur certaines propositions plus ambitieuses visant à instaurer une sorte de gouvernement palestinien à Gaza, autre que le gouvernement israélien.
Si la guerre se déroule de telle manière qu’Israël occupe toujours Gaza dans un an, et que cette coalition gouvernementale est toujours au pouvoir, — c’est-à-dire cette coalition de droite favorable à la colonisation —, il y aura une pression énorme pour que la colonisation recommence à Gaza, comme illustré par le rassemblement en faveur de la colonisation de Gaza qui s’est tenu ce week-end, auquel ont participé des milliers de personnes et un tiers du cabinet. Mais, je pense que Netanyahou ne souhaite pas cela. Il sait que ce serait désastreux du point de vue des relations publiques et que cela nuirait aux relations avec les États-Unis. Mais si Trump est président, si cette coalition est toujours au pouvoir et si Israël occupe toujours Gaza, il sera très difficile de mettre fin à l’occupation.
La plupart des Israéliens, du centre ou du centre-gauche, qui ont participé en grand nombre aux manifestations contre la coalition actuelle et qui espèrent faire tomber ce gouvernement ne veulent pas que Gaza soit à nouveau occupée, mais ils ne seront pas en mesure de s’y opposer.
Israël et d’autres parties, y compris l’Arabie Saoudite et, au début, les États-Unis, ont paru déployer des efforts diplomatiques assez intenses pour conclure un accord avec l’Égypte en vue de l’ouverture du point de passage de Rafah, ce qui aurait pour effet de vider Gaza et d’ouvrir le terrain pour l’opération militaire avant, à terme, une occupation à long terme. Cette option est-elle désormais exclue ?
Au tout début de la guerre, cette option circulait du côté d’Israël, mais ses dirigeants ont dû constater qu’elle avait peu de chances d’aboutir lorsque les États-Unis ont essayé de convaincre les pays de la région et qu’ils se sont heurtés à des fins de non-recevoir très fermes. Je ne vois pas l’Égypte changer de position. Si un grand nombre de Gazaouis se rendent en Égypte, ce sera contre la volonté des autorités égyptiennes. Cela se produirait dans le cadre d’un bombardement israélien du point de passage de Rafah, comme cela s’est produit à plusieurs reprises au début de la guerre, forçant ainsi les civils à franchir la frontière pour ensuite les empêcher de revenir.
Dans ce scénario, Israël mettrait en péril son traité de paix avec l’Égypte d’autant que la pression exercée sur Israël pour qu’il admette le retour de ces réfugiés à Gaza serait énorme. Cyniquement, nous pourrions dire qu’Israël vit depuis des décennies avec des gens qui exigent le retour de réfugiés. Il pourrait donc continuer — il n’y aurait rien de nouveau. Mais il s’agit d’un risque énorme pour Israël. C’est pourquoi la nature du débat sur le dépeuplement de Gaza est désormais différente : il s’agit de transferts volontaires, d’encourager d’autres pays à accueillir quelques milliers de personnes par-ci, quelques milliers par-là, de trouver des personnes pour financer la relocalisation des réfugiés de Gaza, de leur donner des incitations financières pour qu’ils quittent la bande de Gaza. Mais je ne pense pas que quelqu’un qui examine la situation froidement et rationnellement et constate le peu de volonté réelle d’autres pays de participer à un programme de ce genre puisse croire que celui-ci entraînerait réellement le départ d’un très grand nombre de Gazaouis.
Les objectifs déclarés sont-ils réalisables sans une campagne militaire beaucoup plus meurtrière et beaucoup plus longue ? Le Hamas peut-il être irrémédiablement affaibli sans envahir tout le sud de Gaza et sans détruire les tunnels qui existent sous le point de passage de Rafah ?
Israël mène déjà son opération dans le Sud de la bande de Gaza. Il n’y qu’à Rafah que les troupes israéliennes ne sont pas encore entrées avec des forces terrestres. Celles-ci ont maintenant terminé leurs opérations militaires dans le nord, affirmant avoir atteint leurs objectifs, bien qu’à ce jour, des roquettes continuent d’être tirées depuis le Nord et que, chaque semaine, nous apprenons que des soldats israéliens sont tués. Il est désormais tout à fait possible qu’Israël mène une opération à Rafah, maintenant que tout le reste de la bande de Gaza est couverte, d’autant que cette zone a été déclarée essentielle à la réalisation des objectifs de la guerre.
Mais ce sera une opération beaucoup plus difficile à mener parce qu’il y a maintenant plus d’un million de personnes dans cette zone : toute la population de Gaza a reçu l’ordre de se déplacer vers le Sud et la plupart d’entre eux ont été forcés d’obtempérer. Pour moi, quelle que soit l’ampleur de l’opération à Rafah, quelle que soit la profondeur à laquelle Israël pénètre dans Gaza, il n’y a en fin de compte aucun moyen d’éliminer le Hamas. Israël peut sérieusement dégrader ses capacités, mais à moins de vouloir garder Gaza pour toujours, il faudra la quitter à un moment ou à un autre. Et à ce moment-là, le Hamas sera prêt.
Est-il réaliste de penser que l’Autorité palestinienne pourrait gouverner Gaza ?
Quand Israël se retirera de Gaza, le Hamas sera la force dominante sur place, indépendamment de l’affaiblissement de ses capacités militaires par Tsahal. On le voit déjà, après la déclaration de victoire d’Israël au Nord et la fin de ses opérations, le Hamas a recommencé à s’occuper de la population, comme à Jabaliya, sous une forme ou une autre.
L’idée que l’Autorité palestinienne, depuis la Cisjordanie, puisse prendre le contrôle de Gaza, comme le souhaitent Israël et les États-Unis, est purement illusoire. Cela ne se produira que si le Hamas y consent. Les seuls scénarios envisageables pour l’avenir de Gaza sont soit une occupation continue par Israël, soit le Hamas au pouvoir de facto, directement ou derrière une façade : un gouvernement technocratique, ou l’Autorité palestinienne, ou toute autre forme acceptée par le Hamas.
Ces options sont les seules envisageables, et personne ne croit sérieusement qu’une force multinationale arabe ou que l’Autorité palestinienne puissent s’implanter, sauf comme façade du Hamas. L’unique alternative serait la création d’un État palestinien où toutes les milices de Gaza, pas seulement le Hamas, mais aussi le Jihad islamique et d’autres groupes, pourraient être intégrés dans les forces de sécurité d’un tel État, après qu’elles ont été soumises à un processus de contrôle. Sans cela, le Hamas continuera de se reconstruire et d’attaquer Israël, qui sera donc confronté à une situation où il contrôlera la bande de Gaza avec le Hamas comme force principale sur le terrain.
La situation que vous décrivez, fait-elle partie des discussions sur les plans d’après-guerre pour Gaza ?
Malheureusement, les discussions sur l’après-guerre à Gaza reposent sur des hypothèses très irréalistes. C’est comme si le monde entier ignorait que le Hamas est désormais le leader du mouvement national palestinien. Nous pouvons parler toute la journée d’un nouveau Premier ministre de l’Autorité palestinienne sous l’autorité d’Abou Mazen, ou du remplacement d’Abou Mazen par un membre de son cercle intime qui pense exactement comme lui, mais en fin de compte, c’est le Hamas qui décidera de ce qui se passera à Gaza.
Il faut que les États-Unis, ainsi que ceux qui suggèrent la reprise de Gaza par une Autorité palestinienne renouvelée, affrontent la réalité. Aucun de ces plans ne se concrétisera sans l’accord du Hamas. Pour moi, toute discussion sur l’avenir de Gaza basée sur la disparition du Hamas relève du fantasme. Sans cette prise de conscience, il est impossible de proposer une solution réaliste au conflit.
Assistons-nous à une prise de conscience progressive en Israël ?
Cette prise de conscience commence en Israël, mais avec réticence. Les chroniqueurs des grands journaux commencent à l’exprimer de plus en plus ouvertement.
Le problème est que, presque tout le spectre politique israélien étant convaincu que le Hamas peut et sera totalement éradiqué, il est difficile de trouver en Israël une force politique qui prône une stratégie différente.
Selon moi, il est temps que des personnalités comme Gantz et Eisenkot expriment cette réalité plus franchement. Récemment, ce dernier a fait une déclaration très médiatisée sur la nécessité d’un échange de prisonniers, affirmant que c’était la priorité absolue et que sans un grand accord, les prisonniers ne seraient pas libérés. Il a également déclaré que « ceux qui parlent d’une défaite absolue et d’un manque de volonté et de capacité ne disent pas la vérité. Voilà pourquoi il ne faut pas raconter des histoires à dormir debout ». Cela représente un pas vers la reconnaissance du Hamas comme une force incontournable sur le terrain.
L’objectif du cabinet de guerre d’éviter une attaque simultanée sur le Liban a-t-il changé ? Lors d’une conférence de presse fin décembre, Benny Gantz a semblé plus ouvert à l’idée d’une confrontation militaire au Liban.
L’objectif immédiat d’Eisenkot et de Gantz en rejoignant la coalition et en formant ce cabinet de guerre était effectivement d’éviter une guerre simultanée. Il a toujours été prioritaire d’éviter ce qu’Israël appelle une guerre sur deux fronts. C’est un petit pays et il est très désavantageux pour lui de combattre simultanément. C’était l’objectif principal. La question d’une attaque préventive contre le Hezbollah au Liban n’a pas été exclue, elle a simplement été reportée.
L’ensemble des dirigeants israéliens, du chef d’état-major de l’armée au Premier ministre en passant par les autres membres du cabinet de guerre, ont fait une déclaration intéressante sur le retour des habitants du Nord — environ 80 000 personnes —, qui sont désormais déplacés à l’intérieur du pays. Israël ne cesse de donner des dates différentes pour leur retour. La dernière était fin février, mais le gouvernement israélien affirme que les habitants du Nord ne rentreront pas tant que les forces du Hezbollah ne se seront pas déplacées au nord du fleuve Litani. Cela se situe à plus d’une douzaine de kilomètres de la frontière israélienne.
En principe, les combattants du Hezbollah sont tenus par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU de se tenir au Nord du fleuve Litani, mais cette résolution n’a jamais été pleinement appliquée, n’est-ce pas ?
C’est exact. Aujourd’hui, la ligne d’Israël est la suivante : le Hezbollah se déplacera au Nord du Litani, soit par un accord diplomatique, soit par la force : d’une manière ou d’une autre, c’est la condition du retour des habitants du Nord d’Israël. Il s’agit là de déclarations très fortes. Il leur sera difficile de revenir dessus après avoir dit à ces plus de 80 000 personnes qu’ils vivraient dans ces conditions à leur retour.
On pourrait penser qu’il s’agit simplement d’un acte de bluff et d’une stratégie utilisée par Israël pour faire pression dans les négociations diplomatiques afin de s’assurer que le Hezbollah accepte un accord, qui consisterait plus ou moins à ce qu’il déplace ses forces vers le nord et qu’Israël abandonne les fermes de Shebaa et réaligne marginalement la frontière avec le Liban.
Mais Israël ne cesse de répéter cette position : ils n’ont jamais dévié. Il lui serait politiquement difficile de revenir sur cette déclaration. Ceci dit, il n’est pas impossible qu’un accord diplomatique pousse le Hezbollah à bouger. Ce ne serait sans doute pas aussi loin qu’Israël le désire, mais il y aurait un mouvement. Si cela ne se produit pas, il sera très difficile pour Israël de ne pas entrer en guerre.
L’autre élément est que les États-Unis ont dit à Israël dès le début que leur première exigence était de ne pas déclencher une guerre avec le Liban, avec le Hezbollah et avec l’Iran, en l’échange de quoi les États-Unis ont assuré à Israël qu’ils protégeraient son territoire en cas d’attaque. C’était le but de l’envoi des deux porte-avions en Méditerranée, spécifiquement pour dissuader le Hezbollah et l’Iran. Mais les États-Unis ont insisté sur le fait qu’ils ne voulaient pas être entraînés dans une guerre régionale.
Si Israël veut une guerre avec le Hezbollah, il devra faire croire que c’est le Hezbollah qui l’a déclenchée. Ce qui ne devrait pas être très difficile à faire, étant donné que les deux parties échangent des tirs toutes les heures à la frontière nord. Il est très facile que cela dégénère en une véritable guerre.
Comment l’ordonnance préliminaire de la Cour internationale de justice sur l’affaire portée par l’Afrique du Sud est-elle couverte en Israël ? Cela change-t-il la nature du débat politique ?
L’ordonnance de la CIJ est vraiment couverte en Israël, et elle a un rôle important dans le débat public. La réaction israélienne naturelle a été exprimée par le ministre de la défense qui a publié une déclaration furieuse condamnant la Cour après que les ordonnances préliminaires ont été émises vendredi : « L’État d’Israël n’a pas besoin de recevoir des leçons de morale… La Cour internationale de justice de La Haye a dépassé les bornes lorsqu’elle a accédé à la demande antisémite de l’Afrique du Sud de discuter de l’allégation de génocide à Gaza… Ceux qui recherchent la justice ne la trouveront pas sur les fauteuils en cuir des salles d’audience de La Haye ». Le Premier ministre a été beaucoup plus prudent, essayant à la fois de condamner le tribunal mais aussi de le tourner positivement en soulignant qu’il n’avait pas appelé à un cessez-le-feu et qu’il approuvait donc le droit d’Israël à continuer à se défendre et à poursuivre la guerre telle qu’Israël l’avait menée.
Dans le même temps, la presse de gauche condamne le Premier ministre pour avoir créé une situation dans laquelle Israël se trouve en dans une situation plausible de violation de la convention sur le génocide. En fait, la presse israélienne interprète la situation de toutes les façons possibles.
Pour moi, concrètement, l’effet le plus important de cette ordonnance est ailleurs : les pays tiers seront désormais beaucoup plus prudents quant à leur propre complicité dans ce que la CIJ a considéré comme un cas plausible de génocide. Je suis sûr que les principaux avocats des ministères de la défense des proches alliés d’Israël, y compris les États-Unis, travaillent sur la manière de s’assurer qu’ils ne sont pas jugés complices — ce serait un cas très difficile à défendre parce qu’ils sont clairement complices de ce que fait Israël — mais je pense que l’effet de l’arrêt est vraiment d’alerter ces tierces parties.
En Israël, l’effet est plus limité. Ce dimanche, par exemple, des civils israéliens ont manifesté devant le point de passage de Kerem Shalom vers Gaza pour demander l’arrêt des camions d’aide, affirmant que tant que les otages n’étaient pas libérés, aucune aide ne devait être acheminée vers Gaza. La police a essayé d’arrêter ces manifestants avec beaucoup plus de force pour permettre aux camions d’entrer. L’arrêt de la CIJ, l’ordonnance préliminaire autorisant l’entrée de l’aide humanitaire, a été invoqué pour justifier l’entrée de cette aide. Je pense qu’Israël sera plus prudent dans sa conduite au cours du prochain mois au moins, ce dont il devra maintenant rendre compte à la CIJ.
Depuis le début de cette guerre, deux choses sont frappantes. Tout d’abord, le gouvernement américain semble avoir perdu son influence sur Israël, et le gouvernement israélien a gagné beaucoup plus d’indépendance par rapport aux autorités américaines. Êtes-vous d’accord ?
Je ne pense pas que la guerre ait démontré un quelconque affaiblissement de l’influence des États-Unis sur Israël. Elle montre plutôt que l’administration Biden a décidé de donner à Israël tout ce qu’il voulait, de lui donner carte blanche et de se plier en quatre pour le soutenir, même au prix d’un lourd coût politique.
Vous ne seriez pas d’accord pour dire que Blinken a essayé à plusieurs reprises d’influencer le cours de la guerre, sans succès ?
Je ne diras pas que Blinken a essayé et échoué parce qu’il n’a jamais utilisé les outils dont il dispose. La guerre a montré de manière explicite à quel point Israël est incroyablement dépendant des États-Unis, qu’il a eu besoin de livraisons d’armes d’urgence pour mener cette guerre. Les États-Unis les ont fournies sans condition.
Que pensez-vous du rôle croissant de l’Arabie saoudite dans la diplomatie arabe ? Que pouvons-nous en attendre ?
Le rôle principal de l’Arabie saoudite dans cette équation est de savoir si elle accepterait de normaliser les relations avec Israël en échange de quelque chose. Avant le 7 octobre, le quelque chose dont tout le monde discutait — autrement dit, la principale chose que l’Arabie saoudite voulait —, c’était des programmes nucléaires civils soutenus par les États-Unis, en plus d’un traité de défense. Bref, elle voulait des concessions de la part des Washinton. En outre, avant le 7 octobre, il était question d’accorder quelques miettes à l’Autorité palestinienne en Cisjordanie. De l’avis de la plupart des observateurs, les États-Unis étaient plus intéressés que les Saoudiens à exiger des concessions pour l’Autorité palestinienne.
Aujourd’hui, la presse rapporte que l’Arabie saoudite exige la création d’un État palestinien, et pas seulement une voie vers un État palestinien. Nous devons attendre et voir si c’est vraiment le cas. Il y a tellement d’obstacles à la normalisation israélo-saoudienne, y compris celui d’amener le Congrès américain à accepter toutes les demandes de Riyad. Le pays n’est pas populaire aux États-Unis, en particulier au sein du parti démocrate, et le temps dont dispose le Congrès pour accepter de manière plausible toute demande est limité en raison du cycle électoral américain. Bientôt, non seulement les démocrates mais aussi les républicains s’opposeront à un grand accord avec l’Arabie saoudite : les démocrates parce qu’ils ne considèrent pas qu’il est dans l’intérêt des États-Unis de forger des liens étroits avec l’un des États les plus répressifs du monde, et les républicains parce qu’ils ne voudront pas donner à Biden une victoire en matière de politique étrangère avant l’élection de novembre.
Quoi qu’il en soit, ces conversations sur des concessions à accorder à l’Autorité palestinienne ne sont pas pertinentes tant qu’elles ne prennent pas en compte l’acteur politique palestinien le plus puissant aujourd’hui, le Hamas.