Poutine et la guerre nucléaire : après la « dissuasion » « l’intimidation active »
Depuis l'échec de l'invasion de l’Ukraine, des faucons influents à Moscou veulent dynamiter un concept nucléaire ossifié, hérité de la guerre froide. Pour comprendre la radicalisation de la rhétorique dans le débat stratégique russe, nous traduisons et commentons pour la première fois ce texte clef signé Dmitri Trenin.
- Auteur
- Marlène Laruelle •
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- © Ministère de la Défense russe
Depuis plus de deux ans, les élites russes ont régulièrement joué la carte de la menace nucléaire dans l’espoir de ralentir le soutien occidental à l’Ukraine, sans toutefois — heureusement — qu’une quelconque mise en préparation concrète de l’arsenal nucléaire n’ait accompagné ces déclarations.
Vladimir Poutine a mentionné à plusieurs reprises que la Russie n’hésiterait pas à se servir de ses armes nucléaires pour protéger sa souveraineté et son intégrité territoriale — dont on peut facilement imaginer qu’elle inclut les territoires ukrainiens conquis en 2014 puis 2022. Le président envoie des signaux partagés, répétant que la Russie n’utiliserait l’armée nucléaire qu’en représailles à une frappe ennemie, puis évoquant la possibilité de repenser la stratégie nationale de façon à ce qu’une « frappe désarmante » soit autorisée. Il y a donc une ambiguïté stratégique bien calculée entre la formule de représailles classique et la possibilité de frapper en premier face à une menace à l’intégrité territoriale du pays.
Comme l’analysait Bruno Tertrais dans ces pages, la « parole nucléaire » de Moscou reste cohérente depuis le 24 février 2022 : « premièrement, elle est auto-cohérente, c’est-à-dire que le langage est toujours à peu près le même. Deuxièmement, elle est cohérente avec la doctrine affichée. Troisièmement, elle est cohérente avec l’absence de gestes provocateurs que pourraient être la mise en alerte haute de l’ensemble du système nucléaire ou la tenue visible d’exercices nucléaires rompant avec la pratique habituelle. »
Si les tweets enflammés de Dmitri Medvedev jouent un rôle spécifique dans l’écosystème politique russe et ne doivent pas être lus au premier degré, des experts bien plus sérieux comme Sergueï Karaganov ont régulièrement mentionné la possibilité pour Moscou d’utiliser des armes nucléaires tactiques de manière préemptive. Dans la même veine, une autre figure de taille, Dmitri Trenin, s’est joint à cette discussion.
Trenin est une voix importante et respectée de l’expertise russe : ancien colonel du renseignement militaire, il avait rejoint le Carnegie Center de Moscou juste après sa création en 1994 et en avait pris la direction en 2008. Jusqu’à l’invasion militaire de l’Ukraine de 2022, sa direction du Carnegie a permis à l’institution américaine de rester présente en Russie et à des experts russes critiques du pouvoir de se faire entendre dans un contexte de plus en plus tendu. Trenin est membre du Conseil de politique étrangère et de défense russe dirigé par Karaganov. S’il est proche des milieux militaires et de renseignement, il a longtemps représenté une voix plus nuancée, favorable au partenariat avec l’Occident, que celle de Karaganov, bien que ces nuances se soient effacées graduellement et dans le contexte de la guerre.
Dans le texte que nous proposons ici, Dmitri Trenin explique pourquoi la dissuasion nucléaire que Moscou considérait comme acquise depuis les décennies de guerre froide serait caduque et pourquoi une escalade serait nécessaire afin de retrouver un mécanisme de dissuasion qui fonctionne pour défendre les intérêts stratégiques russes.
Repenser la stabilité stratégique
La stabilité stratégique se définit généralement comme l’absence d’incitations pour une puissance dotée d’armes nucléaires à lancer une première frappe massive. Traditionnellement, elle se concentre principalement sur les aspects militaro-techniques, sans nécessairement prendre en compte les motifs qui pourraient pousser à une attaque.
Ce concept a émergé au milieu du siècle dernier, lorsque l’URSS avait atteint la parité militaro-stratégique avec les États-Unis et que la guerre froide avait atteint une phase « mature » caractérisée par une confrontation limitée et une certaine prévisibilité. À cette époque, la solution apparente au problème de la stabilité stratégique résidait dans le maintien constant de contacts entre les dirigeants politiques des deux superpuissances, ainsi que dans la maîtrise des armements et dans la transparence quant à la composition de leurs arsenaux respectifs.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Cependant, le premier quart du XXIe siècle tire à sa fin dans un contexte bien différent de la relative stabilité politique internationale des années 1970.
Dans le discours russe, la « stabilité stratégique » signifie que les grandes puissances fonctionnent selon un mode de respect mutuel de leurs lignes rouges et ne s’attaquent par procuration que dans leurs marges, selon un modèle hérité de la guerre froide. Vu de Moscou, le soutien occidental à l’Ukraine serait une attaque au cœur, et non aux marges, des intérêts stratégiques russes — qui justifierait donc le recours à la menace nucléaire, au moins rhétoriquement.
L’ordre mondial centré sur les États-Unis établi après la fin de la guerre froide est sérieusement remis en question et ses bases semblent vaciller. L’hégémonie mondiale de Washington et la position de l’Occident dans son ensemble sont en déclin, tandis que la puissance économique, militaire, scientifique et technologique, ainsi que l’importance politique des pays non occidentaux — notamment la Chine et l’Inde — sont en augmentation. Cette évolution entraîne une détérioration des relations entre les États-Unis et d’autres centres de pouvoir.
Les deux principales puissances nucléaires, la Russie et les États-Unis, se retrouvent dans un conflit armé semi-direct. Cette confrontation est officiellement considérée comme une menace existentielle en Russie. Cette situation a été rendue possible par l’échec de la dissuasion stratégique, sur le plan géopolitique, dans une région où les intérêts vitaux de la Russie sont en jeu. Il est important de souligner que la principale cause du conflit réside dans le mépris délibéré de Washington — depuis maintenant trois décennies — envers les intérêts de sécurité clairement et explicitement exprimés par Moscou.
Trenin reflète ici l’avis officiel du gouvernement et des milieux d’expertise de la politique étrangère russe, pour qui la guerre en Ukraine serait le résultat du non-respect par les État-Unis des intérêts stratégiques russes selon lesquels l’Ukraine ne pourrait rejoindre le camp occidental et devrait soit rester dans l’orbite russe, soit au minimum se trouver en situation de neutralité stratégique.
De plus, dans le conflit ukrainien, les dirigeants militaires et politiques américains ont non seulement énoncé, mais aussi exprimé publiquement leur mission consistant en une défaite militaire stratégique de la Russie, malgré son statut nucléaire.
Il s’agit d’une entreprise complexe où la puissance collective économique, politique, militaire, militaro-technique, de renseignement et d’information de l’Occident se combine aux actions des forces armées ukrainiennes, engagées dans un affrontement direct avec l’armée russe. En d’autres termes, les États-Unis cherchent à vaincre la Russie non seulement sans recourir à des armes nucléaires, mais même sans s’engager formellement dans des hostilités.
La dimension de « guerre par proxy » des États-Unis en Ukraine est très souvent mentionnée du côté russe, qui y voit là un trait typique de la politique étrangère américaine qui cache ses intérêts stratégiques propres via des conflits indirects, alors que la Russie, elle, combat frontalement. La guerre en Ukraine est interprétée comme un conflit civilisationnel avec l’Occident en préparation depuis longtemps.
Dans ce contexte, la déclaration des cinq puissances nucléaires du 3 janvier 2022, affirmant que « la guerre nucléaire ne doit pas être menée » et qu’« il ne peut y avoir de vainqueurs », semble être une relique du passé. Une guerre par procuration entre les puissances nucléaires est déjà en cours ; de plus, au cours de ce conflit, de plus en plus de restrictions sont levées, tant en ce qui concerne les systèmes d’armes utilisés et la participation des troupes occidentales, que les limites géographiques du théâtre de guerre. Il est possible de prétendre qu’une certaine « stabilité stratégique » est maintenue, mais seulement si, à l’instar des États-Unis, un acteur délègue à son allié la tâche d’infliger une défaite stratégique à l’ennemi, tout en s’attend à ce que ce dernier n’ose pas utiliser d’armes nucléaires.
Ainsi, le concept de stabilité stratégique dans sa forme initiale, qui vise à créer et maintenir des conditions militaro-techniques pour prévenir une frappe nucléaire massive et soudaine, ne conserve que partiellement sa pertinence dans le contexte actuel.
Une guerre nucléaire entraînant la mort de la civilisation pourrait survenir dans un environnement où la « stabilité stratégique » serait formellement maintenue — jusqu’à la dernière minute, littéralement.
Le renforcement de la dissuasion nucléaire pourrait être la solution au véritable problème du rétablissement de la stabilité stratégique, qui a été considérablement perturbée par la poursuite et l’escalade du conflit. Pour commencer, il convient de repenser le concept de dissuasion et, ce faisant, d’en changer le nom. Par exemple, au lieu de parler de « dissuasion » passive, nous devrions évoquer une « intimidation nucléaire » active vis-à-vis d’un adversaire probable ou potentiel. L’adversaire ne doit pas demeurer dans un état de confort, pensant que la guerre qu’il mène avec l’aide d’un pays tiers ne l’affectera en rien. En d’autres termes, il est impératif de raviver la peur dans l’esprit et le cœur des dirigeants de l’ennemi. Une peur salutaire, il faut le souligner.
Trenin évoque ici l’un des enjeux majeurs pour Moscou qui est ce qu’il interprète comme le manque de succès de la posture nucléaire russe, qui n’a pas jusqu’à présent fait fléchir les soutiens occidentaux à l’Ukraine. Cela dit, le texte ne prend pas en compte le fait documenté qu’il y a bel et bien un effet de la « dissuasion nucléaire » russe : on sait par exemple que Washington s’est refusé à envoyer des armes de haut niveau au début du conflit et a décidé d’une escalade graduelle précisément pour éviter à Moscou de devoir entrer dans la surenchère nucléaire.
La réciproque est également vraie. Comme le rappelle Bruno Tertrais, « même si l’on peut imaginer que les avertissements occidentaux et surtout chinois ont conduit Poutine à la prudence nucléaire, l’explication la plus simple de l’absence d’emploi de l’arme nucléaire par Moscou, c’est que le seuil nucléaire russe reste élevé. »
Il est également crucial de reconnaître que les limites de l’intervention purement verbale ont été atteintes à ce stade du conflit ukrainien. Bien que les canaux de communication jusqu’au plus hautes sphères doivent demeurer ouverts 24 heures sur 24, les messages les plus importants à ce stade doivent être transmis par des actions concrètes : changements de doctrine, exercices militaires pour les mettre à l’épreuve, patrouilles sous-marines et aériennes le long des côtes de l’ennemi probable, avertissements concernant les préparatifs d’essais nucléaires et les essais eux-mêmes, imposition de zones d’exclusion aérienne au-dessus d’une partie de la mer Noire, et ainsi de suite. L’objectif de ces actions n’est pas seulement de démontrer la détermination et la volonté d’utiliser les capacités disponibles pour protéger les intérêts vitaux de la Russie, mais surtout d’arrêter l’ennemi et de l’encourager à entamer un dialogue sérieux.
L’échelle d’escalade ne s’arrête pas là. Les mesures militaro-techniques peuvent être suivies d’actes réels, dont les avertissements ont déjà été donnés : par exemple, des attaques contre des bases aériennes et des centres d’approvisionnement sur le territoire des pays de l’OTAN, et ainsi de suite. On pourrait continuer. Il est essentiel de comprendre — et d’aider l’ennemi à comprendre — que la stabilité stratégique, au sens technique réel et non restreint du terme, n’est pas compatible avec un conflit armé entre puissances nucléaires, même s’il se déroule de manière indirecte — pour l’instant.
Trenin prend ici la suite de Sergueï Karaganov, le premier expert officiel russe à avoir mentionné la nécessité de « monter en grade » en termes de rhétorique sur d’escalade nucléaire pour mieux dissuader les Occidentaux de renforcer leur soutien à Kiyv.
Aucune guerre entre puissances nucléaires (y compris une guerre indirecte menée dans la sphère des intérêts vitaux de l’une des parties) ne doit être déclenchée. Sinon, il n’y aura non seulement pas de vainqueurs, mais peut-être pas de survivants.
Il est peu probable que l’adversaire accepte facilement et immédiatement ce point de vue. Il faudra au moins qu’il prenne conscience de notre position et qu’il en tire les conclusions qui s’imposent. Il est grand temps que nous réexaminions l’appareil conceptuel que nous utilisons en matière de stratégie de sécurité. Il s’agit de sécurité internationale, de stabilité stratégique, de dissuasion, de contrôle des armements, de non-prolifération nucléaire, et bien d’autres. Ces concepts ont émergé au cours du développement de la pensée politique occidentale, principalement américaine, et ont rapidement trouvé une application pratique dans la politique étrangère des États-Unis. Bien qu’ils soient fondés sur des réalités existantes, ils ont été adaptés aux objectifs de la politique étrangère américaine. Nous avons tenté de les adapter à nos propres besoins, mais avec un succès mitigé. Il est temps de passer à l’étape suivante et de développer nos propres concepts qui reflètent la position de la Russie dans le monde ainsi que ses besoins.