L’opposition de centre-gauche turque, dominée par le Parti républicain du peuple (CHP), a remporté les élections municipales qui se sont déroulées hier, le 31 mars, avec 37,7 % des voix, devant le Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir) qui en a obtenu 35,4 % (contre 44 % en 2019). 

  • L’opposition remporte ainsi les cinq plus grandes villes du pays : Istanbul, Ankara, İzmir, Bursa et Antalya. À Istanbul, l’actuel maire Ekrem İmamoğlu (CHP) — le plus crédible opposant d’Erdoğan — est arrivé en tête du scrutin, malgré l’activisme du président, lui-même maire de la ville de 1994 à 1998, aux côtés de son candidat Murat Kurum.
  • L’AKP d’Erdoğan devrait remporter le scrutin en 12 provinces (contre 21 pour l’opposition). La montée du parti islamiste YRP, notamment en Anatolie, ancien allié de l’AKP et désormais opposant, explique en partie cet échec pour le président turc, après sa victoire à la présidentielle et aux législatives de mai 2023. YRP a fait campagne notement sur les compromissions du président turc avec Israël et sur le fait qu’il ne serait pas un bon musulman.
  • Comme souvent, on observe un vote stratégique des électeurs kurdes. Ils priment les candidats anti-Erdoğan comme à Istanbul avec Ekrem İmamoğlu, tout en gardant le contrôle de leurs bastions du sud-est.
  • Selon Ariane Bonzon : « Ce n’est pas parce que l’opposition républicaine a gagné que les élections ont rempli les critères démocratiques d’un État de droit (temps de parole inégal entre le parti au pouvoir et l’opposition, mobilisation de l’appareil d’État en faveur du parti au pouvoir, etc). » 
  • Il s’agit d’autant plus d’un camouflet pour le régime d’Erdoğan. D’un côté, on observe une forte baisse du taux de participation – 76 % contre 84 % en 2019 – ce qui traduit une désillusion des électeurs de l’AKP. De l’autre, la percée de l’opposition dans les espaces de l’Anatolie autrefois acquis à Erdoğan (les provinces de Bursa, Afyonkarahisar ou Adiyaman) marque « un tournant ».
  • Erdoğan a prononcé un discours tôt dans la matinée aujourd’hui, reconnaissant sa défaite : « Ce n’est pas une fin pour nous, mais plutôt un tournant », reconnaissant une « perte d’altitude » pour l’AKP.  

Ces résultats permettent de dégager trois tendances.

Sur le plan interne, alors que l’on assiste à une percée du parti islamiste YRP, nous pouvons nous attendre à une course au leadership du grand gagnant des élections, le CHP, entre le maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu et le maire d’Ankara Mansur Yavaş. 

  • Ce dernier, particulièrement apprécié par le monde de l’entreprise turc, est marié avec une épouse non voilée. Il a déjà déclaré : « Je préfère perdre l’élection municipale plutôt que d’instrumentaliser la religion ». 
  • De son côté, le maire d’Istanbul est issu « d’une famille traditionnellement située du côté social-démocrate, mais avec des tendances conservatrices, où l’islam occupe une place importante1 et a considéré — comme le gouvernement Erdoğan — que la reconnaissance par le président des États-Unis du génocide arménien était une « grave erreur ».

La situation économique a été parmi les préoccupations principales des électeurs : l’inflation se situait à 67,1 % en glissement annuel en février. Selon les données de l’Agence de planification d’Istanbul, le coût de la vie dans la ville a augmenté de 81 % sur l’année. 

  • De fait, l’AKP semble perdre dans les régions industrielles où de nombreux travailleurs perçoivent un salaire minimum, dont l’augmentation n’a pas suivi l’inflation. Dans le discours particulièrement introspectif prononcé pour reconnaître la défaite, Erdoğan a insisté que le gouvernement devait désormais se concentrer sur le redressement de l’économie. D’ailleurs, le 20 mars, pour faire face à l’inflation et d’une manière inattendue, la banque centrale a remonté son taux directeur de 5 points de pourcentage, à 50 % — soit son niveau le plus haut depuis 20 ans. 
  • Il n’est toutefois pas impossible que face à une situation peu contrôlable, l’intérêt du président turc soit de réinvestir la politique étrangère : en particulier en s’attaquant aux Kurdes en Syrie.