Alors que la question de l’architecture de la zone euro a été largement désertée depuis la déclaration de Meseberg de 2018, les ministres des finances, la Banque centrale européenne et la Commission s’apprêtent à remettre ces sujets institutionnels sur le métier.
Ils seront notamment à l’agenda du Conseil européen des 21 et 22 mars pendant lequel la Présidente de la Banque centrale européenne Christine Lagarde et le Président de l’Eurogroupe Paschal Donohoe présenteront des pistes d’avancées sur l’union des marchés de capitaux, l’union bancaire et, en toile de fond, la question fondamentale de la transformation hamiltonienne de la zone euro. Pour suivre ce débat, nous vous invitons à vous abonner au Grand Continent
Cet entretien est aussi disponible en anglais sur le site du Groupe d’études géopolitiques.
La zone euro est-elle dans une position confortable pour faire face aux difficultés financières du système bancaire ? Si nous semblons avoir fait beaucoup de progrès en théorie, nous n’avons aucune expérience réelle dans la pratique. Disposons-nous des institutions nécessaires pour liquider ou sauver une banque, comme l’ont fait les autorités suisses avec le Crédit suisse ou les États-Unis avec SVB il y a deux ans ?
Je pense qu’il y a un argument plus large à faire valoir sur la résilience de l’euro et son potentiel. Dans l’économie mondiale volatile d’aujourd’hui, l’euro est un instrument économique essentiel pour aider les pays de la zone à traverser cette période de transition et d’opportunités significatives en matière de politique économique.
Je suis très confiant dans la résilience de notre système bancaire et financier. Le fait que nos autorités et que nos procédures de résolution n’aient pas encore été mises à l’épreuve comme elles l’ont été dans d’autres pays prouve de fait que nos efforts en matière de réglementation et de surveillance ont porté leurs fruits. Dans les débats et les discussions, nous sous-estimons les progrès que nous avons réalisés d’un point de vue réglementaire pour assurer la stabilité et la sécurité du système bancaire européen.
Le meilleur exemple de la réussite de nos efforts est le fait que notre secteur financier n’est pas devenu une source ou un amplificateur de risque pendant et après la pandémie de Covid-19.
Même si je suis convaincu que ce que nous avons fait a eu un impact positif, nous devons examiner comment faire plus et comment renforcer l’impact et l’ampleur des outils que nous avons à notre disposition. L’une des leçons de l’année qui vient de s’écouler et des difficultés financières que vous avez mentionnées, c’est la rapidité avec laquelle elles se sont produites. Il s’agit d’un changement très important par rapport à la situation dans laquelle nous nous trouvions à des moments équivalents de la crise financière mondiale de 2008. Nous avons encore du travail.
Comment le travail sur la gestion de crise et l’assurance des dépôts (CMDI) a-t-il évolué après les crises du Crédit suisse et de la SVB ?
La proposition relative à la gestion de crise et à l’assurance des dépôts est actuellement examinée par le Parlement européen et des efforts sont déployés pour progresser sur le sujet avant les élections de juin. Je pense même qu’un vote est très probable dans les prochaines semaines. En ce qui concerne notre position sur des initiatives plus larges telles que le système européen d’assurance des dépôts, nos efforts pour parvenir à un accord sur un plan de travail plus large afin de progresser sur tous les autres piliers de l’Union bancaire n’ont pas, pour diverses raisons, avancé aussi rapidement qu’on l’aurait espéré.
Comment comptez-vous aller de l’avant ?
Deux étapes pourraient débloquer de nouveaux progrès.
Tout d’abord, nous devons avancer sur le cadre de gestion des crises — les propositions à cet égard ont été publiées par la Commission européenne au second semestre de l’année dernière. Ensuite, nous devons poursuivre nos efforts sur l’adéquation du filet de sécurité dont nous disposons pour le Fonds de résolution unique 1.
Tous nos efforts pour obtenir un accord sur la réforme du Mécanisme européen de stabilité, en particulier sa ratification par le Parlement italien, sont extrêmement importants. En progressant sur ces projets, nous pourrons faire plus à l’avenir. Ils seront alors d’une grande utilité pour renforcer le cadre existant de l’Union bancaire.
En ce qui concerne l’Union des marchés de capitaux, le débat s’est intensifié au cours des derniers mois : on pense en particulier au discours de la présidente Lagarde dans lequel elle plaidait pour une révolution kantienne dans la manière dont nous abordons la question 2. Elle critiquait l’approche suivie jusqu’à présent — fragmentaire et du bas vers le haut — et favorisait une approche institutionnelle plus verticale, axée sur la création de l’équivalent d’une Commission européenne des opérations de bourse (SEC), un superviseur européen pour les marchés des capitaux. Changeons-nous vraiment d’approche ?
Pour filer la métaphore utilisée par la présidente Lagarde et continuer à mobiliser sa référence à Kant, l’une des idées fortes des Lumières est que le progrès vers un avenir meilleur passe par l’usage de la raison et l’engagement dans un débat actif basé sur la reconnaissance partagée d’une vérité objective.
Les récents débats sur l’Union des marchés de capitaux marquent un changement significatif. Deux évolutions notables sont en effet intervenues.
La première concerne les dirigeants politiques et les institutions, y compris la Banque centrale européenne, qui considèrent désormais l’avenir de l’Union des marchés de capitaux comme un facteur clef pour assurer un meilleur avenir économique à l’Union. L’Eurogroupe y travaille depuis un an et il est encourageant de voir ce débat s’intensifier avant notre prochain rendez-vous. Il est également significatif que cette question soit désormais à l’ordre du jour de la prochaine réunion du Conseil européen, au cours de laquelle la présidente Lagarde et moi-même présenterons nos perspectives.
Le deuxième changement est le lien entre l’achèvement de l’Union des marchés de capitaux et le renforcement de la compétitivité de l’Union et de la zone euro. Il s’agit à la fois d’une nouvelle dimension du débat sur la compétitivité et d’une perspective plus forte sur l’Union des marchés de capitaux. Je laisserai à d’autres le soin d’évaluer si ce qu’a fait l’Eurogroupe est kantien ou non, mais cela fait certainement partie d’une marche plus large vers le progrès.
Une autre citation de Kant qui illustre bien la situation dans laquelle nous nous trouvons me vient à l’esprit : « Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi ». Je ne sais pas si l’Union des marchés de capitaux fait partie de la loi morale ou du ciel étoilé, mais elle est vraiment importante en ce moment.
Il existe un consensus croissant sur son importance pour le financement de la transition, l’innovation, la compétitivité et la stabilisation de la zone euro.
Malgré ce que vous soulignez, il existe des points de désaccord, notamment sur la question de l’européanisation des pouvoirs de surveillance et de supervision. Dans quelle mesure sommes-nous prêts à transférer l’autorité du niveau national au niveau européen ?
Je suis optimiste et favorable aux termes utilisés dans la déclaration de l’Eurogroupe. Nous avons réussi à obtenir l’accord des 27 États membres pour s’engager dans un processus qui reconnaît l’importance d’un règlement européen commun sur la supervision. Il s’agit là d’une avancée significative. Par ailleurs, le fait de lier la question de la supervision à celle de la compétitivité est un point de départ important et un développement politique clef dans notre approche. Je suis certain que cela aura des retombées positives dans nos discussions sur la supervision.
Sommes-nous prêts à harmoniser notre fiscalité sur les produits financiers, à travers un mécanisme comme la retenue à la source par exemple ?
La fiscalité restera de la compétence nationale et les ministres des finances prendront leurs décisions en toute indépendance. Cependant, cela pourrait-il contribuer de manière significative au développement de nos marchés de capitaux si les ministres prenaient des décisions plus alignées et basées sur la manière d’encourager la croissance des marchés de capitaux au sein de leurs économies ?
Les retombées positives de ces externalités sur le développement de nos marchés de capitaux à travers l’Europe seraient significatives. Il est fort probable que les ministres accorderont une attention particulière à cette question dans un avenir proche.
Sur toutes ces questions, devons-nous avancer de manière unie, ou pouvons-nous recourir à une coopération renforcée dans certains domaines, comme l’a suggéré un récent non paper de la Banque des Pays-Bas 3 ?
Il appartient à chaque ministre de décider de ces questions.
Mon rôle est d’obtenir un accord à 27 sur le plus haut dénominateur commun possible — et c’est ce que nous avons fait. Si d’autres pays souhaitent procéder à une coopération renforcée dans un domaine particulier, ils peuvent le faire à leur guise. Toutefois, il est important de ne pas perdre de vue le tableau d’ensemble.
Le concept de collaboration entre pays a toujours porté sur les avantages potentiels de la supervision. Cependant, nous sommes d’accord sur d’autres points : par exemple le potentiel de la titrisation et la facilitation de la cotation des entreprises européennes de taille moyenne.
Ce sont des domaines dans lesquels nous pouvons collaborer et progresser ensemble, à 27. Il est crucial de ne pas perdre de vue ces opportunités.
Vous avez mené à bien de longues négociations sur le réexamen de la gouvernance européen et l’introduction d’un nouvel ensemble de règles budgétaires. Certaines critiques ont déjà été formulées à l’encontre de ce compromis. L’une d’entre elles est qu’elles pourraient être encore plus complexes que les précédentes alors que l’un des principaux objectifs de cette réforme était la simplification. La deuxième est qu’en raison d’une série de garde-fous, elles pourraient conduire dans certains cas à une politique budgétaire procyclique. Troisièmement, elles pourraient ne pas permettre autant d’investissements publics — et en particulier d’investissements dans la transition — que nécessaire. Pensez-vous que ces critiques sont justifiées ?
Si le nouveau cadre de gouvernance présente des dimensions complexes, c’est aussi en raison de la complexité croissante de notre monde : nos décisions relatives à la politique budgétaire ne peuvent plus être prises indépendamment des effets du changement climatique et des conflits en cours. Certes, certaines dimensions sont devenues plus complexes, mais il est important de tenir compte de ces facteurs lors de la prise de décision. Les gouvernements sont désormais confrontés à des arbitrages et des compromis complexes entre des changements dans la politique budgétaire et des priorités concurrentes.
Je comprends la crainte que les nouvelles règles puissent être procycliques mais je ne suis pas convaincu par cet argument. Les progrès réalisés pour obtenir des accords sur la réduction minimale de la dette, minimiser les niveaux d’endettement et encourager les économies les plus endettées à avoir des plans crédibles de réduction à moyen terme sur la base d’une référence claire en matière de dépenses ont frayé une voie crédible et claire. Il nous faut la suivre.
En termes d’investissement, ce cadre de gouvernance permet d’avancer clairement mais progressivement vers la réduction du déficit. Étant donné que la réduction des emprunts s’étalera sur plusieurs années, les gouvernements devraient toujours avoir la possibilité de donner la priorité aux investissements nécessaires, en particulier dans le contexte de la transition écologique. Dans la plupart des conjonctures économiques, le nombre d’années au cours desquelles l’emprunt doit être réduit devrait créer une marge de manœuvre ou un espace budgétaire suffisant pour mener des plans d’investissement nationaux crédibles.
C’est aussi pourquoi le plan de relance et le prochain budget de l’Union sont essentiels. Ils constituent un moyen complémentaire de réaliser ces investissements nécessaires.
Compte tenu du niveau élevé de complexité et du chevauchement des critères de dépenses et des sauvegardes qui sont basés sur des objectifs nominaux ou structurels, ne pensez-vous pas que la Commission aura beaucoup de mal à mettre en œuvre la procédure de déficit excessif et que, par conséquent, cette mise en œuvre pourrait être paradoxalement plus faible qu’elle ne l’était auparavant ?
Je suis persuadé que la Commission sera bien placée pour garantir une mise en œuvre crédible de ces règles. L’Eurogroupe a adopté une recommandation pour que la zone euro adopte une position budgétaire légèrement contractionniste d’ici 2025. Lundi dernier, le 10 mars, nous avons adopté la déclaration sur les timbres fiscaux pour l’année prochaine. Nous collaborons avec la Commission et suivons ses conseils pour transformer les évolutions de la zone euro selon un plan plus adapté à l’échelle nationale.
Nous nous concentrons désormais sur l’étape suivante, la plus cruciale : nous sommes maintenant largement d’accord sur le fait que nous voulons à nouveau réduire les emprunts d’ici à 2025. Reste à voir comment nous allons y arriver.
Vous avez déjà lié ce débat sur les budgets nationaux à l’avenir du plan de relance et du budget de l’Union. Dans la deuxième partie de 2026, l’Irlande prendra la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne. Il y a fort à parier que plusieurs questions cruciales pour l’avenir de l’Union se poseront à ce moment-là : les négociations sur le budget de l’Union, une décision potentielle sur le renouvellement ou l’extension du plan de relance, une discussion sur les ressources propres… En 2020, lorsque le plan de relance avait été adopté, le ministre des finances Olaf Scholz et son secrétaire d’État Jörg Kukies avaient parlé d’un « moment hamiltonien ». Êtes-vous d’accord ?
Le plan de relance offrait en effet la promesse et le potentiel d’un moment hamiltonien. Mais aux États-Unis, le moment hamiltonien portait sur plusieurs éléments différents — dont les marchés de capitaux, la localisation de ces marchés et l’engagement du gouvernement fédéral en la matière. C’est pourquoi le travail que nous accomplissons au sein de l’Union des marchés de capitaux est si important. À bien d’autres égards, ce fut un moment de transformation profonde. Je mettrais en avant principalement deux raisons.
La première était la décision politique claire de financer les dépenses par de nouveaux moyens grâce à l’émission de dette commune. La seconde raison, qui sera plus significative dans les siècles à venir pour l’Union, est l’engagement politique sans ambiguïté pris au niveau des chefs d’État selon lequel l’euro et notre dévouement à l’intégration économique sont absolus. Nous ne nous laisserons pas mettre à l’épreuve ou briser par quelque développement que ce soit — y compris une pandémie. L’impulsion qui a été donnée à ce moment-là persistera dans les nombreuses décisions à venir.
Concernant la présidence irlandaise en 2026, pour moi, l’entreprise la plus importante à parachever avant d’en arriver là est de rassembler les preuves des effets positifs du plan de relance. Nous savons déjà que l’engagement politique, accompagné des décisions de la Banque centrale européenne, a fonctionné. Pendant la pandémie, la volatilité des marchés financiers a commencé à se contracter et à se réduire de manière très significative.
Mais il nous faut rassembler au moins deux autres éléments de preuve. Tout d’abord, nous devons démontrer que la mise en œuvre des plans de relance au niveau national a amélioré les performances à moyen terme des économies dans lesquelles ce financement a été investi. Enfin, nous devons comprendre comment ce plan a renforcé la convergence au sein de l’Union. À cet égard, je suis optimiste.
On peut penser en particulier aux performances de la Grèce, du Portugal et de l’Espagne, ainsi qu’à l’efficacité du plan en Italie. Dans l’ensemble, je suis optimiste, mais il est important de continuer à mettre en œuvre les plans actuels et de démontrer qu’ils ont passé ces trois tests.
Nous avons clairement prouvé que le plan de relance avait permis d’éviter une catastrophe majeure. Nous commençons à prouver qu’il contribue au potentiel de croissance de l’Union. À nous de montrer désormais à quel point il renforce la convergence d’ici à 2026.
En supposant que ces trois tests soient réussis, pensez-vous que les arguments en faveur d’un nouveau plan de relance, d’un budget européen plus important et de véritables ressources propres seront suffisamment solides pour conduire à une décision qui tiendrait la promesse hamiltonienne dont vous parlez ?
Ces décisions sont possibles. Mais il est également vrai que les capitales auront des opinions politiques très divergentes à ce sujet. C’est pourquoi je reviens sur les points que j’ai soulevés il y a un instant : nous devons rassembler des preuves pour alimenter ce débat lorsqu’il s’ouvrira. Jusqu’ici, cela a été un drame en plusieurs actes — à voir si cela finira en comédie musicale. J’ai bon espoir qu’au fur et à mesure des prochains actes, nous pourrons continuer à progresser sur la façon dont nous faisons de notre intégration une source de résilience.
Vous avez mentionné les engagements politiques forts qui ont été pris en faveur de l’euro. Craignez-vous que l’incapacité de faire ce saut hamiltonien en 2026/2027 ne sape la confiance des marchés et des citoyens dans l’engagement politique européen à l’égard de l’euro ?
Je suis convaincu que l’euro restera solide et crédible en toute circonstance. Son succès au cours des dernières décennies et son potentiel pour les réalisations futures sont indéniables. Dans quelques années, l’euro aura gagné en valeur et davantage de pays l’auront rejoint. Tous les projets dont nous avons discuté contribueront à ce succès.
Sources
- Financé par le secteur bancaire, le Fonds de résolution unique est un fonds d’urgence utilisable en temps de crise. Il a pour but d’empêcher la faillite des banques une fois toutes les autres voies et solutions épuisées.
- Discours de Christine Lagarde, présidente de la BCE, lors du Congrès bancaire européen le 17 mars 2023.
- Next steps for the European Capital Markets Union (CMU), Contribution by the Dutch Authority for the Financial Markets (AFM) and De Nederlandsche Bank (DNB), 16 février 2024.