Le massacre du 7 octobre inaugure-t-il une nouvelle étape dans le conflit ou s’inscrit-il dans la continuité de tendances existantes ?
Le massacre du 7 octobre représente effectivement une nouvelle étape. Les Palestiniens, précédemment écartés, reprennent une position centrale. L’ampleur des pertes humaines du côté israélien est significative. Pour mettre en perspective, lors de la guerre des Six Jours, on dénombre autour de 800 morts et de 2200 pendant la guerre d’octobre 1973. La Seconde intifada quant à elle a causé un peu plus de 1000 morts israéliens, dont une grande majorité de civils.
Autrement dit, si l’on considère ces chiffres, du côté israélien, le massacre du 7 octobre s’aligne sur l’échelle des crises majeures qui ont frappé Israël. Cela marquera assurément un tournant dans l’histoire du conflit israélo-palestinien.
Au printemps dernier, alors que le rapprochement israélo-saoudien allait bon train, Benjamin Netanyahou croyait avoir déconnecté pour de bon la question des relations israélo-arabes de la question palestinienne. La guerre de Soukkot a-t-elle définitivement mis cette stratégie en échec ?
Les limites de cette stratégie apparaissaient déjà avant l’attaque. Récemment, les Saoudiens ont envoyé un représentant à Ramallah. Lorsqu’il a simplement évoqué d’aller prier à la mosquée Al-Aqsa, les réactions ont été très vives et il a renoncé. Étant donné le processus de normalisation entre l’Arabie Saoudite et Israël, les Palestiniens l’auraient très probablement pris à partie. La violence qu’Israël déploie contre Gaza en représailles des attentats depuis le 7 octobre devrait encore plus fragiliser ce processus.
Existe-t-il un seuil de violence qui pourrait remettre en cause les accords d’Abraham si Israël le franchissait ?
Dans tous les pays qui ont signé ces accords avec Israël, la liberté d’expression est réduite : critiquer les accords par un tweet peut vous envoyer derrière les barreaux pendant trois ans. La situation varie ensuite d’un pays à l’autre. Aux Émirats arabes unis, où la population est numériquement réduite, l’opinion publique est probablement assez alignée sur le régime. Dans le cas du Maroc, la situation est plus complexe. La capacité du royaume à maintenir les accords dépendra du contrôle que le palais peut continuer à exercer sur la population, qui est largement pro-palestinienne. Cela étant dit, la monarchie pourrait prendre ses distances avec les accords d’Abraham sans aller jusqu’à les dénoncer, d’autant qu’elle a déjà obtenu l’essentiel : la reconnaissance de l’appartenance de l’ex-Sahara espagnol par Israël et les États-Unis.
L’Égypte, qui est le premier pays à avoir établi des relations diplomatiques avec Israël, s’en tient à sa position habituelle : appel à la désescalade ; rappel au respect des droits humains des civils, etc. Cela dit, il semblerait que le pouvoir laisse la Mosquée Al-Azhar exprimer son soutien aux Palestiniens.
Finalement, il reste le cas de l’Arabie Saoudite, où aucun accord n’a encore été signé. Malgré, les importantes restrictions à la liberté d’expression, le pays ne pourra sans doute pas poursuivre le processus de normalisation qu’il avait engagé. Par ailleurs, il semblerait que le royaume ait commencé à utiliser la Ligue islamique mondiale pour soutenir les Palestiniens, ce qui est une manière d’exprimer une position sans trop donner l’impression d’y toucher.
Comment qualifieriez-vous le conflit en cours ?
La crise actuelle est la continuation du conflit israélo-palestinien qui a lui-même succédé au conflit israélo-arabe et qui, aujourd’hui, pourrait le redevenir. Cependant, plutôt que de le catégoriser ainsi, je crois qu’il est essentiel de comprendre que nous sommes en présence d’une situation coloniale. Dans de telles circonstances, il y a souvent des soulèvements. Si c’est une colonisation de refoulement, comme c’est le cas en Palestine, ces mouvements sont encore plus importants que dans le cadre d’une colonisation simplement administrative : les kibboutz qui ont été frappés sont pour la plupart établis sur d’anciens villages palestiniens dont la population a été expulsée en 1948.
Avant le 7 octobre, le Hamas se trouvait dans une impasse. Il avait deux possibilités . D’un côté, il pouvait accepter la logique israélienne et se trouver en simple gestionnaire de la bande de Gaza. Le mouvement serait devenu le « maire » de l’enclave, comme on dit que Mahmoud Abbas est devenu le « maire » de Ramallah. Il s’agissait donc d’accepter la logique de la « carotte et du bâton » qui est la doctrine israélienne depuis 1967 — avec cette particularité que la carotte est largement prise en charge par les Européens, qui sont les principaux fournisseurs d’aide aux Palestiniens. De l’autre, le Hamas pouvait refuser ce rôle réduit et renverser la table. La violence de l’attaque peut surprendre, mais il faut se rappeler que la population de Gaza vit dans des conditions extrêmement difficiles, confinée dans un espace restreint depuis 2007.
Pour la première fois depuis 1948, des localités israéliennes ont été occupées par des ennemis. Quelle sera l’ampleur du traumatisme ?
Il sera très important. Dans les heures qui ont suivi l’attaque, la référence à la Shoah est revenue très régulièrement, même si ces deux situations sont complètement distinctes. À mon sens, cela souligne le danger du présentisme mémoriel, où chaque événement contemporain est lu au prisme des tragédies passées.
En s’en prenant à des kibboutz et à un festival de musique, le Hamas s’est frontalement attaqué au rêve sioniste. Le 7 octobre rend ainsi manifeste un triple échec politique.
L’ambition première du mouvement sioniste était d’offrir aux juifs un lieu où ils pourraient se « normaliser ». L’idée était de créer une société intégralement juive mais également moderne — il y avait une quête d’auto-modernisation et d’auto-émancipation. Mais cette normalisation est constamment remise en question. Chaque drame majeur qui affecte Israël est perçu au prisme de l’histoire, en particulier de la Shoah et de l’expérience de la persécution des juifs en Europe centrale et orientale. Or tout ce qui rappelle le passé met en évidence l’échec de cette normalisation.
Un autre argument du sionisme était que la création d’un État juif rendrait les juifs heureux et en sécurité. Or il semble que c’est tout le contraire qui s’est produit : n’ayant jamais réussi à faire la paix, Israël est un pays qui se trouve en état d’alerte militaire constant.
Enfin, l’une des principales ambitions du mouvement sioniste était d’assurer la sécurité du peuple juif. Cependant, plutôt que d’atteindre cet objectif, Israël et les Israéliens se trouvent en danger, que ce soit à cause de menaces dites de « basse intensité », telles que les attentats, ou de dangers plus vastes comme la menace perçue de l’Iran ou des nations arabes.
C’est tout le paradoxe dans lequel se trouve l’État hébreu : alors même qu’Israël a réussi à établir un État solide, doté d’une armée puissante et d’une économie moderne, l’objectif de normalisation semble avoir complètement échoué — et le processus des accords d’Abraham n’y change rien.
Très rapidement, une partie de l’opposition israélienne a mis en cause Benjamin Netanyahou. Est-ce la fin de sa carrière ?
On dit souvent que les historiens sont doués pour analyser et prédire le passé, mais l’avenir reste incertain. Cela dit, il est indéniable que Netanyahou est affaibli à l’heure actuelle.
Il se retrouve dans la pire position possible : premier ministre au moment de la pire attaque que le pays ait jamais subi, et alors qu’il n’est pas va-t-en-guerre car Netanyahou penche davantage vers la politique que vers les conflits armés. Pourtant, il est aujourd’hui pris au piège de ses propres décisions : sa politique a mis fin à toute négociation, écrasant tout espoir d’une solution à deux États. Sans solutions politiques en vue, la situation est devenue explosive.
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Quel est l’objectif du Hamas ?
Après avoir tenté de faire dérailler le processus d’Oslo dans les années 1990, le Hamas n’a cessé d’alerter que le Fatah se leurrait en croyant qu’il pourrait négocier avec Israël. Depuis le début des années 2000, ils soutiennent que les Israéliens n’ont aucune intention réelle d’établir un État palestinien, une prédiction qui, selon eux, s’est avérée exacte par la suite. Ils sont donc entrés dans une logique d’affrontement avec Israël.
En ce qui concerne l’objectif actuel du Hamas, il est délicat de le définir précisément. Je ne suis pas au courant de leurs délibérations internes, et même les Israéliens n’ont pas un accès complet à ces informations. Néanmoins, ce qui est clair, c’est que le Hamas a choisi une stratégie de confrontation totale, en renversant en quelque sorte la table des négociations.
La surprise est-elle pire qu’en 1973 ?
En 1973, la surprise israélienne provenait d’une sous-estimation majeure de leurs adversaires. C’est assez symptomatique d’une perception des Arabes qui peut exister chez certains Israéliens comme incapables de s’organiser suffisamment pour les menacer. En octobre 1973, Israël a été surpris par une stratégie égyptienne d’intoxication, qui s’est révélée brillamment exécutée : initialement, l’Égypte avait signalé son intention de faire la guerre, mais les Israéliens, qui sous-estimaient leurs adversaires, n’ont pas pris cette menace au sérieux. Ensuite, l’Égypte a employé des tactiques de désinformation qui ont trompé les Israéliens : des agents doubles leur faisaient passer des informations véridiques jusqu’au jour où ils ont commencé à leur transmettre des faux rapports.
Aujourd’hui, nous observons des dynamiques similaires. Le mépris des capacités adverses conduit nécessairement à des surprises. D’une part, comme en 1973, il semblerait que le Hamas ait réussi à maintenir la préparation secrète : à l’époque, seuls une vingtaine de hauts responsables égyptiens savaient qu’il allait y avoir un plan d’attaque ; aujourd’hui, il est probable que ni le Hezbollah, ni l’Iran n’étaient au courant des détails de l’opération. D’autre part, le Hamas a été capable de maximiser ses capacités alors même qu’il évolue dans un conflit complètement asymétrique : il a réussi à utiliser des armes simples et peu coûteuses pour contrer les technologies avancées israéliennes. Le 7 octobre a également démontré un fort degré de coordination, avec des opérations terrestres, aériennes et même maritimes, qui ont en partie contourné le blocus de Gaza.
Mais il faut bien le souligner, le cœur du mécanisme de surprise repose presque toujours sur la sous-estimation et le mépris de l’adversaire.
Le Hamas entretient des liens importants avec le Hezbollah et l’Iran. Un nouveau front pourrait-il s’ouvrir à la frontière libanaise ?
Jusqu’ici [le 17 octobre], le Hezbollah s’est limité à des actions symboliques, comme des tirs de roquettes sporadiques, pour détourner une partie des troupes israéliennes et alléger ainsi la pression sur le Hamas. Toutefois, il est peu probable qu’ils intensifient davantage les hostilités. En effet, le Hezbollah a beaucoup à perdre en s’engageant plus profondément. Leur puissance de feu, en particulier leur arsenal de missiles, a un rôle de dissuasion bien défini : cet arsenal est conservé comme une contre-mesure pour dissuader Israël d’attaquer les installations nucléaires de l’Iran. Cette stratégie suggère qu’en cas d’attaque israélienne contre l’Iran, le Hezbollah pourrait lancer des représailles majeures. En bref, bien que le Hezbollah ait les moyens de s’engager activement, il est peu probable qu’il le fasse à grande échelle en soutien au Hamas, car il ne gaspillera pas de précieuses ressources pour une cause aussi secondaire à ses yeux que la cause palestinienne.
Il y a cinq ans, vous nous disiez que le conflit israélo-palestinien était un enjeu de politique intérieure pour l’Europe. Est-ce toujours autant le cas aujourd’hui ?
Oui, absolument, le conflit israélo-palestinien demeure un sujet de débat interne en Europe, et particulièrement en France. C’est d’autant plus problématique que la couverture médiatique du conflit israélo-palestinien ou de la politique israélienne en France est calamiteuse : par exemple, bien peu ont relayé le rôle d’Israël dans l’armement de l’Azerbaïdjan lors du conflit avec l’Arménie.
La relation de la France avec le conflit remonte réellement à 1967. À cette époque, j’ai été témoin des manifestations à Paris. Celles-ci disaient beaucoup plus de choses sur le ressentiment anti-arabe dans le sillage de la guerre d’Algérie que sur le conflit israélo-arabe en lui-même. Depuis, le conflit israélo-palestinien est devenu une fonction de la vie politique française, lu au prisme de nos propres débats. Et les choses n’ont fait que se dégrader. Les attentats islamistes ont également exacerbé ces tensions, ciblant parfois spécifiquement la communauté juive. Plus près de nous, la notion d’islamophobie en France a fait couler beaucoup d’encre. Tandis que les hommes politiques de droite sont paralysés à l’idée de subir le précédent d’Alain Juppé — que ses opposants avaient qualifié d’Ali Juppé sur les réseaux sociaux, jusqu’à sa défaite à la primaire contre François Fillon —, la gauche, y compris les socialistes, n’a jamais été clairement pro-palestinienne. François Hollande, bien qu’ayant tenté d’organiser une conférence de paix pour la Palestine à Paris, n’était pas réellement investi dans la cause, et ses tentatives étaient principalement symboliques.
En Europe, la situation est similaire, voire pire. Par exemple, la décision britannique d’interdire le drapeau palestinien est perçue par certains comme un écho à la déclaration de Balfour, qui a conduit à la création d’Israël. De même, l’Allemagne apparaît complètement paralysée par la mémoire du nazisme.
Une grande puissance pourrait-elle intervenir pour accélérer le processus de paix ?
Je ne crois malheureusement pas qu’une intervention extérieure puisse véritablement accélérer le processus de paix : la paix est impossible — au sens où Raymond Aron l’entendait lorsqu’il disait « paix impossible, guerre improbable ». Aujourd’hui on pourrait dire : « paix impossible et guerre certaine ».
Depuis de nombreuses années, je ne cesse d’exprimer mon pessimisme croissant concernant la situation israélo-palestinienne. La trajectoire actuelle ne fait qu’aggraver les tensions. Malheureusement, les Palestiniens semblent être considérés comme un « peuple en trop », mais les ignorer ou tenter de les écarter n’est pas une solution viable.
Nous sommes dans une impasse qui semble devoir perdurer pour une durée indéterminée.