Autour de Georges Berthoin

Un homme engagé

« On serait tenté de dire que Georges Berthoin, pratiquement ignoré en France, et même tenu à l’écart pendant sa longue présidence européenne de la Trilatérale, a pris toute sa part dans le cours des affaires du monde. Et quand on l’interroge sur ce parcours paradoxal, il répond simplement, avec un sourire : 'ma vie a été portée par des hasards'. »

Instantanés d'une vie dans l'ombre du XXe siècle.

Nous nous connaissons depuis plus de cinquante ans. Nos familles, au travers du temps, ont eu maintes fois l’occasion de se rencontrer, la plus marquante étant durant la dernière guerre, ou, en Tunisie, ma mère médecin,  travailla avec l’oncle de Georges Berthoin, alors directeur de l’hôpital de Sousse ; et fait plus étonnant, j’ajouterai  que l’ancêtre de Georges, Jubica, fut choisi par Laetitia Bonaparte, Madame Mère, comme parrain de Napoléon.

Pour comprendre la vie de Georges Berthoin, il faut, me semble-t-il, commencer par aborder « l’homme », atypique et mystérieux, dans sa trajectoire, qui n’est pas une carrière,  mais une multiplicité d’occasions inattendues, un destin.

Après ses études à Grenoble — licences de philosophie avec Jacques Chevallier, élève de Bergson, d’économie avec Jean-Marcel Jeanneney et de psychologie — il s’intéresse très jeune à la politique, y prend part avec sa première conférence, à 21 ans à Chambéry, qui s’intitule « La Révolution mondiale et nous ». Mais très vite, il se dirige vers l’international, le global, l’avenir du monde.

Deux mots me viennent à l’esprit : liberté, comprendre.

Liberté sous toutes ses formes ; pas de partis, afin d’agir sans entraves. Liberté de pensée, d’action, de choix. C’est cela qui le met, en toute discrétion, au cœur des plus grands projets politiques.

Pour lui, comprendre, c’est d’abord écouter, écouter avec une attention extrême, sans jugement, sans a priori, côtoyant ainsi les plus hautes personnalités internationales, chefs d’Etat ou responsables politiques. Il reçoit de la même façon, avec une attention très particulière, des étudiants venus de quelque horizon que ce soit, pour solliciter conseils ou orientations.

Sa simplicité est totale, directe, vraie. Il préfère toujours l’ombre à la lumière. Pour preuve, son nom est pratiquement inconnu encore de nos jours ! 

Il dérange, ne répondant à aucun critère établi de reconnaissance. On le classe comme Européen, il l’est bien sûr, ô combien, mais parallèlement, il négocie avec Mme Ogata, alors Haute Commissaire à Genève, le statut des camps de réfugiés, aide le roi Michel de Roumanie à rentrer dans son pays, et mène bien d’autres actions encore, toujours dans la plus profonde discrétion.

Derrière ce personnage se cache un grand original. Un artiste, qui dessine, compose de la musique, fait des collages. Il cultive et observe la vie de la nature avec passion. L’infiniment petit, le fonctionnement des insectes, les écosystèmes le fascinent, essayant toujours de les relier à la vie internationale

Toute cette pensée très forte le mène à la construction de l’Europe, puis à celle de la Trilatérale, encore plus largement ouverte sur le monde.

A la fin des années soixante, il constate que l’ONU considère toujours le Japon comme « en voie de développement ». Sa réaction est de penser que, comme l’Allemagne qu’il a suivie de très près à la CECA, celui-ci se redressera et se reconstruira en tant que puissance industrielle. Il en parle à Bob Kennedy, malheureusement assassiné peu après, le 6 juin 1968. 

Quelques années plus tard, Zbigniew Brzezinski, , organise à Londres la préparation de la future Trilatérale. Il est à la recherche d’un nom pour la présidence européenne de ce groupe et, très intéressé par le réseau européen de Georges Berthoin, invite celui-ci à se rendre à Tokyo pour le lancement.

Dans la salle, les questions d’organisation sont discutées. Georges Berthoin n’est pas d’accord avec les propositions avancées et s’oppose formellement à la prédominance américaine. Furieux, Brzezinski lui lance : « qui t’a payé ton billet ? ». À quoi il lui répond : « je le rembourserai intégralement et je me retire définitivement ». Sorti de la salle, il rencontre par hasard au vestiaire le président de la Fondation Thyssen, qu’il  connaît, celui-ci l’empêche de partir. On lui demande de revenir, et il répond : « soit, mais je veux une égalité complète entre les trois, y compris les Japonais ». Rentré dans la salle sous les applaudissements, en particulier de ces derniers, il expose son projet et met ensuite au point toute la structure telle qu’elle fonctionne encore aujourd’hui.

Il s’engage à fond, la Trilatérale devient entre ses mains une nouvelle forme de puissance internationale de proposition, reçue partout, applaudie ou décriée. Certains y voient un complot. Rien ne l’arrête, il travaille sans relâche, à titre bénévole, comme il l’a toujours fait, car il ne veut dépendre de personne. Beaucoup de lectures pour s’informer, de rencontres en tête à tête, chez lui. Solitude et réflexion : il croise ses informations venues de toutes parts, avec une longue maturation, et la solution surgit, dans son intégralité.

Le fonctionnement de la Trilatérale était fondé sur la cooptation de ses membres dans chacune des trois parties, et présidé par David Rockefeller pour les États-Unis et Watanabe pour le Japon. Très vite, sans bruit, il est la tête pensante de l’ensemble, il le restera durant 17 ans.

Il travaille beaucoup pour ses interventions : il écrit peu, reste solitaire, et soudain, il a « son sujet » ! Il parle toujours sans le moindre papier, de façon claire, simple et compréhensible pour tous. Il anticipe les grands problèmes mondiaux, l’eau, le monde musulman, la situation des femmes, mais cela vient trop tôt. Il n’est pas compris, ni suivi.

Ne cherchant jamais à se mettre en avant, il a été recherché et sollicité par tous.

Lui, l’inconnu par choix, n’a cessé de fréquenter les plus connus, de multiples façons, dans les contextes les plus différents. Qu’on en juge, par quelques exemples. 

En France, par sa famille, par son engagement précoce et par son travail auprès de Maurice Petsche puis de Jean Monnet, toutes les voies lui sont ouvertes. Mais dans le cadre de la Trilatérale, c’est lui qui reçoit dans son appartement de l’avenue Niel. Antoine Pinay vient le voir régulièrement. Il échange aussi avec Simone Veil, première présidente du Parlement européen élu au suffrage universel, étape essentielle pour lui. Edgar Faure et Maurice Faure le cajolent et le sollicitent de diverses manières, mais c’est pour le détourner d’une éventuelle ambition présidentielle. François Mitterrand, rencontré à diverses reprises, sera le seul président français à le recevoir à l’Elysée au titre de la Trilatérale. Léo Hamon, ancien résistant, gaulliste de gauche et ministre, devient vite un ami chaleureux et assidu. Jean-Marc Ayrault continuera de venir le voir régulièrement comme Premier Ministre. Le monde des affaires n’est pas en reste, mais la règle est la même : Georges Berthoin choisit, mais il est très éclectique dans ses choix. Peut-on imaginer qu’il a très bien connu la grande Colette, toujours heureuse de le recevoir chaque dimanche, vive, curieuse et sage, comme lui ? Dans le monde de la musique, le pianiste Claude Helffer est un véritable ami, et Maurice Leroux, compositeur et chef d’orchestre, un convive régulier à la conversation piquante.

Vers l’Italie on peut retrouver la même diversité : Altiero Spinelli, grand fédéraliste et promoteur inlassable du Parlement européen, toujours au courant de tout, et le flamboyant Giovanni Agnelli, mais aussi le romancier Alberto Moravia et, plus récemment, Mario Monti, ici présent, devenu un ami.

En Allemagne, Helmut Schmidt et Helmut Kohl, bien sûr, mais il faut aussi souligner le lien plus personnel qu’il avait noué avec Ernst Albrecht, Ministre-président du Land de Basse-Saxe, et père de Mme Ursula Von der Leyen.

Pour la Grèce, je ne citerai qu’un nom étonnant, Maria Callas, qu’il raccompagnera chez elle un soir, très déprimée, la veille de sa mort…

Au Proche Orient, un nom aussi, celui du Prince Hassan de Jordanie, qu’il rencontre régulièrement, en grande amitié.

Mais il est une figure européenne plus inattendue avec laquelle il a noué une forte amitié, Santiago Carrillo, chef du Parti communiste espagnol en exil, qui joue un rôle déterminant dans la transition démocratique à Madrid. Cette vive sympathie réciproque n’empêchait pas Georges Berthoin de rencontrer régulièrement le roi Juan-Carlos et la reine Sofia, devenus de très bons amis. 

En Angleterre, il avait croisé toute l’élite comme les figures locales pendant sa longue mission européenne. Plus sélectif ensuite, il continue d’échanger avec Edward Heath et Lord Carrington.

Il en est allé de même pour les États-Unis, liés très tôt à sa vie personnelle. « Zbig » est devenu le grand ami d’outre-Atlantique jusqu’à sa mort en 2017, mais aussi McNamara, avec lequel il fit partie du Groupe des neuf sages pour l’Afrique.

À l’est, Gorbatchev bien sûr, qu’il a suivi de près dès son accession au pouvoir : quand Georges organise la visite de la Trilatérale à Moscou, le maître du Kremlin les reçoit dans la salle de réunion du Politburo.

Quant à la Chine, il y est reçu pendant plusieurs heures par Deng Xiaoping.

« Last but not least », Georges Berthoin, croyant à distance, a eu le rare privilège de rencontrer trois papes : Paul VI au nom de la Trilatérale en visite à Rome ; puis Jean-Paul II, a plusieurs reprises et longuement ; enfin Benoît XVI sur un mode plus personnel en 2006.

Ce rappel très succinct est tout sauf un « carnet d’adresses » au sens classique, comme instrument de carrière au service d’une stratégie personnelle. C’est même le contraire, le résultat de sa démarche faite d’écoute et de disponibilité, mais aussi d’exigence extrême à l’égard de lui-même et d’engagement passionné pour les grandes causes.

On serait tenté de dire que Georges Berthoin, pratiquement ignoré en France, et même tenu à l’écart pendant sa longue présidence européenne de la Trilatérale, a pris toute sa part dans le cours des affaires du monde. Et quand on l’interroge sur ce parcours paradoxal, il répond simplement, avec un sourire : « ma vie a été portée par des hasards ».

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