Maintenir l’unité aux marges d’un grand pays a toujours été un défi pour l’autorité centrale et nécessita souvent une approche politique particulière. Il n’est donc pas étonnant que la très grande majorité des territoires connaissant des mouvements réclamant une différenciation se situent la plupart du temps aux extrémités géographiques de ces puissances. Les revendications qui en émanent sont, du reste, très variées. Les causes, toujours plurielles, nous commandent de nous tourner vers l’histoire politique de ces territoires pour en saisir les particularités. 

L’actuel débat que le gouvernement de la République a décidé d’ouvrir sur l’autonomie de la Corse va nous permettre d’apporter des éléments de réponses sur une question qui revient régulièrement : depuis quand est-elle française ? 

Pour comprendre la marche du temps politique, imposer des dates, fussent t-elles arbitraires et imparfaites, est souvent une nécessité. Il est ainsi commode de dater la fin de l’Empire romain d’Occident en l’an 476, alors que nous savons que, à cette date, aucun Romain n’a pourtant le sentiment que l’Empire est tombé. Tout au plus la pars occidentalis a-t-elle connu un énième soubresaut. On pense aux travaux de Braudel sur le temps court et le temps long. Il en va de même quant à la datation du lien entre la Corse et la France. La facilité a imposé de retenir la date de 1768. Nous verrons que cela est faux ou, du moins, très largement incomplet. 

À la vérité, la Corse est française politiquement depuis fort longtemps, juridiquement depuis moins longtemps, et culturellement depuis peu de temps.

La Corse est française politiquement depuis fort longtemps, juridiquement depuis moins longtemps, et culturellement depuis peu de temps.

Antoine-Baptiste Filippi

La Corse, une île impliquée depuis longtemps dans la construction de la France

Elle l’est politiquement depuis fort longtemps, car l’action des Corses en France, et en faveur de la France remonte bien avant que nombre de provinces, aujourd’hui considérées comme des parts importantes et constitutives du pays, ne soient rattachées à l’entité française. Tout d’abord du fait de Marseille, véritable ville corse, à tel point que les premiers échevins de la cité sont quasiment tous corses du XVIe siecle à la veille de la Révolution. Quand les rois visitent la ville, c’est chez les insulaires qu’ils sont donc hébergés, à l’instar de Louis XIV en 1660. En dehors, nombre de familles de l’île servent le Roi sur terre et sur mer. Quand Louis XII occupe la Sérénissime république de Gênes, en 1507, c’est à l’insulaire Giacomo Corso qu’il confie le commandement du corps d’occupation, et ce, alors que la Corse était sous l’autorité de Gênes. Son neveu, Sampiero, un militaire, fut capitaine de Francois Ier puis colonel d’Henri II et chef du régiment corse au service du Roi. Il est le principal artisan de la première Corse française, entre 1553 et 1559. Durant ces quelques années, l’île passe sous le giron français. Cette administration par le roi de France fut possible du fait que l’île fut conquise par un insulaire et son armée, avec un solide appui au sein de la population. À cette époque, cette dernière pense s’être débarrassée définitivement de la tutelle génoise et avoir intégré, par sa volonté, le royaume de France. 

En vertu de la paix du Cateau-Cambrésis entre Philippe II et le roi de France, ce dernier rend la Corse à la République génoise, et à sa vindicte. L’abandon fut vécu douloureusement, car cet intermède fut considéré comme heureux au sein du peuple. Deux siècles plus tard, l’un des plus importants textes révolutionnaires corses, écrit par Don Gregorio Salvini et co-signé par Pasquale Paoli, résumait tout : « La bataille de Saint-Quentin [qui eut pour conséquence l’abandon de l’île], si elle fut un malheur pour la France, fut un désastre pour la Corse […]. Les Corses ont trainé, deux siècles durant, une chaîne ignominieuse au seul motif qu’ils s’étaient ralliés à la France, qu’ils lui avait obéi, qu’ils avaient combattu à son service, même sans solde, contre la République [de Gênes], pour soutenir les engagements et les intérêts du Très Chrétien Henri II, guerre qui leur coûta tant de sang, d’incendies et de désolation.1 » 

La Corse est depuis des siècles impliquée dans la construction de la France, sans pour autant en faire partie juridiquement. 

Antoine-Baptiste Filippi

Sampiero, nommé par la suite gouverneur d’Aix-en-Provence, préféra finalement retourner en Corse pour y mourir les armes à la main à presque 70 ans, pour tenter d’en chasser les Génois. En vain. Son fils aîné, Alphonse d’Ornano, élevé au Louvre en qualité d’ « enfant d’honneur », combattit les Génois aux cotés de son père, il deviendra par la suite colonel général du régiment. Il fut fait maréchal de France pour avoir rallié au parti d’Henri IV, le Lyonnais, le Dauphiné, Valence, Grenoble et, bien sûr, Marseille. Il mourut maire de Bordeaux. Son fils, Jean-Baptiste, fut également maréchal de France. Si la famille de Sampiero est l’un des exemples les plus connus2, plus généralement l’appui des Corses dans la lutte contre la Sainte-Ligue, et, donc à la cause d’Henri IV, fut d’une importance considérable. Il en est ainsi, entre autres choses, des Lenche, famille fondatrice du Bastion de France, dont descend directement Mirabeau. Tout cela eut lieu alors que l’Alsace et la Lorraine, la Franche-Comté, le Roussillon, Dunkerque, Lille, Nice et la Savoie n’appartiennent toujours pas à la France, à cette époque. 

Ce premier point introduit le suivant : la Corse est depuis des siècles impliquée dans la construction de la France, sans pour autant en faire partie juridiquement. 

Le rattachement de la Corse à la France, un contexte juridique flou

Depuis le XIVeme siècle, l’île appartient à la Sérénissime république de Gênes, selon la volonté des Corses. Ils avaient en effet exprimé ce souhait en 1358, car la cité-État était une incarnation de puissance et une source de progrès économique. Or la thalassocratie mercantile est depuis longtemps en déclin au XVIIIe siècle. Son autorité, de plus en plus prédatrice, est donc mal vécue par les Corses, qui finissent par la rejeter ouvertement à partir de 1729. 

D’un simple soulèvement local, ce mouvement se transforme progressivement en révolution à l’écho planétaire. En 1731, un congrès d’éminents théologiens corses se réunit pour se prononcer sur la légalité de la révolte. Il proclame que « la Nation doit rester unie ». La Nation, entendue comme une communauté de sentiments et de destin, était née. À ce titre, les chefs corses sont élus avec le grade de « généraux de la Nation ». Les théologiens affirment également : « Si la République [de Gênes] s’obstine à rejeter les requêtes [des Corses], il faut soutenir la guerre et, à plus forte raison, si elle vient, à force ouverte, opprimer les peuples ». C’est une évidence aujourd’hui, mais un blasphème à l’époque. Quelques années plus tard seulement, la déchéance du prince est prononcée par les insulaires qui proclament que les peuples sont réputés libres de se choisir un nouveau souverain. Luigi Giaferi, l’un des chefs du mouvement national déclare : « L’exemple du peuple corse doit apprendre aux souverains à ne point opprimer leurs sujets, mais à se souvenir que, partageant avec eux la qualité d’hommes mortels, ils sont originairement égaux. » En 1736, Théodore de Neuhoff est acclamé par le peuple des citoyens comme le chef de la Nation. Dans cette conception du politique qui se poursuivra avec Pasquale Paoli et Napoléon, le chef n’est pas un trait d’union entre le pouvoir céleste et le pouvoir temporel, comme c’était le cas pour Louis XV. Le chef est le Princeps civitatis et gouverne primus inter pares

Le drapeau de la Corse s’affiche pendant la visite d’Emmanuel Macron en 2019. © JOLY LEWIS/SIPA

Comme cela fut le cas, à partir d’octobre 1789, pour Louis XVI et surtout Louis-Philippe, Théodore est fait Roi « des Corses » et non « de Corse », tout comme Napoléon fut nommé Empereur « des Français » par le Sénat et l’armée. Cet aspect est fondamental, il nous renseigne sur l’existence d’une communauté politique à l’intérieur de laquelle le débat existe. Le débat est le fondement même du politique chez les Grecs. Son pouvoir tire sa légitimité de l’acceptation de la cité, et repose donc sur la capacité à convaincre le peuple des citoyens. Le chef politique est donc condamné à être maître de rhétorique. C’est le fondement de ce libéralisme latin qui caractérisa la gouvernance théodorienne, paolienne puis, plus tard, impériale3.

Le fondement du libéralisme latin est politique et rhétorique. Il caractérisa la gouvernance théodorienne, paolienne puis, plus tard, impériale.

Antoine-Baptiste Filippi

L’avènement de Théodore au trône de Corse permit la proclamation de la première constitution écrite et libérale qui instaura un contrat entre le roi et la Nation. Cette monarchie est parlementaire puisqu’une diète limite la puissance du souverain. Ainsi, le roi des Corses « a beaucoup de pouvoir pour faire du bien et aucune autorité pour faire du mal4  » selon un proche de Voltaire. Le pouvoir du chef politique « n’est qu’une délégation de souveraineté », un « mandat temporaire » comme le dit Paoli. Les insulaires, héritiers des Grecs et des Romains, sont prédisposés à cette gouvernance par une mentalité prédémocratique notamment due à la disparition précoce — dès le Moyen Âge — de la féodalité, et un fort sentiment égalitaire. Raison pour laquelle la noblesse que crée Théodore, en la cité de Sartène, n’est pas féodale, mais politique et guerrière. Le Roi des Corses souhaite une noblesse « rappelée à l’objet de son institution », un ordre de bellatores

Il en sera de même pour la noblesse d’Empire, que créa Napoléon. En Corse, la Nation précède l’État. Il s’agit en l’occurrence d’un État républicain tel qu’il fut vanté par Polybe et Cicéron car il était triple et mixte, et fondé sur deux piliers : Libertas et Aequitas. Le roi Théodore avait dit son plan visant à associer « la prérogative royale absolue » avec « la douceur du gouvernement républicain ». On pense à la politie d’Aristote, mélange savant d’aristocratie et de démocratie, présenté comme le régime politique idéal. Théodore, qui a discuté de droit avec le grand chancelier du royaume Sébastiano Costa, éminent juriste corse et parent de Napoléon, condamne l’ancien droit et désirait l’avènement d’« un code qui devait seul régler les magistrats ». Son objectif était « d’assujettir tous les tribunaux à une forme invariable et de les arrêter à des lois fixes ». Bonaparte fit de même, bien plus tard. 

Sur sa conception du droit et de l’humain, le roi Théodore écrit, toujours dans son Testament politique : « J’ai toujours regardé la peine de mort, comme un sacrifice que la nature humaine a été obligée de faire à la nature humaine. » Il poursuit : « Dans l’origine du droit, il est impossible de regarder la puissance de vie ou de mort comme légitime ». La géopolitique continentale fit obstacle à ses plans et l’empêcha de trouver des alliés désireux de s’engager pleinement dans la guerre insulaire contre Gênes. Les événements le forcèrent à quitter l’île et à parcourir l’Europe à la recherche de subsides. Il mourut en 1756, ruiné, à Londres. « Tout le monde ne s’entretient presque plus aujourd’hui que de la Corse et de son roi Théodore5 », peut-on lire dans un ouvrage publié en 1738. 

Le 14 juillet 1755 marque une nouvelle étape. Pasquale Paoli, petit-fils de meunier, est élu par l’assemblée du peuple « général de la Nation ». Il le fut pendant quatorze ans. Son accession au pouvoir permet la proclamation de la deuxième constitution écrite que connut le royaume républicain de Corse. Paoli, qui se vivait comme héritier des Grecs et des Latins, mais aussi du républicanisme machiavélien et des Lumières, est aussi influencé par l’expérience du roi Théodore, qu’il a connu. De même, Napoléon, qui fut à certains égards son héritier, est bien un surgissement de l’Antiquité dans la Modernité6. Hommes des Lumières, l’influence de Paoli et de son œuvre, des pères de la Révolution américaine à Catherine II, est internationale comme le montre Michel Vergé-Franceschi dans son ouvrage de référence Paoli, un Corse des Lumières. La Corse, à cette époque, fut un autre continent moral, à l’avant garde des révolutions libérales et nationales qui allaient bientôt redessiner le monde7. Tout cela fit dire à Rousseau, dans son Contrat social (1762) : « Il est encore en Europe un pays capable de législation ; c’est l’île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériterait bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette île étonnera l’Europe. » Rousseau alla jusqu’à envisager de tout quitter pour s’installer sur l’île. Catherine II, intéressée, est, elle aussi, au nombre des admirateurs de Paoli. Elle écrit : « Je fais tous les matins une prière : mon Dieu, sauvez les Corses8 » ; ou encore : « Dieu, donne la santé à mon ami Paoli9 ». Elle fit même l’acquisition d’un portrait du Général avec qui elle est en contact. 

À l’époque de Paoli, la Corse fut un autre continent moral, à l’avant garde des révolutions libérales et nationales qui allaient bientôt redessiner le monde.

Antoine-Baptiste Filippi

Frédéric II, lui, envoie au Général une épée frappée de la devise Pugna pro patria (Combats pour la patrie). Plus tard, l’Empereur Joseph II reçoit triomphalement Paoli, pourtant défait, en le qualifiant de « Thémistocle de notre siècle ». Gœthe, dans son ouvrage autobiographique Poésie et vérité, nous renseigne sur l’état d’esprit des Européens : « La Corse était restée longtemps le point de mire de tous les yeux. Lorsque Paoli, hors d’état de poursuivre sa patriotique entreprise [après la défaite de 1769], traversa l’Allemagne pour se rendre en Angleterre, il gagna tous les cœurs. » Paoli fut d’ailleurs pensionné par le roi d’Angleterre. Chateaubriand confirme cela dans ses Mémoires d’Outre-Tombe : « Les deux Paoli, Hyacinthe [le père] et surtout Pascal, avaient rempli l’Europe du bruit de leur nom10 ». Voltaire, qui était quant à lui pensionné par Choiseul, confirmait cela en constatant, avec regret : « toute l’Europe est corse.11 » 

Au bout du compte, Gênes, après quarante années de lutte, est militairement défaite et en faillite.

Est alors signé un traité que l’opinion commune qualifie de traité de vente de la Corse à la France par la République de Gênes. Il s’agit donc de la date bien souvent retenue comme celle du rattachement de la Corse à la France. Suffisamment pour que l’État, en 1968, fasse imprimer des timbres postaux sur lesquels on pouvait lire : « Deuxième centenaire du rattachement de la Corse à la France », sous un portrait d’un Louis XV bienveillant, entouré des lys de France et de la tête de Maure. 

Pourtant au moins quatre dates s’affrontent concernant cette intégration juridique : 1768, mais aussi 1769, 1789 voire 1796.

1768 ? 

Le 15 mai 1768, le duc de Choiseul signe le traité de Versailles avec l’ambassadeur génois Sorba — un traité que l’opinion qualifie de traité de vente. Pourtant le contenu du dit traité nous montre qu’il n’est aucunement question de cela. Il a pour titre : « Traité de conservation de l’île de Corse à la République de Gênes ». La philosophie du traité est donc autre : la République donne, jusqu’à ce qu’elle puisse rembourser ses nombreuses dettes envers la Couronne, le royaume de Corse à la France. Précision importante, les droits de Gênes sur l’île restent intacts et sont réaffirmés même si la suzeraineté de Louis XV est déclarée totale, du moment qu’elle ne nuit pas aux intérêts de ladite République. En plus de cela, l’île de Capraia, conquise militairement par l’armée paoliste au détriment de la Sérénissime est rendue à cette dernière. En effet, les différentes interventions des troupes du Roi pour soutenir les intérêts de Gênes sur l’île au fil des décennies ont eu des conséquences pour le trésor royal. C’est là le plan de Choiseul : La France, qui sort défaite de la funeste Guerre de Sept ans, réclame au Doge d’être remboursée de cette dette. La Sérénissime n’en a évidemment pas les moyens, ce que Choiseul savait, permettant ainsi une incorporation de facto au sein du royaume de France. La motivation est géopolitique. 

En 1768, l’île appartient toujours, de jure, à la République. Il ne s’agit que d’un transfert temporaire à la France d’une grande partie de la souveraineté sur l’île. 

Antoine-Baptiste Filippi

Dans ses Mémoires il écrit : « L’Angleterre a senti mieux que l’on ne l’a senti en France, l’avantage de cette acquisition ; elle a vu qu’en temps de guerre cette île était un point essentiel pour le soutien du commerce de la France.12 » Il va jusqu’à dire : « La Corse est plus utile, de toutes manières à la France, que ne l’était ou ne l’aurait été le Canada.13 » Pourtant, si l’esprit du traité était au service d’un basculement, que Choiseul voulait définitif, de la Corse vers la France, la lettre du Traité, elle, nous montre de manière certaine qu’il n’est pas possible, sur le plan juridique, de retenir le 15 mai 1768 comme date du rattachement. L’île appartient toujours, de jure, à la République. Il ne s’agit que d’un transfert temporaire à la France d’une grande partie de la souveraineté sur l’île. 

1769 ? 

La date du 8 mai 1769 est également souvent citée, et elle est également problématique. Il s’agit de la date de la défaite paoliste de Ponte-Novo. En effet, une fois le « traité de conservation » signé, encore fallait-il que la chose fût matériellement applicable. Est, en effet, en place sur l’île un État, régi par une constitution écrite, gouverné par un homme régulièrement élu et des assemblées représentatives, et défendu par une milice citoyenne telle que le suggérait Machiavel dans ses écrits. Il fallut donc une année de guerre pour concrétiser les écrits du fameux traité. Elle eut lieu en deux périodes. 

La première, l’année 1768, où le corps expéditionnaire du Roi est commandé par le marquis de Chauvelin. Après des défaites successives du côté des troupes de Louis XV, l’affrontement de Borgo voit le corps expéditionnaire écrasé. Vaincu, Chauvelin quitte la Corse fin décembre 1768, et Versailles put s’interroger sur l’opportunité et le coût militaire de la conquête. 

La seconde commence lorsque comte de Vaux débarqua, au début du mois d’avril 1769, avec 44 bataillons d’infanterie et 4 régiments de cavalerie. L’armée des « Nationaux » fut, à son tour, écrasée à Ponte-Novo le 8 mai. Les combats se poursuivirent mais Corte, la capitale paoliste, tomba une dizaine de jours plus tard. Paoli quitta l’île de Corse le 13 juin, marquant ainsi la disparition du royaume républicain et de ses institutions. Quoi qu’il en soit, la date du 8 mai 1769 ne saurait en aucun cas être retenue, car elle marque simplement le moment où peut s’appliquer le « Traité de conservation de la Corse à la République de Gênes ». 

1789 ? 

La date du 30 novembre 1789 est beaucoup plus intéressante, et, elle est de loin, la plus juste. De 1769 à 1789, la Corse vit dans un flou juridique14. Administrée ad vitam aeternam par la monarchie, mais toujours constitutive de la souveraineté génoise. Les Corses plus encore : ni réellement sujets du Très Chrétien, ni citoyens de la Sérénissime, ce qu’il n’ont, du reste, jamais été — seuls 12 enfants corses par an avaient le droit d’aller étudier au collège Del Bene à Gênes. La preuve fut apportée lors de la réunion de l’Assemblée des notables en février 1787 et août 1788. Les Corses attendent logiquement, du moins le pensaient-ils peut-être, de se voir désigner des représentants. En vain, ce qui provoqua l’ire de ces derniers. Et pour cause, Louis XVI savait bien que les habitants de l’île n’étaient pas vraiment ses sujets. Même s’il est évident que la Corse faisait désormais partie du royaume, la situation de fait perdurait. 

Le drapeau de la Corse affiché sur une maison pendant la visite d’Emmanuel Macron en 2019. © Le drapeau de la Corse s’affiche pendant la visite d’Emmanuel Macron en 2019. © JOLY LEWIS/SIPA

Le ministre du Roi, Loménie de Brienne, croyant éteindre un brasier, alluma un incendie politique en déclarant que Louis XVI n’avait pas convoqué les Corses en raison de l’éloignement géographique, et assurait que « Sa Majesté ne mettra jamais aucune différence entre ses sujets corses et ceux de son royaume ». Il fit par là, sans le souhaiter, l’aveu, non d’une exclusion, mais bien d’une réalité juridique : les habitants de l’île de Corse n’étaient pas des sujets de son royaume. Devant le scandale, Versailles recula et convia des représentants. Pareillement, à la convocation des États généraux, en 1789, l’élection des députés insulaires était censée s’opérer selon des modalités différentes que celle des autres députés. Les raisons invoquées : l’éloignement géographique et l’inexistence de l’ordre de noblesse. En effet, la noblesse fut établie sur l’île en 1769. En 1789, au moment où elle devait bientôt s’éteindre sur le continent, l’ordre de la noblesse n’était que naissant en Corse et n’avait que très peu de privilèges par rapport au tiers-état, d’où l’absence d’opposition entre les deux ordres. Cela provoqua un nouveau scandale, et une nouvelle reculade : l’élection s’opéra finalement selon la règle commune. 

De 1769 à 1789, la Corse vit dans un flou juridique.

Antoine-Baptiste Filippi

En Corse, la Révolution poursuivit un cours bien différent de celui qui fut le sien sur le continent. La véritable préoccupation des deux ordres, en Corse, était d’éviter de retomber sous le joug de l’oligarchie génoise, dont un potentiel retour inquiétait l’île au plus haut point. De fait, cela faisait soixante ans que la Corse cherchait à rompre définitivement avec Gênes. Les habitants de l’île réclamaient donc une intégration pleine et entière à la monarchie française. Ils écrivirent une lettre au ministre La Tour du Pin : « Daignez déterminer l’auguste monarque qui nous gouverne de rendre une déclaration qui désapprouve formellement le prétendu projet de céder la Corse aux Génois. » Les capitaines de la garde nationale de Bastia amènent à Paris aux députés insulaires une lettre : « Toute l’île est en fermentation en raison de l’incertitude où elle se trouve sur son destin. On dit vouloir tantôt nous maintenir sous le régime militaire, tantôt nous réassujettir à la République génoise […]. De par nos demandes et remontrances vous avez mandat de réclamer que la Corse soit partie intégrante de la monarchie française […]. On a beau dire que votre admission à l’Assemblée comme députés nous déclare par ce fait même province de France : cela ne nous semble pas suffisant […]. Pour notre sûreté et pour que nous soyons Français, ce qui est notre unique vœu, il nous faut un décret de la Nation sur une demande faite par vous, Messieurs [les députés de Corse] qui êtes nos représentants librement et légalement élus. » 

Sur demande des députés corses, l’Assemblée nationale, le 30 novembre 1789, promulgue un décret « portant que l’île de Corse fait partie de l’empire français et que ses habitants seront régis par la même Constitution que les autres Français. »

Partout dans l’île, la nouvelle fut reçue dans la joie. Gênes protesta vertement et refusa de reconnaître la validité du décret, preuve que le « traité de conservation » n’était en aucune façon un traité de vente, même déguisée. Louis XVI ratifia le décret le 3 février 1790, enterrant définitivement les espoirs de la Sérénissime. C’est donc bien cette date qui mérite d’être retenue comme celle de l’incorporation juridique de la Corse au sein de la France. Les revendications génoises s’éteignirent irrémédiablement quand Bonaparte mit un terme, sous le Directoire, à l’existence politique de la cité-État médiévale.

1796 ? 

En 1789, la nouvelle parvient à Paoli qui écrit aux députés corses du tiers-état Saliceti et Colonna de Cesari-Rocca : « en admettant la Corse à la parfaite jouissance de tous les avantages qui résultent de l’heureuse constitution qu’on vient de former, l’Assemblée nationale a trouvé l’unique moyen qu’il y avait d’attacher la dépendance et la fidélité de ses habitants à la monarchie française ». Le 23 décembre, il écrit à son ami Nobili-Savelli : « Je peux vous donner la nouvelle que notre peuple rompt ses chaînes. L’union avec la libre nation française n’est pas servitude mais participation de droit. » Voilà qui résume parfaitement sa pensée politique. Paoli n’a jamais combattu la France, mais l’Ancien-Régime. Il a affronté Louis XV, monarque absolu, mais adhère à cette res publica née de la monarchie constitutionnelle, de la Déclaration des droits de l’homme, de la tolérance religieuse et, plus tard, de la Constitution écrite et libérale de 1791, comme l’était celle de Corse en 1736. Cette considération obéit également à des contraintes géopolitiques qui ont toujours pesé sur les dirigeants insulaires : Trouver une puissance protectrice capable de décourager les appétits des puissances étrangères, et de garantir la justice sur l’île, tout en respectant le fonctionnement propre à la Corse. Paoli écrit : « Je préfère largement l’association [de l’île de Corse] avec les autres provinces françaises à une liberté indépendante. Ou il nous en priverait, ou quelqu’un la vendrait, ou s’en ferait tyran… Nous sommes plus sûrs de notre liberté en association avec tant d’autres provinces.15 »

Il écrit à la Constituante une lettre lue à la tribune : « C’est avec un transport de joie bien vive que j’ai appris ce que l’Assemblée nationale a fait pour ma patrie. En admettant la Corse parmi les provinces de la France, elle a trouvé le moyen infaillible d’attacher les habitants de cette île au gouvernement français. En faisant rentrer mes compatriotes expatriés, elle a attaché à la Constitution un nombre considérable d’individus qui la défendront jusqu’à la dernière goutte de leur sang ». 

Il en est de même pour Napoléon16  : farouchement paoliste et hostile à la France encore d’Ancien-Régime ce 12 juin 1789, lorsqu’il écrit sa célèbre lettre à Paoli, mais puissamment attaché à la France, pré-républicaine, du 30 novembre 1789. 

À l’invitation des révolutionnaires, Paoli arriva à Paris début avril 1790. Reçu par Louis XVI, il est célébré en précurseur de la liberté par tous les révolutionnaires. Il est invité par Robespierre le 26 avril à la Société des Amis de la Constitution. Ce dernier déclara : « Le jour où la Société des Amis de la Constitution reçoit les députés du peuple corse, est pour elle un jour de fête. Déjà, Messieurs, elle vous avait exprimé ces sentiments, quand, pour admettre dans son sein M. Paoli, elle suspendit les règles ordinaires qu’elle s’est prescrites. C’est un hommage qu’elle a voulu rendre à la liberté, dans la personne de l’un de ses plus illustres défenseurs. La liberté ! Nous sommes donc aussi dignes de prononcer ce nom sacré ! Hélas ! Il fut un temps où nous allions l’opprimer dans l’un de ses derniers asiles. Mais non ! Ce crime fut celui du despotisme. Le peuple français l’a réparé. La France libre, et appelant les nations à la liberté ! Quelle magnifique expiation pour la Corse conquise, et pour l’humanité offensée ! Généreux citoyen, vous avez défendu la liberté dans un temps où nous n’osions l’espérer encore. Vous avez souffert pour elle ; vous triomphez avec elle, et votre triomphe est le nôtre. Unissons-nous pour la conserver toujours17 ». 

À l’invitation des révolutionnaires, Paoli arriva à Paris début avril 1790. Reçu par Louis XVI, il est célébré en précurseur de la liberté par tous les révolutionnaires.

Antoine-Baptiste Filippi

Mais les jours de concorde ne durent pas. En 1792, la monarchie parlementaire est abolie, en 1793 le « roi des Français » est exécuté, ce que Paoli, de retour aux affaires en Corse, condamne. Sur 6 députés corses, 5 votent pour laisser la vie à Louis XVI. L’instauration de la Terreur révolutionnaire est fermement refusée par Paoli, qui n’est pourtant en aucune façon un contre-révolutionnaire. De la même manière qu’il a combattu non la France, mais l’Ancien-Régime et ses desseins, il combattait à présent, non la France, mais la Convention montagnarde. Ni partisan des Bourbons, ni jacobin, Paoli est un constitutionnel attaché aux principes qui ont toujours été les siens. À la vérité, la Corse veille à se tenir à bonne distance des affrontements qui ont lieu sur le Continent, et poursuit son propre « agenda » politique.

En 1793, la Corse fait sécession, quelques mois plus tard le royaume de Corse est restauré. C’est la fin de la deuxième Corse française. Paoli, et surtout Carlo Andrea Pozzo di Borgo18, cousin de Napoléon et futur proche conseiller et ambassadeur du Tsar pendant plus de vingt ans19, demandent le secours de l’Angleterre. Les Britanniques arrivent sur l’île, trop heureux d’acquérir une place militaire si stratégique en Méditerranée, alors qu’ils viennent de perdre Toulon. Cette union est donc la rencontre, là encore, de deux intérêts géostratégiques : celui de la Corse, qui trouve un puissant protecteur, qui plus est connu pour sa tradition libérale, et celui de l’Angleterre, qui acquiert une base en face des côtes de France. 

La couronne du royaume de Corse est offerte à George III qui l’accepte. Il ne s’agit pas d’une union avec l’Angleterre, et encore moins d’une annexion, la Corse ne sera pas un dominion britannique comme le sera, plus tard, le Canada. Il s’agit d’une double monarchie, un governo separato pour reprendre les mots de Paoli. Le roi George III règne mais ne gouverne pas réellement, car la direction des affaires est réglée par un vice-roi britannique, Sir Gilbert Elliot, secondé par un gouvernement insulaire dominé par Pozzo di Borgo, et un parlement. Une constitution écrite et libérale est proclamée, la troisième que connut la Corse. Sir Elliot résume tout : « Cette île s’est érigée en royaume séparé et indépendant sous un souverain commun ; elle n’a jamais entendu être ni une colonie, ni une province, ni, quel que soit le nom qu’on lui donne, une partie quelconque du Royaume de la Grande Bretagne. Le roi de la Grande Bretagne est son roi, mais comme roi de Corse, et toute l’autorité qu’il exercera sur elle doit avoir ce caractère et rester conforme au projet de gouvernement établi par l’Acte d’Union.20 »

 La double monarchie anglo-corse dura jusqu’à la fin de l’année 1796. 

Ainsi, la Corse ne connut jamais la Terreur. Cette dernière achevée sur le continent, plus rien ne s’opposait donc à un retour au sein de l’entité française. Bonaparte, général de l’armée d’Italie, réalisa cela en chassant les Anglais de Corse, notamment grâce aux insulaires de son armée qu’il envoie reprendre l’île. Le 20 juillet 1796, il écrit au chef de bataillon Bonelli : « J’ai donné l’ordre à tous les réfugiés de se préparer à partir pour se mettre à la tête des braves patriotes de Corse, secouer le joug anglais, et reconquérir la liberté, objet perpétuel des sollicitudes de nos compatriotes. Quelle gloire pour eux, s’ils peuvent seuls chasser de la patrie ces orgueilleux Anglais !21 » Les Britanniques évacuent la Corse. Le 15 novembre 1796, Sir Gilbert, futur gouverneur général des Indes, signa l’acte dans lequel il abandonnait son titre de vice-roi de Corse. Débuta alors la troisième Corse française. Mais le lien politique restait à refonder, et les troubles persistaient. 

Cela fut chose faite avec l’avènement de Napoléon comme Premier Consul en 1799, puis comme Empereur de la république. Paoli y adhéra pleinement, et écrit en 1802, en exil à Londres : « La liberté fut l’objet de nos révolutions : on en jouit aujourd’hui réellement dans l’île. Qu’importe par quelles mains elle nous est venue ? Mais pour notre part, nous avons le bonheur de l’avoir obtenue de quelqu’un qui est notre compatriote et qui avec tant d’honneur et de gloire a vengé la patrie des outrages que presque toutes les nations lui avaient faits. Et aujourd’hui, le nom de Corse n’est plus tenu dans le mépris22 », a contrario il assure : « Si le gouvernement français de ce temps-là, de 1793, continuait à présent, je lui serais toujours hostile, et jamais je ne cesserais d’en susciter l’horreur ». 

Guizot résuma tout : « [la Corse] fière d’avoir donné un maître à la France et à la Révolution, devint définitivement française avec Napoléon.23 »

Sources
  1. Salvini Don Gregorio, Giustificazione della rivoluzione di Corsica e della ferma risoluzione presa da’ Corsi di non sottomettersi mai piú al dominio di Genova. Voir La Pensée politique des révolutionnaires corses, émergence et permanence (1730-1764), Albiana, 2016, p.141-143.
  2. Pour aller plus loin, voir M.Vergé-Franceschi, Les maréchaux d’Ornano au cœur de l’histoire,  Piazzola, 2019.
  3. Pour aller plus loin, voir A.-B. Filippi, La Corse, terre de droit ou Essai sur le libéralisme latin, Mimésis, Milan, 2020.
  4. Voir J.-B. de Boyer, marquis d’Argens, Lettres Juives, Tome second, 1754, p.240.
  5. Voir Wittelieb (von), l’Histoire des révolutions de l’île de Corse, 1738.
  6. Pour aller plus loin, voir A.-B. Filippi, « Du libéralisme latin et de la Corse des révolutions, un Napoléon politique »  in Napoléon, le politique, la puissance, la grandeur, sous la direction scientifique d’Olivier Battistini,  l’Artilleur/Bernard Giovanangeli, 2021.
  7. Voir A.-B. Filippi, « La Corse au temps du libéralisme latin », in La Corse et le droit, sous la direction de Michel Vergé-Franceschi, Piazzola, 2022.
  8. Voir A. Moretti, Catherine II, Ellipses, 2018, p. 171.
  9. ibid., p.171.
  10. F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome second, 1849, p 220.
  11. Lettre de Voltaire à Marie-Louise Denis, 18 novembre 1768.
  12. Mémoires de M. Le duc de Choiseul, Buisson librairie, 1790, p.104.
  13. Ibid.
  14. Voir R.Emmanuelli, L’Equivoque corse, La Marge éditions, 1989.
  15. Lettre à l’abbé Andrei, datée du 29 janvier 1790, in A.-M. Graziani, Paoli, Tallandier, p. 276.
  16. Pour aller plus loin, voir M.Vergé-Franceschi, Napoléon une enfance corse, Larousse, 2014.
  17. Voir Maximilien Robespierre, Pour le bonheur et la liberté, discours, La Fabrique éditions, 2000, p 94.
  18. Pour aller plus loin, voir M. Vergé-Franceschi, Pozzo di borgo, Payot, 2016.
  19. Voir notamment N.Tanchina, « L’Empereur Nicolas et le comte Pozzo di Borgo » in La Corse et les Corses dans la diplomatie, sous la direction scientifique de M.Vergé-Franceschi, Soteca, 2019.
  20. Voir les Correspondances de Sir Gilbert Elliot, in Bulletin de la Société des sciences et historiques et naturelles de la Corse, 1892, p 56.
  21. Voir Correspondance de Napoléon I publié par ordre de l’empereur Napoléon III, t.premier, 1858, p.488.
  22. Lettre du 6 septembre 1802.
  23. F. Guizot, L’Histoire de France depuis les temps les plus reculés jusqu’en 1789 racontée à mes petits enfants, 1876, t.cinquième, p.212.