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Que signifie être une femme aujourd’hui en Iran ? Quelle place occupe-t-elle dans une société régie depuis plus de quatre décennies par une théocratie totalitaire exclusivement masculine ? Quelle est la part des traditions patriarcales dans la violence exercée à son égard ? Quelles sont les raisons de la révolte « Femme, Vie, Liberté » qui a embrasé le pays depuis le 16 septembre 2022, le jour où la jeune Mahsa Jina Amini a succombé aux coups portés à sa tête par les agents de la « patrouille de l’orientation islamique », plus communément appelée en Occident la police des mœurs ? D’où vient la détermination des jeunes filles et garçons qui se sont insurgés avec tant de courage contre la tyrannie et la ségrégation institutionnalisées par la République islamique ? Comment décrypter leur devise politique qui place la femme en tête, la vie au cœur et la liberté comme l’objectif ultime de leurs revendications ?
Ces interrogations et d’autres encore ne trouvent certes pas leurs explications dans les brefs reportages des médias ou les éphémères stories des réseaux sociaux. Pour comprendre les tenants et les aboutissants de cette révolte, il faudrait remonter le fil du temps et prendre connaissance d’une lutte plus que centenaire, qui trouve ses racines dans l’histoire moderne de l’Iran et exprime un vieux rêve, né à la fin du xixe siècle, enterré par les ayatollahs au lendemain de la révolution de 1979. Ce rêve n’est autre que celui de la liberté et de l’émancipation de la femme.
Le paradoxe est pourtant saisissant. Depuis la révolution islamique, les femmes iraniennes ont été l’objet de la haine d’un régime autoritaire et patriarcal qui par tous les moyens a essayé de réduire leurs droits civiques et humains, afin de mieux les refouler en marge de la vie publique. L’obligation du port du voile constitue le vecteur principal de cette politique discriminatoire. Instaurée dès la prise du pouvoir du clergé chiite en Iran, elle a été la première loi qui a tabouisé le corps de la femme, attisant ainsi la violence à l’encontre de celles qui ne s’y résignaient pas. Contraint à des règles très strictes, ce corps rendu invisible sous des couches de tissu, suscitait la hantise d’une grande partie de la société fortement masculinisée de l’Iran post-révolutionnaire. Rempart idéologique de la théocratie au pouvoir, le hijab est ainsi devenu un thème de propagande soumettant la moitié de la population à la surveillance de l’autre.
Ce tableau paraîtrait bien sombre s’il n’y avait pas eu la formidable résistance des Iraniennes à la répression exercée contre elles. À peine un mois après l’avènement du pouvoir religieux, le 8 mars 1979, des milliers de femmes sont descendues dans la rue pour s’opposer à la mise en place des lois qui les privaient de leurs droits les plus élémentaires. Avides d’instruction, d’indépendance et de créativité, elles n’ont jamais cessé depuis de combattre ces lois, d’en repousser constamment les limites et de défier leur application. Des actions solitaires comme des campagnes collectives ont façonné leur résistance citoyenne. Et puis, contrairement à la volonté politique qui cherchait à les réduire uniquement à leurs rôles de mère et d’épouse, elles ont marqué de leur présence les domaines scientifique, juridique, artistique, politique… et littéraire.
La littérature iranienne porte en elle les signes prémonitoires, les prémices de cette conscience féminine en gestation depuis plusieurs décennies. Dès les années 1950, elle est marquée par la figure de la grande poétesse Forough Farrokhzad qui décrit sans ambages ses désirs, l’amour charnel, le péché, les interdits que lui impose la société… Quant aux romancières, jusqu’à la révolution de 1979, on n’en compte pas plus d’une dizaine ayant signé des œuvres marquantes. Les personnages féminins de ces romans – mères de famille, femmes au foyer, épouses délaissées, jeunes filles victimes de mariage forcé, etc. – appartiennent souvent à l’aristocratie ou à la classe moyenne et, bien qu’instruites, continuent de subir un destin imposé par leur milieu familial ou social.
Paradoxalement, c’est après l’arrivée au pouvoir des ayatollahs que l’on constate l’émergence d’un plus grand nombre de femmes en littérature. Les premières années, plusieurs écrivaines de renom quittent le pays pour s’installer en Europe ou aux États-Unis. Mais une décennie plus tard, on voit surgir une nouvelle génération aux œuvres souvent ambitieuses, inventives, sortant des carcans habituels, dans lesquelles la femme n’est plus présentée comme une créature éthérée émanant de l’imagination de l’homme, ou le fruit de ses hallucinations ou encore l’objet de son désir. Elle a désormais sa propre existence, joue un rôle social, se bat contre les traditions patriarcales, prend en main son destin. Les romans de cette période décrivent les expériences les plus diverses. Entre fiction et réalité, ils font surgir des personnages féminins de premier ordre, introduisent des structures narratives polyphoniques, la multiplication des points de vue, la juxtaposition des styles. Certaines autrices optent pour une langue épurée, plus directe, moins lyrique, moins poétique. Le plus étonnant est de constater que nombre de ces romans passent le mur de la censure, battent des records de vente en librairie et raflent les prix littéraires.
La censure est pourtant omniprésente. Outre le hijab, c’est le traitement de tout le corps féminin par la fiction qui est surveillé de près. L’amour, le baiser, les lèvres, les seins, les cheveux, le contact physique entre l’homme et la femme et de nombreux autres motifs se voient bannis des œuvres. Combien de romans n’ont pas vu le jour à cause de ces purges langagières ? Combien de poèmes ont été abandonnés à la poussière des tiroirs ? Dans l’intimité de la chambre à coucher, combien de baisers enflammés ont été remplacés par un simple soupir ?
Enfin, notons qu’avec l’exil et l’émigration, des thèmes tels que l’éloignement, la mémoire, l’identité, la nostalgie investissent les œuvres créées au sein de la diaspora. Depuis une vingtaine d’années un nouveau phénomène vient enrichir à son tour cette littérature. Opter pour la langue du pays d’accueil devient un choix qui s’impose à nombre d’écrivains qui avaient commencé leur carrière en persan. Ce choix est également celui de la jeune génération d’auteurs d’origine iranienne, qui fait son entrée en littérature dans une langue européenne tout en traitant des sujets iraniens. Dans ce domaine aussi, les femmes sont les pionnières.
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Pour toutes ces raisons, et dans le souci de mieux saisir les aspirations du mouvement « Femme, Vie, Liberté », j’ai trouvé pertinent de m’adresser à l’expérience et à la sensibilité de quelques-unes des écrivaines qui, dans leurs romans, nouvelles ou essais, ont dépeint la vie et le destin des femmes, leur combat contre les vieilles croyances, leur rôle dans des périodes troubles et leur place dans la société actuelle. Il m’était évident que la plume et le regard perspicace de ces autrices apporteraient un précieux éclairage sur les évènements inédits qui ébranlent de nos jours l’Iran.
Douze écrivaines (et dix traductrices et traducteurs) ont contribué à l’ouvrage 1. Parmi les autrices, sept sont persanophones, deux francophones, deux anglophones et une suédophone. Appartenant à des générations différentes, vivant pour certaines en Iran, d’autres à l’étranger, chacune d’elles partage avec le lecteur ce que le mouvement et son slogan lui inspirent intimement.
Les sujets abordés dépeignent dans toute sa complexité la condition féminine en Iran. L’aspiration à la liberté confrontée aux multiples facettes de la violence – parentale, conjugale, judiciaire, sociale, policière… Il n’est pas surprenant de voir le corps y occuper une place de choix. La liberté corporelle ne constitue-t-elle pas la liberté politique par excellence dans le contexte iranien ? Un corps féminin contraint à des règles strictes, marqué par le « fer rouge » du hijab, blessé par les balles des forces de l’ordre, meurtri sous les coups d’un mari, ou encore victime de la vengeance féroce d’un père.
Le choix de la forme est, dès le départ, laissé libre pour qu’il puisse correspondre au mieux à l’inspiration artistique de chacune. De la nouvelle au genre épistolaire, de l’autofiction à l’essai historique, ces douze histoires inédites viennent unir leur voix à celles et ceux qui sur le champ de bataille n’ont pas renoncé à leur rêve. C’est pour rappeler la part de ce rêve dans l’élan vital des Iraniennes que l’on a souhaité en faire le pont qui relie la femme à la liberté dans le titre de notre ouvrage.