L’affaire Vannacci : le best-seller homophobe et raciste qui divise l’Italie melonienne
Dans Il mondo al contrario, un général de l'armée italienne expose sa vision pessimiste de la société contemporaine en multipliant les propos ouvertement racistes, xénophobes et homophobes dans une langue aux accents martiaux. Le livre, en tête des ventes en Italie, divise profondément le gouvernement de Giorgia Meloni : le ministre de la défense, Guido Crosetto, a relevé le soldat de ses fonctions — mais de nombreux membres de l'exécutif continuent à le défendre. Vannacci pourrait-il faire vaciller l'équilibre fragile de la coalition au pouvoir ?
Le livre s’intitule Il mondo al contrario (Le monde à l’envers). L’auteur s’appelle Roberto Vannacci. Et depuis une semaine, il caracole en tête des ventes sur Amazon Italie, avec plus de 20 000 exemplaires écoulés. Le phénomène n’est plus seulement éditorial, il a pris une connotation politique très profonde : les thèses soutenues dans ce long pamphlet (373 pages), largement homophobes, racistes et violentes, sont défendues avec virulence par l’auteur. Ce général de l’armée italienne a derrière lui une carrière assez prestigieuse, en particulier à l’étranger. Vannacci a en effet été commandant de l’unité militaire Task Force 45 pendant la guerre en Afghanistan, du contingent italien pendant la guerre en Irak, du Folgore et du régiment parachutiste Col Moschin ; s’il est un individu isolé au sein des forces armées italiennes, il a reçu les plus hauts honneurs, comme l’Ordre du mérite de la République italienne — d’où l’importance politique du succès du livre, qui a atteint près de 1000 critiques sur Amazon, la plupart enthousiastes.
Dans l’essai, auto-édité et publié sans l’autorisation de l’armée, Vannacci écrit dans une langue aux accents martiaux vouloir « représenter de manière provocante l’état d’esprit de tous ceux qui perçoivent dans les événements quotidiens une tendance générale dissonante et agaçante qui s’écarte largement de ce que nous percevons comme le sens commun, la logique et la rationalité ».
Le général consacre plusieurs passages de son pamphlet aux distorsions qui font que le monde d’aujourd’hui serait « à l’envers », car les valeurs fondatrices de la société occidentale ont été perdues : « la patrie, le sacrifice, le travail et le mérite ». En particulier, Vannacci consacre plusieurs lignes à souligner son mépris pour les homosexuels : « S’il n’est pas dans la nature de l’homme d’être cannibale, pourquoi en serait-il de même pour le droit à la parentalité ? Les couples arc-en-ciel ne sont pas normaux. La normalité, c’est l’hétérosexualité. Mais si tout vous semble normal, c’est la faute aux complots du lobby gay international ». Bref, résume le soldat : « Chers homosexuels, vous n’êtes pas normaux, remettez-vous en ! » Voici à quoi ressemble ce « monde à l’envers » qui donne son titre à l’essai.
Vannacci affirme avoir écrit ce livre pendant son temps libre pour exprimer son désaccord avec la « pensée unique » et le « politiquement correct » qui renverraient aux Italiens qu’il croit représenter une certaine « inadéquation » par rapport à la société d’aujourd’hui. Les références nationalistes ne manquent pas. Le général est fier, par exemple, d’être italien depuis des générations, d’avoir « dans les veines des gouttes de sang d’Énée, de Romulus, de Jules César, de Mazzini et de Garibaldi », alors qu’aujourd’hui l’on assisterait à un « lavage de cerveau de la part de ceux qui voudraient favoriser l’élimination de toutes les différences, y compris celles entre les groupes ethniques, pour ne pas les appeler des races ». Ainsi, le soldat se lance dans une attaque purement gratuite et raciste contre la championne italienne de volley-ball, Paola Egonu, qui est certes « italienne par sa citoyenneté », mais qui, selon Vannacci, manquerait de quelque chose pour pouvoir être « pleinement italienne » (« il est clair que ses caractéristiques physiques ne représentent pas l’italianité ».)
Vannacci définit les débats contemporains sur les droits civils comme un « lavage de cerveau » et considère ses opinions comme de la « sagesse » et des « vérités objectives », pour ensuite souligner que « si c’est l’ère des droits, alors, comme l’a fait Oriana Fallaci, je revendique aussi haut et fort le droit à la haine et au mépris et la possibilité de les exprimer librement dans les tons et les manières qui s’imposent ».
Les positions extrêmes du livre ont incité le ministère de la défense à prendre des mesures. Le ministre Guido Crosetto avait d’abord qualifié le livre de « divagations personnelles », puis démis le général Vannacci de ses fonctions de commandant de l’Institut géographique militaire. L’affaire semblait donc close, mais la réaction très dure du ministre — et de l’opposition — a rapidement divisé la majorité de droite, démontrant que des opinions comme celles du général ne sont pas du tout éloignées de ce que pense une partie des dirigeants politiques italiens. Le chef du groupe Fratelli d’Italia à la Chambre des députés, Giovanni Donzelli, a déclaré « qu’il [n’appartenait] pas à la politique d’examiner la rectitude morale du contenu de ces écrits », défendant ainsi le comportement de Vannacci, qui a profité de la controverse pour donner des dizaines d’entretiens aux médias italiens et participer à des événements publics. Son exposition médiatique devrait s’accroître dans les semaines à venir : une tournée est même prévue à l’automne pour présenter le livre dans les principales villes italiennes, boostée par l’effet Streisand typique de ce genre de situation — plus les condamnations pleuvent, plus les idées du général occupent l’espace public italien, lui assurant une couverture médiatique considérable.
Matteo Salvini, ministre des infrastructures dans le gouvernement Meloni, a publiquement défendu le général : « Je lirai son livre, il a été pointé du doigt comme un danger, mais avant de commenter, il convient de lire et de comprendre ». Il a expliqué ne pas exclure l’hypothèse d’une candidature de Vannacci pour la Ligue aux élections européennes de juin 2024.
L’affaire a également fait réagir le président de la République, Sergio Mattarella, qui, dans un discours prononcé lors de la réunion de Rimini organisée par Communion et Libération, a rappelé comment était née la Constitution italienne : « Pour vaincre et expulser la haine », notamment parce que l’Italie est le « fruit de la rencontre de plusieurs ethnies, coutumes, expériences, religions ». Mattarella étant également le chef des forces armées, ses paroles, même si elles ne s’adressent pas explicitement au général, sont significatives en ce qu’elles témoignent d’une certaine fracture entre le Quirinal et certains courants au sein du gouvernement. Dans ce contexte, Giorgia Meloni a évité d’intervenir, préférant se murer dans un silence non moins révélateur, notamment parce que le pamphlet contient également plusieurs critiques de la « normalisation atlantiste » de la Présidente du Conseil qui a pourtant beaucoup misé sur ce positionnement pour rendre son parti et son gouvernement plus acceptables sur le plan international.
Les positions de Vannacci et la solidarité que lui témoignent de nombreux membres de la majorité montrent une nouvelle fois les contradictions du gouvernement dirigé par Giorgia Meloni : arrivée au pouvoir après des années d’opposition acharnée, avec des tonalités peu éloignées de celle qui émaillent le livre du général, la droite italienne doit aujourd’hui se frotter à la réalité du gouvernement avec un profil public beaucoup plus modéré, qui risque d’ouvrir l’espace, à sa propre droite, pour un nouveau mouvement radical capable d’éroder le consensus de la coalition.