En Ukraine dans la guerre sans fin

« On construit en pensant aux bombardements. On enseigne en tenant compte du conflit permanent. Les techniques de tir s’apprennent à l'école. Et, bien sûr, à la fin, ne resteront que ceux qui se mobilisent entièrement. » Au cœur de la guerre étendue, l'Ukraine est en train de se transformer en profondeur. Dans un texte devenu viral ces derniers jours, le journaliste Petro Shuklinov tente de mettre des mots sur une réalité vertigineuse.

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© AP Photo/Libkos

Ce texte, publié le 18 août par Petro Shuklinov sur sa page Facebook, dresse le portrait sombre et parfois même dystopique d’une Ukraine engagée dans une guerre éternelle avec la Russie, d’une société séparée entre les « faibles » ayant quitté le pays et les « forts » prêts à rester dans une nation transformée, militarisé et bénéficiant du soutien appuyé de l’Occident. Rédigé par un journaliste ukrainien devenu à la faveur de l’invasion russe un volontaire impliqué dans le soutien à l’armée ukrainienne, cette vision du futur de l’Ukraine a depuis suscité près de 300 commentaires et a été partagé près de 500 fois.

Ce texte ne doit pourtant pas être compris comme un constat partagé par l’ensemble de la société ukrainienne — loin de là. Il fait plutôt partie d’une réflexion plus large (dont vous pouvez retrouver ici d’autres contributions) sur l’avenir du pays, qui tourne elle-même autour de l’idée que cette guerre doit marquer l’avènement d’une nouvelle Ukraine aux contours encore très flous. 

Il sort aussi au moment où la société ukrainienne évoque, de plus en plus, et tente d’accepter l’idée d’une guerre longue. Sans le nommer directement, ce texte mobilise enfin une version plus pessimiste d’une vision du futur de l’Ukraine qualifiée de « modèle israélien » — mélange de garanties de sécurité occidentales, de guerre permanente et de société militarisée. Il faut donc le voir comme un point de donnée dans une conversation naissante, extrêmement fluctuante et encore largement tributaire des évolutions du champ de bataille sur l’avenir de l’Ukraine.

Une nation de résistants. Mon regard sur l’avenir de l’Ukraine

Je pense que la guerre sera sans fin. Il n’y aura pas de paix entre l’Ukraine et la Russie. Même lorsque le pic de la guerre sera passé, la guerre ouverte se transformera en un échange de tirs d’artillerie. Les conflits frontaliers seront la norme, même après la libération du Donbass et de la Crimée. Tant que la Russie existera, il y aura la guerre. Sous une forme ou une autre.

Bien sûr, si la Russie devait disparaître, la guerre prendrait fin.

Tant que la Russie existera, il y aura la guerre. Sous une forme ou une autre.

Petro Shuklinov

Pourquoi vois-je les choses d’une manière si sombre  ? Parce qu’il en a été ainsi pendant des siècles avant nous. Aujourd’hui cela continue. Et la guerre continuera après nous. Peut-être qu’à l’horizon des transformations géologiques, dans des millénaires, des océans absorberont le territoire russe — mais pas aujourd’hui et, pour un peuple qui subit un génocide, le génocide n’est pas une option.

Partons de ce présupposé. Réfléchissons à ce que cela signifie : la guerre sans fin.

Un soldat ukrainien de la 53e brigade tient des cartouches dans une tranchée sur la ligne de front près de Donetsk, Ukraine, le samedi 19 août 2023. © AP Photo/Libkos

En résumé, je nous vois de la manière suivante :

  1. L’entraînement militaire et les exercices permanents ;
  2. Le temps des faibles est terminé, le temps des forts arrive ;
  3. Dans une nation unique en son genre.

Les deuxième et troisième points changent tout, dans tous les domaines. De la construction à l’éducation. On construit en pensant aux bombardements. On enseigne en tenant compte du conflit permanent. L’anglais devient une langue essentielle, les techniques de tir s’apprennent à l’école. Et, bien sûr, à la fin, ne resteront que ceux qui se mobilisent entièrement.

L’anglais devient une langue essentielle, les techniques de tir s’apprennent à l’école.

Petro Shuklinov

L’économie ukrainienne va changer du tout au tout. Non, elle ne sera pas pire. Elle sera différente. Pendant de nombreuses années, notre économie était liée à la Russie, parce qu’il n’y avait pas de barrière linguistique et qu’il était possible de monter des projets plus ou moins foireux en commun. C’est fini désormais. Notre nouvelle économie est et sera bâtie sur des liens avec l’Occident : où il est beaucoup plus difficile d’élaborer ces projets, même si l’on parle bien en anglais. Mais pour l’économie, cela signifie une croissance explosive. 

Un soldat ukrainien de la 53e brigade tient des cartouches dans une tranchée sur la ligne de front près de Donetsk, Ukraine, le samedi 19 août 2023. © AP Photo/Libkos

Je pense qu’avec la transformation de notre conscience, la société mutera. 

Par exemple, ceux qui sont faibles ou qui ne peuvent tenir le coup partiront pour toujours. Il faut l’accepter. Dès que nos frontières seront ouvertes, des centaines de milliers de personnes en quête d’une vie meilleure partiront pour ne plus jamais revenir. 

[Lire aussi : la pièce de doctrine de Jean-Marie Guéhenno sur «La longue guerre d’Ukraine»]

Je ne peux pas les juger, car rien de facile ne nous attend. Il sera difficile de reconstruire le pays, même avec le soutien de plusieurs milliards de dollars du monde entier. L’idée que « les meilleurs partent » ne me touche pas. Je ne comprends pas pourquoi une personne qui souhaite acquérir la citoyenneté dans un autre pays devrait être meilleure pour nous. « Meilleur » est une évaluation exclusivement morale. Et les « meilleures personnes » pour moi sont celles qui me sont proches. Ou ceux qui aident activement et attendent l’occasion de rentrer chez eux.

Ceux qui sont faibles ou qui ne peuvent tenir le coup partiront pour toujours. Il faut l’accepter.

Petro Shuklinov

Dans ce nouveau pays, les forts deviendront encore plus forts. Et ceux qui se considéraient ou qui étaient considérés faibles mais qui auront choisi l’Ukraine apprendront à vivre d’une autre manière : ils deviendront plus forts. 

Bien entendu, je ne parle pas de force physique.

Les temps difficiles créent des gens différents, plus forts. C’est un fait que l’histoire nous a montré des centaines de fois. Je l’observe chaque jour autour de moi. Des informaticiens qui pouvaient paraître frêles sont aujourd’hui un fléau opérationnel dans la guerre contre l’ennemi. Je pourrais en dire autant des petits commerçants, des gens du bâtiment, des électriciens. Je ne citerai pas tous les secteurs. Mais je l’ai vu avec mes yeux : des millions de personnes sont devenues des titans par rapport à ce qu’elles étaient avant février 2022.

Des soldats ukrainiens de la 53e brigade dans une tranchée sur la ligne de front près de Donetsk, Ukraine, le samedi 19 août 2023. © AP Photo/Libkos

Peut-être qu’il vaut mieux que je me prenne moi-même comme exemple. Je ne suis qu’un journaliste. J’ai toujours travaillé dans des rédactions. Écrit ou édité des articles. Ai-je jamais pensé que je pourrais organiser un processus impliquant plusieurs millions de dollars pour acheter et livrer plus d’une centaine de voitures indispensables à notre lutte ? Je ne suis qu’un exemple au milieu d’un océan. Un océan de gens à droite, un océan de gens à gauche. Tout le monde a changé. Tout le monde est devenu différent. Et, bien sûr, chacun d’entre nous est devenu plus fort. Vous êtes devenus plus forts.

Tout le monde a changé. Tout le monde est devenu différent. Et, bien sûr, chacun d’entre nous est devenu plus fort. Vous êtes devenus plus forts.

Petro Shuklinov

En bref : à la fin de la phase aiguë que nous sommes en train de connaître, nous aurons un pays complètement différent, qualitativement différent. Même s’il fait nuit à la fenêtre de la société et que rien n’est visible, je sais exactement ce qui se passera ensuite. Je sais exactement ce qui se passera ensuite.

[Lire aussi : Notre série de publications pour suivre le conflit «La guerre en Ukraine au jour le jour»]

L’essentiel est de ne pas craindre que quelqu’un abandonne et parte. Il n’y a pas lieu de craindre la destruction ou la perte – nous reconstruirons tout avec le soutien de l’Occident. Il n’y a pas lieu d’avoir peur du tout. La peur est la seule chose qui peut nous tuer.

Un soldat ukrainien de la 53e brigade caresse un chaton dans une tranchée sur la ligne de front près de Donetsk, en Ukraine, le samedi 19 août 2023. © AP Photo/Libkos

Je dirais donc que nous devons nous habituer à être forts. Nous devons nous habituer à l’idée que nous pouvons tout faire. Changer un peu notre regard. Oui, ce sera difficile. À partir de maintenant ce sera encore plus difficile. Nous avons de nombreux problèmes. Beaucoup de choses à changer. Merci à ceux qui nous les rappellent. Où en serions-nous si ces personnes ne nous les rappelaient pas ? J’espère que de plus en plus de gens choisiront d’agir et de changer plutôt que d’avoir peur des problèmes.

Tout changera. L’Ukraine ne sera plus jamais ce qu’elle était hier. Mais nous vivons une période historique pour l’Ukraine. Et un nouveau pays sera construit de nos mains.

Mes amis, nous aurions dû mourir il y a longtemps. Selon toutes les prévisions. Au lieu de cela, nous sommes là. Nous avançons. Nous changeons. Nous construisons.

Petro Shuklinov

N’ayez pas peur du changement. Acceptez les changements. Et croyez en vous. Mes amis, nous aurions dû mourir il y a longtemps. Selon toutes les prévisions. Au lieu de cela, nous sommes là. Nous avançons. Nous changeons. Nous construisons.

Il en sera toujours ainsi. Et quoi qu’il arrive, je présente toute ma gratitude à tous ceux qui sont restés à nos côtés. Nous pouvons tout faire ensemble. Et c’est ensemble que nous relèverons tous les défis du destin. De l’assurance, en avant !

Crédits
Publication originale sur Facebook : https://www.facebook.com/PetroShuklinov/posts/6519204338161798/
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