« Une nature étrangement prométhéenne », Oppenheimer après Hiroshima
Oppenheimer : écrits choisis | Épisode 3
Novembre 1945. Il n’y a que quelques mois que Little Boy et Fat Man ont touché le sol japonais — changeant la face du monde. À l’université de Pennsylvanie, devant un parterre de scientifiques et de savants, Oppenheimer tente de mettre en mots ce qui commence à se jouer, esquissant pêle-mêle : une épistémologie, une stratégie et une politique pour la puissance atomique. Il faut lire cette nouvelle archive de notre série d’été comme un discours grave autant qu’hésitant, qui permet de revenir aux sources de la tragédie Oppenheimer.
- Auteur
- Le Grand Continent •
- Image
- Los Alamos Laboratory
Ce qui peut tout dévaster pourrait aussi tout résoudre — si nous arrivons à coopérer, entre scientifiques et entre nations. Voilà, à peu près, le message que l’inventeur de la bombe atomique cherche à faire passer ce 16 novembre 1945 à Philadelphie, à l’université de Pennsylvanie, devant l’American Philosophical Society. Et c’est, sous une forme imparfaite et embryonnaire, un condensé des questionnements qui le suivront et le hanteront lors de ses années à la tête du Comité consultatif général de la Commission de l’énergie atomique des États-Unis.
Un terme qu’Oppenheimer n’utilise pas — nous sommes à la préhistoire de la réflexion sur les implications de l’atome — traverse pourtant son allocution : dual. La nature nécessairement à double face de la puissance de l’atome : fournir de l’énergie de manière illimitée en la canalisant grâce à des réacteurs d’un côté ; risquer de dévaster le monde de l’autre. La tonalité tout à la fois grave et hésitante de cette conférence, quelques mois après Hiroshima et Nagasaki, montre que le « père de la bombe atomique » a pleinement conscience que son invention a d’ores et déjà changé la vie humaine sur terre. Dans ce discours, toutefois, comme dans d’autres, il prend le parti de réduire la focale et regarde le problème par la lorgnette des implications de ce changement de paradigme sur la manière de faire de la science et des découvertes scientifiques. À bien des égards, cette réflexion peut être lue comme une tentative d’arrimer les découvertes de Los Alamos — techniques, précise Oppenheimer, et non scientifiques — à l’histoire des sciences en Occident. C’est ainsi que l’on comprend la comparaison entre la connaissance de l’énergie atomique et la connaissance du système solaire.
Néanmoins, au long de sa communication devant les membres de l’American Philosophical Society transparaît une certaine naïveté par rapport à la puissance de l’arme (« wars will cease »), comme si Oppenheimer voulait se convaincre lui-même qu’il y a du bon dans son invention. Ainsi, le texte croise, entrelace même, une réflexion qu’on pourrait cavalièrement qualifier d’épistémologique sur la bombe avec un appel à la « responsabilité collective » pour mettre fin aux guerres. Cette ambivalence, cette incapacité à trancher, sont une constante dans les écrits sur la bombe que nous traduisons et publions dans notre série estivale.
Cette archive est notamment remarquable à cause de sa date. Nous sommes quelques mois à peine après Hiroshima et Nagasaki, et Oppenheimer cherche à en tirer de premières leçons polémologiques. Les bombardements du mois d’août ont, selon lui, défini un « modèle d’utilisation » de l’arme atomique : « une arme d’agression, de surprise et de terreur ». Son inventeur prévient : suivant ce modèle, si elles devaient être réutilisées, ce serait par milliers ou par dizaines de milliers. D’où la nécessité de rendre la guerre impossible.
Mais cette intervention d’Oppenheimer peut aussi et enfin être lue comme une réponse — ou l’anticipation d’une critique — à ceux qui opposent aux scientifiques ayant contribué au Projet Manhattan d’avoir en quelque sorte dévalué le progrès scientifique : « Je ne crois pas qu’il sera possible de transcender la crise actuelle dans un monde où les travaux de la science sont utilisés s’ils sont sciemment utilisés à des fins que les hommes considèrent comme mauvaises. » Sans se renier ou se déjuger, J. Robert Oppenheimer tente ici d’articuler l’invention de la bombe à une meilleure compréhension du monde qu’elle a ouvert.
Chers membres de l’Académie, chers membres de la Société philosophique,
Ce que vous auriez de bonnes raisons de vouloir apprendre de moi aujourd’hui — ce dont les circonstances m’ont peut-être qualifié pour discuter avec vous sur la base de mon expérience — c’est la façon de fabriquer des armes atomiques. Car il est vrai, nous l’avons dit souvent et sérieusement, que les études scientifiques que nous avons dû mener à Los Alamos dans le cadre des techniques qui y ont été développées n’ont guère donné lieu à des découvertes fondamentales. Il n’y a pas eu là-bas de nouveaux apports majeurs sur la nature du monde physique.
Bien évidemment, nous avons eu de nombreuses surprises. Nous avons appris beaucoup de choses sur les noyaux atomiques et bien plus encore sur le comportement de la matière dans des conditions extrêmes et inconnues — et un nombre non négligeable de nos travaux étaient, par leur qualité et leur style, dignes des meilleures traditions de la science physique.
Ce ne serait d’ailleurs pas une histoire ennuyeuse à raconter. Elle est consignée dans un grand manuel de 15 volumes, dont nous pensons qu’une grande partie intéressera les scientifiques — même s’ils ne sont pas, de par leur profession, des fabricants de bombes atomiques. J’aurais été ravi de vous en parler un peu. J’aurais été ravi de vous aider à partager notre fierté quant à l’adéquation et à la solidité de la science physique — notre héritage commun — qui a servi à la fabrication de cette arme qui a fait ses preuves cet été dans le désert du Nouveau-Mexique.
Ce ne serait pas une histoire ennuyeuse mais je ne peux pas vous la raconter aujourd’hui. Ce serait trop dangereux. C’est ce que le président, au nom du peuple des États-Unis, nous a dit. Et c’est ce que beaucoup d’entre nous, s’ils étaient contraints de prendre cette décision, pourraient bien conclure.
Ce qui nous frappe aujourd’hui, c’est que l’apport, la connaissance, la puissance de la science physique, dont la culture, l’apprentissage et l’enseignement nous tiennent à cœur, sont devenus trop dangereux pour qu’on en parle, même dans ces cénacles. C’est cette question qui se pose à nous aujourd’hui et qui touche à la racine de ce qu’est la science, de ce qu’est sa valeur. C’est à cette question que, timidement, partiellement et avec un sens profond de sa difficulté et de ma propre incompétence, je dois essayer de répondre aujourd’hui.
Cette question ne nous est pas si familière ces derniers temps. Car nous ne traversons pas une situation familière. Si elle semble présenter une analogie avec la situation soulevée par l’avènement d’autres armes, avec la nécessité d’un certain secret autour des discussions concernant par exemple les canons et les torpilles, cette analogie nous induit en erreur. Il y a dans notre situation des accidents, des choses qui peuvent sembler contingentes à la lumière de l’histoire.
Les armes atomiques sont basées sur des éléments qui se situent à la frontière de la physique. Leur développement est inextricablement lié à la croissance de la physique comme, selon toute probabilité, à celle des sciences biologiques et de nombreuses techniques. Les armes atomiques ont été fabriquées par des scientifiques, même si certains d’entre vous pensent qu’il s’agit de scientifiques qui se consacrent normalement à l’exploration de choses plutôt secondaires.
La rapidité de cette évolution, la participation active et essentielle des hommes de science à cette évolution, ont sans doute largement contribué à notre prise de conscience de la crise à laquelle nous sommes confrontés — voire à notre sentiment de responsabilité dans sa résolution. Mais ce sont là des choses contingentes.
Ce qui n’est pas contingent, c’est que nous avons créé une chose, une arme des plus terribles, qui a modifié brusquement et profondément la nature du monde. Nous avons fabriqué une chose qui, selon tous les critères du monde dans lequel nous avons grandi, est maléfique. En agissant ainsi, en rendant possible la fabrication de cette arme, nous avons soulevé à nouveau la question de savoir si la science est bonne pour l’homme, s’il est bon d’apprendre à connaître le monde, d’essayer de le comprendre, d’essayer de le contrôler, de contribuer à donner au monde des hommes une vision et un pouvoir accrus.
Parce que nous sommes des scientifiques, nous ne devons répondre à ces questions que par un inébranlable « oui ». C’est notre foi et notre engagement, rarement explicités, encore plus rarement remis en question, que la connaissance est un bien en soi. La connaissance et la puissance qui doit l’accompagner.
On se souviendra peut-être des premiers temps de la science physique dans la culture occidentale. Elle était alors ressentie comme une menace profonde pour l’ensemble du monde chrétien. On se souviendra de l’époque plus récente du siècle dernier, où certains voyaient une telle menace dans la nouvelle compréhension des relations entre l’homme et le reste du monde vivant. On peut même se rappeler l’inquiétude des érudits face à certains développements fondamentaux de la physique — la théorie de la relativité et, plus encore, le principe de complémentarité et son implication considérable sur les relations entre le sens commun et la découverte scientifique, son rappel forcé aussi, familier à la culture hindoue mais plutôt étranger à celle de l’Europe, des inadéquations latentes entre les conceptions humaines et le monde réel qu’elles doivent décrire.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
En se souvenant de cette histoire, on peut repenser en particulier aux grands conflits de la Renaissance, parce qu’ils reflètent la vérité selon laquelle la science fait partie du monde des hommes ; que souvent auparavant, elle a injecté dans ce monde des éléments d’instabilité et de changement et que, si la situation est périlleuse aujourd’hui — et je crois qu’elle l’est — nous pouvons nous tourner vers le passé pour être rassurés sur le fait que notre foi dans la valeur de la connaissance peut prévaloir.
Une bombe atomique n’est pas une nouvelle conception ni une nouvelle découverte de la réalité. C’est une chose très ordinaire à certains égards, cohérente avec une grande partie de la science qui fait nos laboratoires et notre industrie. Mais elle changera la vie des hommes comme, au cours des siècles, la connaissance du système solaire a changé leur vie. Car dans le monde des armes atomiques, les guerres cesseront.
Et ce n’est pas rien. Ce n’est pas rien en soi, comme le monde le sait aujourd’hui, peut-être avec plus d’amertume que jamais, mais peut-être, en fin de compte, est-ce encore plus important par les changements, les modifications radicales, même si elles sont lentes, des relations entre les hommes, entre les nations et entre les cultures que cela implique.
Cela ne peut que nous aider, je crois, à reconnaître ces questions comme des questions plutôt cruciales. Nous ne pourrons nous servir nous-mêmes, ni la cause de la liberté et du développement de la science, ni nos semblables, si nous sous-estimons les difficultés ou si, par lâcheté, nous occultons le caractère radical du conflit et des questions qu’il sous-tend.
Au cours de notre vie, les armes atomiques pourront être un grand ou un petit problème. Mais elles ne pourront pas être un petit espoir ; elles ne peuvent être qu’un grand espoir. Parfois, ceux qui parlent du grand espoir et de la grande promesse du domaine de l’énergie atomique ne parlent pas de paix mais de puissance atomique et de radiations nucléaires.
Certes, il s’agit là d’un enthousiasme légitime, d’un enthousiasme que nous devons tous partager. La faisabilité technique de la production de quantités pratiquement illimitées d’énergie à partir de réacteurs nucléaires contrôlés semble très certaine, presque certaine. Et la réalisation de centrales pour démontrer les avantages et les limites d’une telle énergie ne semble pas, du point de vue de l’effort technique à fournir, éloignée.
Il faut regarder l’histoire pour savoir que de telles possibilités seront, avec le temps, jugées utiles ; elles joueront, avec le temps, un rôle important — même s’il n’est pas encore parfaitement compris — dans notre industrie et notre économie. Vous avez entendu parler ce matin de certains problèmes biologiques et médicaux et de l’utilisation des radiations provenant de ces réacteurs. Même les physiciens peuvent imaginer des choses instructives à faire avec les neutrons que ces réacteurs mettent à disposition.
Et nous tous, qui avons été témoins de la croissance de la science, savons très bien que ce que nous pouvons discerner des possibilités dans ces domaines n’est qu’une infime partie de ce que l’on découvrira lorsque l’on s’y intéressera vraiment.
Néanmoins, il me semblerait quelque peu erroné de laisser notre confiance — et, attention, notre confiance tout à fait justifiée — dans l’avenir des applications pacifiques de la physique nucléaire nous distraire entièrement de l’immédiateté et du péril des armes atomiques. Il ne serait pas honnête de le faire, car même une meilleure compréhension du monde physique, même les développements les plus heureux de la thérapie ne devraient pas nous faire oublier que ces armes sont destinées à la dévastation de la terre.
Il ne serait même pas très pragmatique de le faire. Techniquement, le fonctionnement des réacteurs et la fabrication d’armes sont assez étroitement liés. Partout où des réacteurs fonctionnent, il y a une source potentielle, mais pas nécessairement commode, de matériaux pour les armes. Chaque fois que des matériaux sont fabriqués pour des armes, ils peuvent être aussi utilisés pour des réacteurs qui peuvent être bien adaptés à la recherche pour le développement de l’énergie.
Il me semble presque inévitable que, dans un monde engagé dans l’armement atomique, l’ombre de la peur, du secret, de la contrainte et de la culpabilité pèse lourdement sur une grande partie de la physique nucléaire, sur une grande partie de la science. Les scientifiques de ce pays l’ont vite compris et ont tenté d’y échapper. Je ne pense pas que cette tentative puisse être couronnée de succès dans un monde d’armement atomique.
Il existe une autre série d’arguments visant à minimiser l’impact des armes atomiques et donc à retarder ou à éviter les changements radicaux dans le monde, inévitables en fin de compte, que leur avènement semblerait exiger. Certains affirment que ces armes ne sont pas si mauvaises que cela.
Avant le test du Nouveau-Mexique, nous le disions aussi parfois — en notant des kilomètres carrés et des tonnages équivalents et en regardant les images d’une Europe ravagée. Après le test, nous ne le disons plus. Certains d’entre vous auront vu des photos de la frappe de Nagasaki, les grandes poutres d’acier des usines tordues et détruites. Certains d’entre vous ont peut-être remarqué que les usines détruites étaient éloignées les unes des autres de plusieurs kilomètres. Certains d’entre vous auront vu des photos des personnes brûlées, ou jeté un coup d’œil aux ruines d’Hiroshima.
La bombe de Nagasaki aurait rasé quinze kilomètres carrés, ou un peu plus, s’il y avait eu quinze kilomètres carrés à raser. Comme on sait que le projet a coûté deux milliards de dollars et que nous n’avons largué que deux bombes, il est facile de penser qu’elles doivent être très coûteuses. Mais pour entreprendre tout projet sérieux d’armement atomique, sans le moindre élément novateur sur le plan technique, et en se bornant à faire la même chose que précédemment, le coût estimé pourrait être divisé par mille.
Or les armes atomiques, même avec ce que nous savons aujourd’hui, peuvent être bon marché. Même en utilisant ce que nous savons faire aujourd’hui, sans aucune des nouveautés, qu’elles soient minimes ou radicales, l’armement atomique ne fera pas reculer les personnes qui souhaitent le développer.
Le modèle d’utilisation des armes atomiques a été défini à Hiroshima. Ce sont des armes d’agression, de surprise et de terreur. Si elles sont à nouveau utilisées, ce pourrait donc être par milliers, voire par dizaines de milliers. Leur mode d’acheminement pourrait bien être différent et refléter de nouvelles possibilités d’interception, ainsi que de nouveaux efforts pour les déjouer. Et la stratégie de leur utilisation pourrait bien être différente de ce qu’elle était contre un ennemi essentiellement vaincu.
Mais le point central est que c’est une arme pour les agresseurs, et que les éléments de surprise et de terreur lui sont aussi intrinsèques que les noyaux fissiles. L’un de nos collègues, un homme profondément attaché au bien-être humain et au développement de la science, m’a conseillé il y a peu de ne pas accorder trop d’importance, en public, aux craintes que suscitent les armes atomiques telles qu’elles sont et telles qu’elles pourraient être.
Il sait, aussi bien que n’importe lequel d’entre nous, à quel point elles pourraient être encore plus terribles. Cela pourrait, a-t-il dit, provoquer une réaction hostile à la science. Cela pourrait détourner les gens de la science. Il n’est pas si vieux que cela et je pense que ce que l’on dit aujourd’hui sur les armes atomiques ne changera pas grand-chose pour lui, ni pour aucun d’entre nous d’ailleurs si, avant de mourir, nous vivons assez pour voir une guerre au cours de laquelle ces armes seront utilisées.
Je pense qu’il ne sera pas utile d’éviter une telle guerre si nous essayons de gommer les limites de cette nouvelle terreur que nous avons contribué à faire naître dans le monde. Je pense que c’est à nous, parmi tous les hommes, et peut-être davantage à nous, scientifiques, parce que c’est notre tradition de reconnaître et d’accepter l’étrange et le nouveau. Je pense que c’est à nous d’accepter comme un fait cette nouvelle terreur et d’accepter avec elle la nécessité des transformations du monde qui rendront possible l’intégration de ces développements dans la vie humaine.
Je pense que nous ne pouvons pas, à long terme, protéger la science contre cette menace qui pèse sur ses esprits et ce reproche qui lui est fait, si nous ne reconnaissons pas la menace et le reproche, et si nous n’aidons pas nos semblables, par tous les moyens appropriés, à supprimer leur cause ; et leur cause, c’est la guerre.
Si je reviens avec autant d’insistance sur l’ampleur du péril, non seulement pour la science mais pour notre civilisation, c’est parce que j’y vois notre seul grand espoir, comme un argument supplémentaire contre la guerre. Comme les arguments qui ont toujours existé et de plus en plus, qui se sont développés avec la croissance progressive de la technologie moderne, ce n’est pas le seul.
Cette question, qui nécessite un examen international, comme toutes les autres questions qui le requièrent, n’est pas la seule. Mais en tant que vaste menace, nouvelle, pour tous les peuples de la terre, c’est une nouveauté, c’est une nouveauté terrifiante — sa nature étrangement prométhéenne — et elle est devenue aux yeux de beaucoup d’entre nous une opportunité unique.
Il s’est avéré très difficile d’apporter ces changements dans les relations entre les nations et les peuples. Ces changements concomitants et mutuellement dépendants de la loi, de l’esprit, des coutumes et de la conception sont tous essentiels. Aucun d’entre eux n’est absolument antérieur aux autres pour mettre fin à la guerre. Cela n’a pas seulement été difficile mais s’est avéré impossible. Ce sera difficile dans les jours à venir, difficile et jalonné de découragements et de frustrations, et ce sera très lent, mais ce ne sera pas impossible.
Si nous reconnaissons, comme je pense que nous devrions, qu’il s’agit pour nous, à notre époque, du problème fondamental de la société humaine, ce ne sera pas impossible. Il s’agit là d’engagements très importants, dont je ne voudrais pas minimiser la profondeur car ils impliquent que nous chérissions, avant tout, ce pour quoi nous vivrions et mourrions. Notre lien commun avec tous les peuples du monde, notre responsabilité commune pour un monde sans guerre, notre confiance commune que, dans un monde ainsi uni, les choses que nous chérissons — l’apprentissage, la liberté et l’humanité — ne seront pas perdues.
Ces mots peuvent sembler visionnaires, mais ce n’est pas le cas. Éviter la guerre atomique est une chose très pragmatique. C’est une chose pragmatique que de reconnaître la fraternité des peuples du monde. C’est une chose pragmatique que de reconnaître comme une responsabilité commune, totalement éloignée des solutions unilatérales, le péril absolument commun que les armes atomiques représentent pour le monde. Reconnaître que ce n’est que par la communauté de responsabilité qu’il y a un espoir de faire face à ce péril.
Il pourrait être éminemment pragmatique d’essayer de développer ces arrangements et cet esprit de confiance entre les peuples qui sont nécessaires pour le contrôle des armes atomiques. Il pourrait être pragmatique de considérer cela comme un pilote pour tous les autres arrangements internationaux nécessaires sans lesquels il n’y aura pas de paix.
Dans ces paragraphes, comme précédemment, il semble qu’Oppenheimer tente d’esquisser une liaison entre la commodité et l’utilité qu’il y aurait à rechercher une solution commune. C’est pourquoi nous rendons l’anglais « practical » par « pragmatique » qu’il faut entendre ici au sens commun et non comme une référence au pragmatisme philosophique du Metaphysical Club de Boston.
Car il s’agit d’un domaine nouveau, moins entravé que les autres par des intérêts particuliers ou par la vaste inertie de siècles de souveraineté purement nationale. Il s’agit d’un nouveau domaine issu d’une science inspirée par les idéaux les plus élevés de la fraternité internationale. Il semblerait quelque peu visionnaire et plus que dangereux d’espérer que les travaux sur l’énergie atomique et les armes atomiques puissent se poursuivre, comme l’ont fait tant de choses dans le passé. Comme la construction de cuirassés sur une base purement et étroitement nationale, sans confiance fondamentale entre les peuples, sans coopération ni abrogation du fait que, d’une manière ou d’une autre, ces arsenaux atomiques séparés et méfiants contribueraient à la paix dans le monde.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Il me semblerait extrêmement visionnaire, et non pragmatique, d’espérer que des méthodes qui ont si malheureusement échoué à éviter la guerre dans le passé, réussiront face à ce péril bien plus grave. Il serait, à mon avis, très dangereux de considérer, en ces temps bouleversés, une solution radicale comme moins pragmatique qu’une solution conventionnelle. Il serait également très dangereux et très certainement source de découragements tragiques d’espérer qu’une solution radicale puisse évoluer rapidement, ou que son évolution soit exempte des conflits et des incertitudes les plus graves.
Les premiers pas dans la mise en œuvre de l’internationalisation de la responsabilité, de la responsabilité peut-être en premier lieu pour éviter les périls d’une guerre atomique, seront inévitablement très modestes. Il ne m’appartient certainement pas, à moi qui n’ai ni expérience ni connaissance, de parler de ce que pourraient être ces mesures.
Pourtant, c’est bien ce à quoi Oppenheimer s’emploie à partir de l’année suivante au sein du Comité de l’énergie atomique des États-Unis et publiquement comme dans l’article de Foreign Affairs de 1948, traduit en ouverture de cette série d’archives.
Mais il est deux choses que nous devrions peut-être garder à l’esprit et que nous voudrions dire en tant que scientifiques. La première est que, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan technique, le domaine de l’énergie atomique est un domaine très nouveau, qui évolue très rapidement. Il serait bon d’insister sur le caractère provisoire de tout arrangement qui pourrait, dans un avenir proche, sembler approprié.
La seconde est qu’en encourageant et en cultivant les échanges entre les nations, nous verrions non seulement une occasion de renforcer la fraternité entre les scientifiques de différents pays, mais aussi une aide précieuse pour établir la confiance entre les nations en ce qui concerne leurs intérêts et leurs activités dans le domaine de la science, en général, et dans les domaines liés à l’énergie atomique, en particulier.
C’est une forme concrète et constructive, quoique limitée, de ces relations de coopération entre nations qui doivent être le modèle de l’avenir. Je le répète, ces remarques n’ont nullement pour but de définir ou d’épuiser le contenu des accords internationaux qu’il pourrait être possible ou opportun de conclure, ni de les limiter. Elles sont présentées comme des suggestions qui viennent naturellement à l’esprit d’un scientifique désireux d’être utile. Mais elles ne touchent pas du tout aux problèmes fondamentaux de l’art de gouverner dont tout le reste dépend.
Il n’y a pas grand-chose dans ces mots qui puisse être nouveau pour qui que ce soit. Depuis des mois, les scientifiques, ainsi que de nombreuses autres personnes, s’inquiètent, souvent de manière très confuse, de la situation critique dans laquelle se trouve la physique nucléaire et des dangers plus généraux de la guerre atomique.
Il me semble que ces réactions des scientifiques, qui les ont amenés à se réunir, à parler, à témoigner, à écrire et à se quereller sans relâche, et qui sont générales au point d’être universelles, reflètent — à juste titre — une prise de conscience d’une crise sans précédent. C’est une crise parce que non seulement les préférences et les goûts des scientifiques sont en danger, mais aussi la substance de leur foi, la reconnaissance générale de la valeur, de la valeur absolue de la connaissance, de la puissance et du progrès scientifiques.
Quelles que soient les motivations et les convictions individuelles du scientifique, sans cette reconnaissance par ses semblables de la valeur de son travail, à long terme, la science périra. Je ne crois pas qu’il sera possible de transcender la crise actuelle dans un monde où les travaux de la science sont utilisés s’ils sont sciemment utilisés à des fins que les hommes considèrent comme mauvaises.
Dans un tel monde, il ne sera guère utile d’essayer de protéger le scientifique contre des contraintes, des contrôles, un secret imposé qu’il juge à juste titre incompatible avec tout ce qu’il a appris à croire et à chérir. Il me semble donc nécessaire d’explorer quelque peu l’impact de l’avènement des armes atomiques sur nos semblables, et les voies qui pourraient s’ouvrir pour éviter le désastre qu’elles annoncent.
Je pense qu’il n’y a qu’une seule voie pour cela, et que c’est en elle que réside l’espoir de notre avenir à tous.