Le « paradigme perdu »
Redécouvrir le paradigme perdu en avançant sur une nouvelle voie après le néolibéralisme. C’est le projet ambitieux sur lequel nous avons travaillé dans un premier temps 1. Nous proposions de « démocratiser l’économie de marché », d’aller au-delà de la simple « humanisation du néolibéralisme », de dépasser « le dualisme rigide et tragique entre les avant-gardes et l’arrière-garde économique » en proposant une « stratégie nationale de développement ».
Comme on pouvait s’y attendre, la mission est loin d’être accomplie. Il n’y a pas de place pour une évaluation complaisante. La consolidation de la démocratie en Amérique du Sud après le cycle des dictatures militaires, ou l’alternance politique dans le cas du Mexique, n’ont pas ouvert les horizons radieux qu’elles promettaient. Nous l’avions pressenti dès le départ. Les premiers symptômes d’une sorte de « frustration démocratique » commençaient à se faire sentir lorsque nous avons commencé notre projet. Certains pensaient naïvement que, presque automatiquement, voire religieusement, la démocratie et l’alternance conduiraient à la découverte du « paradigme perdu ». Ils oubliaient que le système des inégalités est réfractaire au changement, qu’il s’entête à rester en place et que sa capacité de reproduction est pratiquement infinie.
Pourtant, le temps n’a pas passé en vain. On peut aujourd’hui affirmer que les progrès intellectuels et politiques ont été significatifs. Il est désormais possible de décrire assez précisément les principales caractéristiques du « paradigme perdu ». Les mots clés sont : démocratie, inclusion, participation, droits de l’homme, parité et diversité sexuelle (grâce notamment à l’action du mouvement féministe), droits sociaux, environnement, indépendance nationale. Il y a vingt ou trente ans, la construction de la liste des attributs n’aurait pas été aussi simple. Modestement, notre travail a contribué à ce nouveau consensus, qui est encore en cours d’élaboration. Nous n’avons pas cherché à prendre le ciel d’assaut, mais nous avons apporté notre contribution et nous savons qu’il reste une tâche extraordinairement ardue à accomplir, par définition toujours inachevée.
Ce que beaucoup ont appelé néolibéralisme a perdu son statut de « pensée unique ». Il ne fait aucun doute que des facteurs exogènes tels que la crise du Kosovo, puis l’éclatement de la guerre provoquée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ont généré un nouveau scénario international dans lequel l’option néolibérale est de plus en plus anachronique. Le calcul économique propre au néolibéralisme a perdu sa pertinence. La géopolitique a acquis une nouvelle légitimité. Des notions telles que l’autonomie sanitaire, la souveraineté alimentaire ou énergétique sont redevenues des sujets de discussion. Le néolibéralisme, déjà fortement mis à mal par la crise des excès financiers qui a éclaté en 2008, n’a plus rien ou presque à apporter aujourd’hui. Mais, bien qu’en recul, il n’est pas encore totalement vaincu. Keynes disait à juste titre qu’il était plus difficile de « faire avancer les idées nouvelles » que de « se débarrasser des idées anciennes ».
En ce sens, nous pouvons dire que nous avons déjà parcouru une partie du chemin. Le champ d’action pour faire avancer les nouvelles idées est plus ouvert. Les vieilles idées ont perdu leur attrait et n’intéressent plus que les fanatiques. Le défi consiste à passer de convictions transformatrices à la définition et à la mise en œuvre de politiques qui les traduisent en réalisations tangibles.
Une précision conceptuelle est pourtant nécessaire. Le néolibéralisme ne se confond pas avec l’économie de marché et encore moins avec une politique économique respectueuse de la rigueur budgétaire et des équilibres macroéconomiques, comme l’affirme souvent la pensée vulgaire. Le néolibéralisme représente au contraire une variante extrême de l’économie de marché, qui privilégie unilatéralement le facteur capital comme base du processus productif et soumet l’espace des biens publics à la logique marchande. Le néolibéralisme brouille la frontière nécessaire entre l’économie et la société de marché, et cherche ainsi à diluer les liens sociaux en faisant de l’individu le principal et pratiquement l’unique protagoniste du développement.
Conscients des vicissitudes que connaissent les processus de changement, nous avons insisté sur l’importance décisive de construire de larges alliances sociales et politiques pour les soutenir durablement. En leur absence, les processus de transformation s’étiolent, deviennent non viables ou conduisent à des formes autoritaires qui pervertissent la démocratie, annulent les libertés et ignorent les droits fondamentaux. Plusieurs exemples en témoignent.
Dès le départ, l’expérience chilienne a été très présente dans nos réflexions. D’une part, nous sommes partis du principe que la chute dramatique du gouvernement du président Allende démontrait sans équivoque l’importance de construire des alliances majoritaires capables de soutenir des réformes structurelles profondes sans générer des tensions extrêmes qui, en déstabilisant le système politique et en déstabilisant la macroéconomie, aboutissent à une tragédie. À l’inverse, l’expérience ultérieure de la transition démocratique, basée sur la réunion historique des forces du centre et de la gauche qui s’étaient violemment affrontées par le passé, a conduit à la création d’une alliance entre la gauche et le centre.
En sens inverse, l’expérience ultérieure de la transition démocratique, basée sur la réunion historique des forces du centre et de la gauche qui s’étaient durement affrontées pendant le gouvernement de l’Unidad Popular, a permis au Chili de connaître une longue période de stabilité politique, de croissance économique, de réduction de la pauvreté et de l’inégalité, et de réinsertion internationale. Différents indicateurs montrent qu’il s’agit objectivement de la période la plus fructueuse de l’histoire du pays en tant que nation indépendante.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
La nécessité de construire de larges alliances, de surmonter la succession de gouvernements minoritaires — radicaux dans leurs propositions mais inefficaces dans leurs actions — a imprégné le débat et la pratique des forces progressistes sur l’ensemble du continent. Notre insistance en ce sens a trouvé un écho sous différentes latitudes. Au Mexique, elle a favorisé l’alternance qui a brisé le monopole historique du pouvoir du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), sans que les menaces et les mauvais présages d’une sorte de rupture institutionnelle ne se matérialisent. L’expérience du Frente Amplio en Uruguay, qui rassemble des forces politiques et sociales diverses, va également dans ce sens. Bien qu’il s’agisse d’un petit pays en termes de territoire et de population, son exemple est particulièrement pertinent en raison des succès obtenus en termes de stabilité politique et de cohésion sociale, qui le placent en tête du classement latino-américain en termes de profondeur démocratique et de qualité de vie. La proposition de construire de larges alliances a également eu un écho important en Argentine ; cependant, en se passant du péronisme — force historique profondément enracinée dans les secteurs populaires — en l’affrontant même, les partis impliqués dans cette expérience ne sont pas parvenus à fournir à leur gouvernement le soutien nécessaire, ouvrant la voie à une crise institutionnelle dramatique.
Dans la période récente, la position en faveur de larges alliances est validée par la confluence de forces progressistes qui a permis à Gabriel Boric de remporter le second tour de l’élection présidentielle de 2021. Il en va de même pour l’expérience du Pacte historique en Colombie, qui a permis à une force de gauche menée par Gustavo Petro de l’emporter pour la première fois. Dans le cas du Brésil, il est intéressant de noter comment, surmontant la pratique traditionnelle des gouvernements de coalition, le président Lula a été réélu en 2022 grâce à une alliance du Parti des travailleurs (PT) avec des forces centristes avec lesquelles il avait autrefois eu de vives confrontations.
La recherche de l’inclusion sociale et de la démocratisation du marché par des voies alternatives au néolibéralisme a été le leitmotiv des gouvernements progressistes qui se sont succédé, notamment en Amérique du Sud, à partir de la fin du siècle dernier. À l’époque, ce qu’on a appelé la « marée rose » s’est répandue sur la quasi-totalité du sous-continent sud-américain : l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Chili, l’Équateur, l’Uruguay, le Paraguay et le Venezuela ont chacun cherché à leur manière à retrouver le paradigme perdu. Des pays comme le Honduras, en Amérique centrale, ont partagé le même élan. Lorsqu’il s’agit de dresser le bilan de ce processus, il faut relever certaines atouts importants : le dynamisme économique soutenu principalement par le boom des prix des matières premières, l’élargissement des espaces de participation populaire, la réduction de la pauvreté, le contrôle de l’inflation et même, dans certains cas, l’allègement de la dette extérieure. De même, de grands progrès ont été réalisés en matière d’égalité des sexes, qui se sont traduits par une participation politique accrue des femmes, l’approbation de lois sur l’avortement et la mise en place d’une législation visant à protéger les femmes contre la violence. À plus d’un titre, ce fut une décennie dorée. Ces gouvernements ont eu le grand mérite d’élargir les champs du possible. Ils ont montré qu’il était possible de faire progresser l’inclusion sociale sans sacrifier la croissance. La distribution des bénéfices aux plus vulnérables était en effet possible grâce aux prix élevés des produits de base exportés. En temps utile, les ressources canalisées par les programmes parallèles d’assurance sociale, en particulier dans les domaines de la santé et des retraites, ont été utilisées à cette fin et n’ont pas fini par aller aux mêmes personnes âgées. Les accusations de « populisme » visant à discréditer les politiques de redistribution et d’inclusion sociale pratiquées par ces gouvernements doivent être prises avec prudence. En effet, elles ont permis un meilleur sort à des millions de latino-américains qui sont sortis de la pauvreté, ont eu accès à des soins de santé jusqu’alors inconnus, ont pu envoyer leurs enfants à l’université ou même voyager en avion, un luxe jusqu’alors réservé aux secteurs les plus riches qui s’indignent encore de la perte de ce privilège.
Mais comme le dit le proverbe, « tout ce qui brille n’est pas or ». Un examen impartial ne peut ignorer la part d’ombre que présente, à des degrés divers, le bilan de ces gouvernements. Le passif est également lourd : la construction d’États-providence a continué à être tronquée ; la segmentation entre secteurs formel et informel a persisté ; les réformes institutionnelles visant à créer des forces politiques cohérentes et à surmonter la dépendance à l’égard de dirigeants qui finissent par être pratiquement irremplaçables n’ont pas été introduites ; la spécialisation primaire-exportatrice a été reproduite, aggravant même la dépendance à l’égard d’un très petit nombre de ressources naturelles ; il y a eu des progrès dans la construction de consensus politiques, mais même en termes d’intégration commerciale et productive au niveau régional, il y a eu un mouvement de régression. Et un point particulièrement noir : la condescendance à l’égard de la corruption, naturalisée dans les gouvernements conservateurs, impardonnable pour les forces qui prônent le changement.
La troisième saison
Dans ce cadre très succinctement décrit, nous avons proposé d’ouvrir une troisième saison avec l’objectif d’avancer vers la « construction d’États-providence dans les Amériques ». Cet objectif est certes ambitieux mais pas farfelu. Les progrès réalisés au cours des dernières décennies le rendent difficile mais pas impossible. Le déclin du néolibéralisme a ouvert la porte à de nouvelles directions.
Les États-providence sont le produit le plus raffiné des luttes sociales contemporaines. Ils sont nés dans la vieille Europe et leur principale force motrice était les forces d’inspiration sociale-démocrate soutenues par le christianisme social. Dans le cas de l’Amérique latine, le mérite du péronisme est d’avoir introduit avec force la nécessité d’aller dans cette direction.
Pendant des décennies, la social-démocratie a été considérée par les forces de gauche latino-américaines comme une entéléchie destinée à endormir les luttes populaires pour favoriser le maintien du capitalisme. Il a fallu passer par des débats apparemment sans fin et embrasser la poussière de défaites retentissantes pour mettre de côté le romantisme des révolutions et prendre fait et cause pour des réformes décomplexées. Dans ce contexte, il est plausible d’envisager la possibilité de construire des États-providence toujours en phase avec nos possibilités matérielles de développement. Ce qui apparaissait comme une dérive promue par des forces qui refusaient le changement est devenu progressivement un destin souhaitable, un objectif majeur, voire radical.
Après bien des allers et retours, des avancées et des reculs, des révolutions trahies, des promesses non tenues et des réformes superficielles, la construction d’États-providence est apparue comme la seule réponse solide et plausible. En premier lieu, une réponse aux aspirations des majorités qui avaient accédé à des destins meilleurs, mais qui restaient sous la menace de la vulnérabilité et du retour à la pauvreté. C’est aussi une réponse aux classes moyennes qui, après avoir satisfait leurs besoins les plus élémentaires, aspirent à accéder à des biens publics de meilleure qualité en termes de santé, de logement, d’éducation et de transport, à un bien public qui a longtemps été considéré comme acquis, à savoir la sécurité, ainsi qu’à des questions de traitement et de réformes politiques. Mais les États-providence ne sont pas seulement une réponse aux besoins des pauvres ruraux et urbains ou des nouvelles classes moyennes. Ils intéressent également le monde des affaires, qui a besoin de stabilité et de certitude pour planifier ses investissements et développer ses activités. Pour ce faire, elles doivent assumer, ce qui n’est pas toujours facile, que cette stabilité a un prix : une augmentation des impôts pour étendre les prestations et garantir de nouveaux droits sociaux. Les bouleversements sociaux de grande ampleur tels que ceux survenus en Argentine au début des années 2000, au Brésil au cours de la dernière décennie et, plus récemment, en Équateur, en Colombie et au Chili, montrent que le conservatisme et l’imprévisibilité ont un coût nettement plus élevé. Bien que ce ne soit pas par altruisme mais plutôt par intérêt, au moins une partie des élites latino-américaines se sont ouvertes à la nécessité d’étendre les systèmes de protection sociale. En ce sens, nous considérons l’émergence de secteurs d’activité plus ouverts aux questions sociales comme un signe positif des temps nouveaux.
Cette nouvelle saison de notre programme a introduit dès le départ une extension du champ de débat par l’incorporation des États-Unis, élargissant ainsi la réflexion à l’ensemble des Amériques. Malgré les énormes différences qui séparent les États-Unis de la région, un facteur commun a commencé à émerger : la tentative de recomposition de la fracture sociale que le néolibéralisme et le capitalisme dérégulé ont creusée ici et là. L’élection présidentielle et le triomphe des Démocrates ont permis de passer de la discussion académique à l’arène de la politique et des réalités pratiques. C’est sans doute une heureuse coïncidence que les Amériques aient partagé un chemin commun pour avancer sur les voies ouvertes des décennies plus tôt par la social-démocratie européenne.
Cependant, le chemin a été semé d’embûches. D’abord une pandémie qui semblait sans fin, puis la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine ont introduit des changements profonds qui ont nécessité de modifier les priorités et d’improviser des stratégies pour lutter contre des urgences totalement imprévues. C’est un fait que l’actuelle administration américaine a eu beaucoup de mal à faire avancer un agenda social ambitieux. Il y a eu quelques avancées, comme celles liées à l’Inflation Reduction Act, mais elles sont sans aucun doute insuffisantes. Les raisons en sont multiples et dépassent le cadre de ce texte. En tout état de cause, le défi de l’inclusion et de la cohésion sociale reste entier pour cette Grande Nation, comme les Américains aiment à l’appeler. Le « deuxième New Deal » se fait toujours attendre.
Un choc systémique
L’Amérique latine était en mauvaise posture au moment de la crise. La plupart des économies avaient perdu leur dynamisme, affichant des taux de croissance plus que médiocres, une productivité et des investissements faibles, un taux d’informalité et de chômage élevé, etc. Des fléaux historiques tels que la pauvreté et la misère réapparaissaient. Les institutions fondamentales telles que les congrès nationaux et les partis politiques étaient perçues avec une méfiance croissante, voire avec mépris, par une population qui montrait des signes de frustration face aux attentes générées par le retour à la démocratie et les différentes formes d’alternance : la voie mexicaine depuis la « République du PRI » et la voie sud-américaine avec ceux qu’on appelle les « gouvernements progressistes ».
De leur côté, les gouvernements néo-conservateurs qui ont ensuite pris le pouvoir, promettant un nouveau cycle de prospérité et de stabilité politique, ont rapidement montré des signes de fatigue et d’impuissance. Ils sont tombés les uns après les autres. C’est dans ce contexte qu’est intervenu ce que le PNUD appelle un « choc systémique », produit par l’effet surprise et combiné d’une pandémie qui perdure et d’une guerre qui, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, est d’envergure mondiale.
Comme on le sait, l’Amérique latine est de loin la région qui compte le plus grand nombre de décès par rapport à sa population. Avec seulement 8,6 % de la population mondiale, elle représente 30 % du nombre total de décès. Ce n’est pas une coïncidence si six des sept pays à revenu intermédiaire ayant les taux de mortalité les plus élevés au monde sont latino-américains. Dans le même temps, nous sommes la région qui a connu la récession la plus grave en 2020, deux fois plus forte que la moyenne mondiale, plongeant près de 50 millions de Latino-américains supplémentaires dans la pauvreté. La pandémie met à rude épreuve des systèmes de santé souvent débordés, bouleverse les systèmes éducatifs, entraîne une énorme destruction du capital humain, provoque de graves perturbations sur les marchés du travail, détériore les positions budgétaires et accroît la méfiance des citoyens à l’égard des gouvernements et des institutions.
Toujours au cœur de la crise sanitaire, l’invasion russe de l’Ukraine fait des ravages avec la flambée des prix des denrées alimentaires et des carburants, créant une pénurie sans précédent de produits de base tels que le blé et divers types d’engrais. À cela s’ajoutent les menaces climatiques telles que les sécheresses et les inondations, ainsi que les risques de disparition auxquels sont confrontées les nations insulaires en raison de l’élévation du niveau des mers. Bref, un véritable choc systémique qui aggrave les faiblesses structurelles de la région et dont la pérennité est impossible à déterminer pour l’instant.
Pour une approche globale
Les crises ouvrent des opportunités. Cette affirmation est vraie, quel que soit le nombre de fois qu’on la répète. La question est de savoir comment sortir de la tradition latino-américaine profondément ancrée qui consiste à gâcher les opportunités les unes après les autres. Cette fois-ci, le coût de l’échec est particulièrement élevé. Les menaces sont trop sérieuses et les conséquences remettent en question la gouvernance démocratique. La récurrence des explosions sociales dans des pays comme l’Argentine au début des années 2000, puis le Brésil, et plus récemment l’Équateur, la Colombie et le Chili, ce dernier étant considéré comme l’expérience néolibérale la plus réussie, a surpris par sa radicalité. Dans ce contexte, la menace des populismes autoritaires est plus que présente. Dans le même temps, la crainte des élites face aux explosions sociales, passées et présentes, peut devenir une incitation à les convaincre d’accepter des changements de politique publique visant à construire des États-providence de classe mondiale.
Nos réflexions sont parties du principe que des mesures isolées ne suffisent pas pour faire face à cette situation, mais qu’une approche globale est nécessaire pour surmonter ce choc et poser les bases d’une reprise durable. Une dimension centrale de cette nouvelle approche est la transition depuis l’angle néolibéral vers un système de protection universelle. Un postulat classique — le rôle irremplaçable de l’État — est de nouveau au cœur des préoccupations.
L’un des enseignements majeurs de cette crise est la forte revalorisation du secteur public et de l’État en tant qu’acteur central dans les domaines de la santé, de l’éducation, du logement, de la protection du travail, de la prise en charge des enfants, des adolescents et des personnes âgées. Les conditions intellectuelles et politiques ont ainsi été créées pour dépasser la notion néolibérale d’un État qui ne fait que gérer les opportunités, au profit de l’idée d’un État qui garantit les droits. Cette proposition peut sembler radicale, voire révolutionnaire pour certains dans le contexte latino-américain. On oublie cependant qu’historiquement, l’État-providence est une création des forces conservatrices menées par Otto von Bismarck, le chancelier allemand, qui, dans les années 1880, a mis en œuvre pour la première fois un système d’assurance sociale pour protéger la santé des travailleurs, soigner les malades et payer les retraites.
L’État-providence est une réalité répandue dans une grande partie de l’Europe et trouve son expression la plus complète dans les pays nordiques. Les partis politiques et les coalitions au pouvoir peuvent changer, mais la protection sociale reste largement inchangée parce qu’elle fait partie du consensus national. L’Amérique latine en est loin. En général, lorsqu’ils existent, les systèmes de protection sociale sont incomplets et précaires, ce qui les empêche s’intégrer à un consensus national incontesté comme celui qui existe autour du National Health Service (NHS) en Angleterre, de la Sécurité sociale en France ou de l’Agence nationale de sécurité (Försäkringskassan) en Suède. Seuls des groupes minoritaires de travailleurs dans de grandes entreprises publiques et parfois aussi privées peuvent bénéficier de conditions similaires à celles de leurs homologues européens. L’Uruguay est le seul pays qui se distingue par l’étendue et la profondeur de ses acquis sociaux. Mais, reconnaissons-le, il s’agit plutôt de l’exception sud-américaine qui confirme la règle. Dans la plupart des pays, surtout en Amérique centrale — à l’exception du Costa Rica —, c’est l’absence de protection sociale qui prédomine, étroitement associée à une informalité qui dépasse souvent la moitié de la population active. C’est précisément pour cette raison que des systèmes privés ont été développés pour répondre aux besoins des secteurs les plus aisés dans des conditions acceptables, tandis que les plus riches ont opté directement pour les meilleures cliniques des pays développés. Il en va de même pour les systèmes de retraites. Les secteurs les plus aisés assurent leur vieillesse par des systèmes d’assurance privés et les très riches n’ont même pas besoin de se pencher sur le problème. Tout cela explique le manque d’intérêt des élites latino-américaines pour la protection sociale universelle.
La mise en place de systèmes de protection sociale efficaces est une tâche complexe qui nécessite une définition rigoureuse de quatre aspects fondamentaux : i) les composantes autour desquelles elle sera construite ; ii) l’étendue de sa couverture ; iii) la séquence du processus ; et iv) les stratégies qui doivent être mises en place.
Vers une protection sociale universelle
Nos discussions ont été organisées autour d’une idée centrale bien synthétisée dans le dernier rapport régional du PNUD sur le développement humain : « La nécessité de générer une nouvelle architecture de protection sociale basée sur le principe d’universalité à l’égard de la population concernée qui inclut, au minimum : les soins de santé, les retraites, les protections contre les risques d’invalidité, de décès et de perte d’emploi. »
Un système de protection sociale ainsi conçu représente une contribution fondamentale à la réduction des inégalités de revenus et de la pauvreté, tout en créant des conditions plus favorables à une croissance socialement inclusive. Contrairement à certaines théories néolibérales, nous soutenons que les sociétés présentant des niveaux élevés de cohésion sociale sont des environnements beaucoup plus favorables à une croissance soutenue.
La protection sociale est un élément fondamental de la politique sociale, mais elle ne l’épuise pas. Cette dernière est plus large et comprend des politiques visant à développer le capital humain des familles dans des domaines tels que l’éducation et le développement de la petite enfance, ainsi que des politiques visant à élargir l’accès à des facteurs de satisfaction clés tels que l’accès au logement ou à l’eau potable. C’est la différence entre ce que l’on a appelé les politiques redistributives et les politiques pré-distributives, et elle doit être prise en compte par toute politique sociale.
Il est évident que la politique sociale interagit avec d’autres politiques publiques telles que la sécurité publique, la politique anti-monopole, la politique fiscale et l’administration de la justice. Le résultat de cette imbrication complexe est ce que l’on appelle souvent le « contrat social ». En Amérique latine aujourd’hui, la sécurité est un bien public pré-distributif particulièrement souhaité par la société dans la plupart des pays, même dans ceux où la criminalité est traditionnellement faible. Il sera difficile de construire un État-providence sans garantir des niveaux minimaux de sécurité aux citoyens, surtout si l’on tient compte du fait que la violence et l’insécurité touchent principalement les secteurs les plus pauvres de la société.
Un nouveau système de protection sociale doit répondre simultanément à quatre conditions : l’efficacité, l’équité, la viabilité budgétaire et la stimulation de la croissance. L’absence de l’une de ces conditions remet en question la viabilité de tout le système.
Un pas supplémentaire vers l’universalité consiste à rendre la protection sociale autonome par rapport à l’emploi. Au XIXème siècle, la proposition de Bismarck d’assurer la couverture sociale des travailleurs formels constituait une avancée considérable. Dans de nombreux pays de la région, ceux-ci ne constituent même pas la majorité ; dans beaucoup d’entre eux, c’est l’emploi informel qui est majoritaire. Des réalités très diverses coexistent dans ces pays, bien qu’en général nous trouvions une minorité de travailleurs couverts par le régime bismarckien et une majorité qui sont en dehors et ne sont pas couverts par la sécurité sociale contributive. L’universalité que nous posons consiste à assurer un socle minimum de protection sociale indépendamment de l’insertion sur le marché du travail.
Dans le cas de l’Amérique latine, il ne faut pas confondre informalité et illégalité, ni informalité et pauvreté. Il est possible d’être informel sans enfreindre les règles de cotisation à la sécurité sociale, comme c’est le cas, par exemple, au Mexique, au Honduras ou en République dominicaine, mais pas en Argentine. D’autre part, les frontières entre formalité et informalité sont parfois poreuses. Tout au long de sa vie professionnelle, un travailleur latino-américain peut alterner des périodes de travail formel et informel. Il peut également être pauvre dans le cadre d’un emploi formel et non pauvre dans le cadre d’un emploi informel. Ou, pour dire les choses plus directement, il y a ceux qui gagnent plus en étant informels et qui n’ont donc aucune raison de trouver un emploi formel. De même, comme dans les pays développés, la plupart des personnes riches sont des entrepreneurs, mais avec une grande différence : la grande majorité des entrepreneurs latino-américains ne sont pas riches.
Un argument décisif en faveur de l’universalité résulte de la constatation, vérifiable empiriquement, que la formalité et l’informalité sont des caractéristiques transitoires et qu’environ la moitié des travailleurs latino-américains sont informels. L’une des principales faiblesses des systèmes de protection sociale précaires d’Amérique latine réside dans le fait que la même personne, avec le même niveau d’éducation, les mêmes compétences professionnelles et la même volonté de travailler, fait l’objet d’une protection sociale asymétrique. Dans certains cas, les personnes ont accès à des protections bismarckiennes telles que l’accès à la santé, la garde d’enfants, le salaire minimum et la protection contre le licenciement, mais dans d’autres, elles sont littéralement laissées pour compte.
Le fossé entre le formel et l’informel en matière de protection sociale est particulièrement marqué pour les femmes. Une femme qui tombe enceinte alors qu’elle est dans le système formel pourra accoucher avec des soins raisonnables et recevoir une allocation de maternité. En revanche, une femme dans le système informel n’a aucune garantie d’accoucher dans de bonnes conditions et ne recevra aucune allocation de maternité.
De même, l’alternance entre périodes formelles et informelles joue sur les retraites. Si, suivant ce qui pourrait être une sorte de règle générale, un travailleur passe la moitié de sa vie professionnelle dans le formel et l’autre moitié dans l’informel, il est clair qu’il ne pourra pas financer une retraite décente. Les transitions entre formalité et informalité rendent les systèmes de retraite, mais aussi les systèmes de santé, terriblement inéquitables, puisque dans de nombreux pays, l’accès aux soins est associé à l’octroi d’une retraite. Il s’agit d’un cercle vicieux qui représente l’un des visages les plus tragiques de la pauvreté et de l’inégalité en Amérique latine : le nombre croissant de personnes âgées pauvres. Pour garantir des retraites décentes, il est essentiel que les personnes cotisent entre 80 et 90 % de leur temps de travail, soit plus du double de la moyenne actuelle — qui est de 40 %.
En attendant, la garantie d’un socle de protection sociale universelle représente une avancée majeure sur un continent où la couverture est irrégulière et où, contrairement aux pays développés, les systèmes de protection sociale ne fonctionnent pas comme des instruments de redistribution.
Il est urgent de modifier en profondeur nos systèmes de sécurité sociale selon un principe de base : toutes les personnes exposées au même risque doivent être couvertes par le même programme. C’est la base de la cohésion sociale. Comme cela a été affirmé avec force lors de nos discussions : « L’égalité de traitement des personnes tout au long de leur vie est le principe central de l’universalité, c’est un principe d’inclusion, c’est un principe de citoyenneté. »
En ce sens, il est essentiel de disposer d’une pension citoyenne universelle, fournie indépendamment des trajectoires professionnelles qui, dans le cas de l’Amérique latine, sont très éloignées de l’archétype classique de la personne qui entre sur le marché du travail à l’âge de 20 ans et prend sa retraite à 65 ans avec une grande continuité et, par conséquent, sans interruption de retraite. Au contraire, la réalité de la région est caractérisée par l’intermittence, la discontinuité et l’existence de millions de femmes qui travaillent comme femmes au foyer sans compensation monétaire ni sécurité sociale.
Un autre risque auquel il faut faire face est celui de l’invalidité ou du décès. Actuellement, seule l’appartenance à des systèmes formels garantit cette prestation. Nous proposons l’universalisation des pensions d’invalidité et de survie, que la personne travaille dans une entreprise, qu’elle soit indépendante, qu’elle travaille dans une entreprise familiale ou qu’elle effectue des travaux domestiques à domicile. Ces pensions ne doivent pas être redistributives, elles peuvent être proportionnelles aux revenus des personnes qui en bénéficient, mais elles remplissent l’objectif de protection contre les risques d’invalidité ou de décès prématuré.
La question des retraites est particulièrement cruciale. Il y a certes un débat important entre ceux qui défendent les systèmes par répartition et ceux qui prônent les systèmes à cotisations définies. Mais il s’agit d’une discussion de second ordre car, en réalité, ni les uns ni les autres ne parviennent à assurer des pensions décentes à la majorité de leurs affiliés. Une proposition à explorer consiste à intégrer la pension des citoyens à la pension de retraite. Il s’agit d’une réforme viable qui, selon les estimations, améliorerait considérablement les taux de remplacement de la plupart des pensions.
En outre, il est essentiel de créer une assurance chômage là où elle n’existe pas, ou de la renforcer dans les pays qui ont progressé dans cette direction. Le problème majeur de la région est que plus de 90 % des entreprises comptent cinq travailleurs ou moins et que leur existence est précaire, ce qui rend inopérant le concept classique d’assurance chômage.
Des progrès sont également nécessaires dans la mise en place d’un service de garde d’enfants, indispensable pour augmenter le taux de participation au marché du travail, qui ne dépasse pas 60 % en moyenne dans la région, alors qu’il est de 80 % ou plus dans la plupart des pays de l’OCDE. Dans une large mesure, ces pays sont plus riches parce qu’ils travaillent plus et la différence réside principalement dans un taux d’activité des femmes nettement inférieur en Amérique latine, alors même que les femmes ont un niveau moyen d’éducation supérieur à celui des hommes. C’est précisément la précarité ou l’absence de services d’aide à l’enfance, en plus des facteurs culturels inhérents au patriarcat, qui expliquent cette situation. L’universalité devrait être la norme dans la mise en œuvre d’un programme d’accueil pour les enfants âgés d’au moins six mois et — au moment d’entrer à l’école — de quatre ans. Un effort significatif dans ce domaine facilite grandement la participation des femmes au marché du travail avec un autre effet tout aussi important : favoriser le développement de la petite enfance qui, comme on le sait, est déterminante pour le développement ultérieur des personnes. Le programme de services doit garantir un socle de qualité, en évitant une tendance très récurrente à une forte segmentation en fonction des différentes couches de la population.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
La protection sociale que nous proposons doit être comprise comme un droit social associé à la citoyenneté et en aucun cas comme une aumône, un acte charitable ou le résultat d’une pratique clientéliste. Il s’agit de droits sociaux universels dont la concrétisation dépendra naturellement du degré de développement du pays et de ses ressources budgétaires. Contrairement à une tradition latino-américaine, qui veut que la rhétorique soit florissante mais les résultats très limités, l’exercice pratique de ces droits devrait faire l’objet d’une évaluation périodique de leur niveau de réalisation et des possibilités matérielles d’étendre la couverture juridiquement applicable. Un bon exemple de la mise en œuvre d’un tel programme est l’AUGE, créé dans le cadre de la réforme de la santé promue sous l’administration de Ricardo Lagos (2000-2006) au Chili, qui combinait l’accès universel avec des garanties explicites. Une cinquantaine de pathologies étaient associées à des garanties explicites en termes de qualité et de rapidité des soins pour qu’elles ne deviennent pas une catastrophe pour les familles qui étaient affectées. Vingt ans plus tard, ce sont une centaine de maladies qui sont ainsi couvertes.
Le programme « Bolsa Familia » au Brésil, qui est une allocation de 40 à 80 dollars par mois dont 50 millions de personnes bénéficient, constitue un autre bon exemple de politique publique progressiste. Il en va de même pour l’allocation universelle pour enfant introduite en Argentine et le système national de soins actuellement en place en Uruguay.
L’une des nouveautés de « Bolsa Familia » a été l’introduction de contreparties pour les femmes et les femmes seules afin d’obtenir l’allocation. Ces contreparties vont des vaccinations obligatoires pour les enfants à leur présence à l’école en passant par les examens de santé pour les femmes enceintes. Leur contribution à la lutte contre la faim et l’analphabétisme est indéniable et a permis de progresser dans l’émancipation et la dignité des femmes au niveau local. Le démantèlement de la base de données des bénéficiaires de ce programme social par le gouvernement Bolsonaro, ainsi que la fin de nombreuses contreparties précédemment exigées, soulignent la nécessité d’établir des règles claires pour préserver sa transparence et éviter sa manipulation.
La proposition d’un revenu de base universel permanent, très présente dans le débat européen, a également émergé dans nos débats. Nous avons cependant constaté que, bien qu’il s’agisse d’une question pertinente pour l’avenir, les conditions financières, culturelles et institutionnelles de base ne sont pas actuellement réunies pour aller dans cette direction au-delà des programmes transitoires qui furent mis en œuvre dans certains pays au plus fort de la pandémie. Dans l’immédiat, une question qui devrait faire l’objet d’une première définition est celle de savoir si elle est complémentaire ou substituable à la protection sociale existante. En tout état de cause, nous rejetons l’idée de dire : « Voici un revenu universel pour tous, ce sera votre assurance maladie, votre système de retraite, votre garde d’enfants et votre assurance chômage ». A l’inverse, nous approuvons le souci d’établir des planchers de protection qui garantissent les droits fondamentaux sans décourager les gens de travailler. Une mise au point est indispensable dans ce domaine afin d’éviter que la protection sociale ne soit dénaturée par des abus.
La garantie d’un salaire minimum fait également partie d’un système global de protection sociale. Les expériences en Amérique latine varient considérablement d’un pays à l’autre. En général, la fixation d’un salaire minimum légal sert de plancher et facilite les négociations syndicales, qui ne sont pas toujours faciles. Il est toutefois prouvé qu’il peut avoir des effets secondaires négatifs en favorisant l’augmentation de l’informalité. Des réglementations appropriées peuvent modérer cet effet négatif.
Une innovation importante a été la proposition d’ajouter un pilier supplémentaire — le care, autrement dit les « soins » — à la structure classique des États-providence, organisée autour des systèmes de sécurité sociale, d’éducation et de santé. Le système de soins ne concerne pas seulement les enfants, mais aussi les besoins qui apparaissent tout au long de la vie en raison de la maladie et de la vieillesse. Il s’agit doute d’un travail fondamental effectué essentiellement par les femmes, non rémunéré et socialement peu reconnu. Dans la mesure où ce sont les femmes des couches inférieures qui doivent consacrer le plus de temps aux différents types de soins, cela génère un cercle vicieux de pauvreté, de précarité et d’inégalité.
Des données récentes produites par la CEPALC montrent que le travail non rémunéré associé aux différents types de soins peut varier entre 16 et 25 % du PIB selon les pays, les femmes y contribuant à hauteur de 75 % environ. Les soins devraient faire l’objet de politiques de formalisation progressives, permettant une rémunération proportionnelle à l’importance du service rendu. Il faut veiller à ce que la rémunération du travail domestique mette fin à la condamnation perpétuelle des femmes au statut de femme au foyer, en intégrant la notion de travail domestique comme un travail qui peut être effectué par n’importe qui.
La question des soins n’en est qu’à ses débuts, mais elle peut progresser rapidement en fonction de la force avec laquelle les mouvements féministes s’en emparent. Une condition essentielle pour faire avancer ce processus est d’« affiner les quantifications liées à l’économie des soins, car ce qui n’est pas mesuré n’existe pas ».
La conception des systèmes de protection sociale doit prendre en compte de nouvelles réalités pour lesquelles il existe encore peu de réponses. C’est le cas, par exemple, des travailleurs des plateformes qui exercent leurs activités dans des conditions extrêmement précaires, sans contrat de travail pour réglementer des questions aussi fondamentales que le temps de travail, mais qui se présentent idéologiquement comme une forme de travail émancipé, « sans patron ». Plus généralement, les transformations technologiques en cours — notamment la numérisation, la robotisation et l’intelligence artificielle —, soulèvent d’énormes questions sur l’avenir du travail. Par exemple, la frontière entre le travail salarié et le travail non salarié devient de plus en plus floue à mesure que les contrats de travail et les horaires de travail rigides et préétablis perdent de leur pertinence.
Une autre de nos préoccupations majeures concerne la justice climatique qui doit prévaloir dans les politiques requises par l’urgence du réchauffement climatique. Tout en ayant une responsabilité mineure dans la création de la crise, l’Amérique latine est une région qui souffre très directement de ses effets à travers des combinaisons récurrentes d’inondations et de sécheresses. L’accord régional sur l’accès à l’information, la participation du public et l’accès à la justice en matière d’environnement en Amérique latine et dans les Caraïbes, connu sous le nom d’accord d’Escazú et promu par la CEPALC, est un premier pas qui devrait être suivi d’initiatives régionales contribuant efficacement à la maîtrise du réchauffement climatique. La gestion rationnelle de l’écosystème amazonien apparaît ici comme une question essentielle.
Bien que nous nous soyons concentrés sur les piliers fondamentaux de la protection sociale, nous n’avons pas négligé l’importance cruciale de réformes majeures des systèmes éducatifs, dont la plupart sont de faible qualité et inadaptés aux besoins d’une évolution technologique accélérée. Il est désormais incontestable qu’une éducation de qualité pour tous est le principal levier pour construire des sociétés plus égalitaires.
De même, il faut partir du principe que le droit à la sécurité personnelle doit s’inscrire dans une approche globale. L’insécurité a un coût individuel et un coût social très élevé. Dans le cas de l’Amérique latine, la perte de vies humaines due à l’épidémie d’homicides a un coût productif élevé tout en affectant les économies familiales et de vastes secteurs de l’emploi. La violence, qui entraîne des déplacements internes forcés, l’abandon des campagnes, la migration vers les villes, la marginalisation urbaine et l’insécurité, affecte de manière disproportionnée les femmes et les minorités. C’est un fléau qui affecte nos sociétés de manière dramatique.
Enfin, il y a d’autres domaines qui nécessitent également une adaptation des politiques publiques. Dans nos discussions, la protection sociale des migrants et la gestion des catastrophes naturelles graves, en particulier celles causées par le changement climatique, ont été mises en évidence.
En ce qui concerne la mise en œuvre de nouveaux systèmes de protection sociale, il convient de rappeler que nous avons toujours été critiques à l’égard de l’idée, en vogue jusqu’à il y a quelques années, de recourir massivement à des solutions privées pour résoudre les problèmes publics. Nous défendons donc le rôle incontournable de l’État en tant que promoteur et garant de la pleine mise en œuvre des droits sociaux. Cependant, nous comprenons que la sphère publique ne se limite pas à l’État et qu’en matière de protection sociale, il soit particulièrement nécessaire de compléter son action par la contribution créative d’un grand nombre de structures locales issues de la société civile ou des entreprises elles-mêmes.
Enfin, comme tout ne peut pas être fait en même temps, il est essentiel d’établir une séquence logique dans la construction des États-providence, en tenant compte naturellement des particularités nationales. Il y a de bonnes raisons de donner la priorité au système d’assurance maladie. Les services de garde d’enfants viennent ensuite dans l’ordre des priorités en raison des énormes bénéfices qu’ils sont susceptibles de générer en termes de participation des femmes au marché du travail et de développement cognitif des enfants.
Les possibilités de financement
Il est illusoire de penser construire des États-providence forts avec des charges fiscales inférieures à 30 points de PIB. C’est une conviction qui nous accompagne depuis le début de nos réflexions dans la seconde moitié des années 1990. À quelques exceptions près liées au fédéralisme, la moyenne régionale se situe bien en deçà de ces niveaux. Les structures fiscales présentent de fortes inégalités horizontales et verticales et génèrent des revenus bien inférieurs à ceux nécessaires pour répondre aux demandes sociales. La moyenne de la région est de 23 % du PIB, contre 34 % dans l’OCDE. Il reste un long chemin à parcourir en termes de réformes et de pactes fiscaux.
Les réformes fiscales ne peuvent être considérées isolément. Au contraire, elles sont un instrument qui doit être mis au service du financement adéquat de la protection sociale. La résistance aux réformes fiscales se fonde, non sans raison, sur le gaspillage des ressources publiques que représentent souvent les programmes à coût élevé et à faible rendement social. Garantir une utilisation transparente et équitable axée sur les besoins des groupes les plus pauvres est essentiel pour générer le soutien social et politique dont les réformes fiscales ont besoin pour réussir. Le soutien et la légitimité des réformes fiscales dépendent essentiellement de leur articulation avec une offre à la société d’un système de protection sociale universelle dans le cadre d’un nouveau contrat social et d’un État profondément renouvelé qui en garantit la réalisation. Le principe de la labellisation, malgré ses contradictions et ses inconvénients, doit être considéré comme un instrument permettant de réduire la méfiance de larges secteurs de la population à l’égard de toute augmentation d’impôt.
Les études disponibles montrent que dans tous les pays de la région, il existe une marge de manœuvre importante pour augmenter les impôts sur le revenu des personnes physiques, les dividendes des actions cotées en bourse, les ressources naturelles, les fortunes des super-riches et, dans certains cas, comme au Mexique, sur la consommation. Il est également possible, essentiellement pour des raisons politiques, d’augmenter les taxes vertes.
La redistribution devrait se faire des plus riches vers les plus pauvres et pas nécessairement du capital vers le travail. En Amérique latine, où les micro-entreprises prédominent, la plupart des « entrepreneurs » ne sont pas riches et peuvent même faire partie des classes moyennes vulnérables.
Les experts qui ont participé à nos débats nous ont invités à réfléchir à la question fiscale sous un nouvel angle, en affirmant qu’« un agenda fiscal progressif doit être mondial ». Les raisons en sont multiples : fraude, évasion, transfert de bénéfices, manœuvres des sociétés transnationales pour cacher ou déguiser leurs profits en s’installant dans d’autres juridictions, souvent des paradis fiscaux.
Une conclusion fondamentale de cette approche est que la course au moins-disant fiscal entre les pays n’est pas appropriée, car la concurrence fiscale n’entraîne pas nécessairement une augmentation des investissements. Les décisions d’investissement sont motivées par un ensemble beaucoup plus large de facteurs tels que les estimations de la demande, la qualité des institutions, la disponibilité des infrastructures ou du capital humain, et la géographie elle-même. Il serait donc souhaitable de promouvoir l’adoption d’accords d’harmonisation fiscale entre les pays qui pourraient, sinon éviter, du moins modérer la concurrence fiscale qui finit par être préjudiciable à tous. L’accord international promu par l’OCDE sur un impôt minimum sur les sociétés dans tous les pays va dans ce sens.
Il a également été démontré qu’en Amérique latine le taux effectif moyen de l’impôt sur le revenu du décile le plus riche est négligeable par rapport à celui des pays de l’Union européenne. Alors que dans l’Union, le taux effectif moyen (et non le taux légal) est de 20 %, il ne dépasse pas 5 % en Amérique latine. Cela explique le caractère marginal des variations du coefficient de Gini après impôt dans la région, qui n’est que de 2 points contre 10 dans l’Union. En d’autres termes, la structure fiscale qui prévaut en Amérique latine est si inéquitable qu’elle ne génère pratiquement aucune correction redistributive.
Un chiffre particulièrement significatif est celui de la non-conformité fiscale qui, en 2018 — année des dernières données disponibles —, s’élevait à 325 milliards de dollars, soit 6,3 % du PIB de la région. Sur ce total, on estime que 194 milliards correspondent à l’impôt sur le revenu et 131 milliards à l’évasion de la taxe sur la valeur ajoutée. C’est là que se trouvent les plus grandes possibilités d’augmenter la collecte des recettes à court terme. Deuxièmement, il y a ce que l’on appelle les dépenses fiscales, constituées par la prolifération des exemptions qui se sont accumulées au fil des années et qui représentent 3,7 % du PIB. Une grande partie de ces exonérations ont perdu leur justification, si tant est qu’elles en aient jamais eu une. Leur élimination est toujours complexe, car elles sont soutenues par des groupes d’intérêt qui disposent d’un grand pouvoir de lobbying pour les maintenir. Cependant, l’élimination de certaines d’entre elles, même si elles n’entraînent pas une augmentation considérable des recettes de l’État, peut constituer un argument politique et symbolique puissant en faveur de l’égalité. Il en va de même pour les impôts à fort impact symbolique, mais qui ne génèrent pas nécessairement de recettes, tels que les droits de succession. Ils véhiculent un message de solidarité et de justice au-delà de leur effet direct sur les recettes.
Dans l’immédiat, il est possible d’imaginer des contributions « de solidarité » pour des périodes transitoires, par exemple pour taxer les bénéfices excédentaires réalisés par un certain nombre d’entreprises du fait des restrictions imposées par les autorités pendant la pandémie. C’est le cas des entreprises des secteurs de l’énergie, de la pharmacie, du divertissement, de l’informatique et de l’électronique. Dans ce contexte, il convient de suivre de près le sort réservé à la récente proposition du président de la Commission européenne visant à taxer les bénéfices excédentaires des entreprises du secteur de l’énergie (pétrole et gaz) résultant de la guerre entre la Russie et l’Ukraine. On estime que cela pourrait rapporter environ 1,40 milliard d’euros.
Enfin, tout en affirmant avec force la nécessité de réformes fiscales profondes, nous réitérons notre conviction que, sans croissance économique soutenue, il n’y a pas de possibilité de réponse efficace aux drames sociaux de nos pays. Nous savons par expérience que la croissance seule ne suffit pas, mais qu’en son absence, les écarts sociaux se creusent et deviennent de plus en plus insupportables.
Les conditions nécessaires
La construction d’un État-providence requiert un ensemble de conditions très exigeantes. Les conditions budgétaires associées aux réformes fiscales sont sans aucun doute essentielles. Mais leur réalisation dépend également des politiques déployées dans trois domaines : le système politique, le modèle de développement et le scénario international.
Conditions politiques internes : une gouvernance transformatrice
Le point de départ est assurément problématique. Il y a un fossé entre l’ampleur des défis internes et internationaux et la fragilité des systèmes politiques latino-américains. Leur incapacité à résoudre les demandes sociales et à générer un minimum de certitudes a ouvert la voie à une nouvelle menace : les populismes autoritaires qui utilisent la démocratie pour la dénaturer de l’intérieur, en soumettant le système judiciaire, en militarisant la politique et en réduisant la liberté d’expression. Il s’agit, pour le moins, d’un « illibéralisme à la latino-américaine », très différent des coups d’État militaires classiques qui nous ont affligés de manière récurrente tout au long de notre histoire. La démocratie latino-américaine est redevable aux sociétés qui l’ont construite, en particulier en termes d’organisation du travail.
Pour renforcer les démocraties, il est nécessaire, comme l’a répété le PNUD, de reconstruire l’arène dans laquelle sont débattues les grandes politiques publiques. Dans ces débats, il est essentiel de garder à l’esprit au moins trois sophismes qui provoquent de graves distorsions. En effet, il ne faut pas confondre information et connaissance, popularité et légitimité, ni attribuer à une identité numérique donnée une représentation politique légitime.
D’autre part, l’expérience européenne en matière de construction d’États-providence est une référence importante, mais ce n’est pas une recette que l’on peut appliquer mécaniquement. L’État-providence classique est le résultat de l’action de sujets politiques tels que les classes populaires et les grands syndicats, qui n’ont pas la même présence dans les sociétés latino-américaines. Par conséquent, il est nécessaire de penser l’État-providence différemment, avec des connotations, des structures et des méthodologies spécifiques. À ce niveau, l’identification de nouveaux acteurs sociaux et politiques capables d’assumer la tâche de le construire conformément aux conditions objectives présentes dans les diverses réalités nationales est une question centrale.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
La construction d’États-providence nécessite une gouvernance transformatrice qui fixe des objectifs réalistes et vérifiables, permettant la mise en œuvre de stratégies cohérentes et garantissant les ressources budgétaires indispensables. Notre conviction profonde est que cela nécessite des systèmes politiques stables, avec des majorités cohérentes et des alternances apaisées. Le développement économique et le progrès social sont des tâches à moyen et long terme qui requièrent des efforts constants dans la poursuite d’objectifs nationaux qui transcendent les gouvernements en place. Un contrat social inclusif, fondé sur un système de règles constitutionnelles largement acceptées par les citoyens, doit être mis en place.
L’évolution politique de ces dernières années a vu l’arrivée de gouvernements déclarant explicitement leur volonté d’évoluer vers des niveaux de protection sociale plus élevés. Leur succès dépendra directement de leur capacité à introduire des réformes politiques qui renforcent la gouvernance et des réformes institutionnelles qui permettent la modernisation des appareils d’État. Dans le premier cas, il s’agit de réformes qui, comme nous le soutenons depuis le début, permettent de dépasser les régimes hyper-présidentiels qui finissent par encourager le caudillisme, et facilitent la formation de partis forts et de larges coalitions. La question de savoir si la coïncidence de régimes présidentiels et de congrès élus à la représentation proportionnelle conduit à la paralysie ou à l’instabilité est toujours d’actualité.
Pour sa part, le programme de modernisation de l’État est extraordinairement vaste et il comprend en priorité des mécanismes qui favorisent la transparence, la probité, une plus grande efficacité dans la fourniture de services publics, la responsabilité et la décentralisation.. Il est également nécessaire de reconnaître le profond malaise qui existe dans les sociétés latino-américaines à l’égard des élites politiques et économiques, affectant la relation entre les citoyens et l’État. Pour assurer une meilleure connexion entre les citoyens et les services publics, il est nécessaire de mettre fin à la culture de l’abus et du privilège et d’incorporer de nouveaux mécanismes de participation sociale.
En fin de compte, comme l’enseigne l’histoire, les nouvelles institutions sont la cristallisation de compromis institutionnels qui, à leur tour, résultent de la profondeur et de la direction des luttes sociales. Les États-providence les plus développés sont en effet le produit de l’action des sujets sociaux qui ont forgé les pactes sociaux-démocrates qui les ont rendus possibles. Le défi est d’évoluer vers des systèmes qui sont des systèmes et pas seulement des systèmes corporatifs. Les mouvements féministes se distinguent à cet égard, puisque leurs luttes ne reflètent pas seulement leurs propres revendications, mais profitent également à l’ensemble de la société grâce à des avancées transcendantales telles que l’égalité des sexes et la reconnaissance des droits sexuels et reproductifs.
La réorganisation indispensable de partis politiques forts est particulièrement préoccupante. Il est vrai que les partis sont des institutions fondamentales pour assurer le fonctionnement de la démocratie représentative. Il n’existe pas de substitut. Cependant, dans leur configuration actuelle, les partis politiques éprouvent de plus en plus de difficultés à exercer leur rôle représentatif et la plupart d’entre eux sont tombés dans le discrédit. Dans de nombreux cas, ils ont monopolisé la représentation électorale, au détriment de causes ou de sujets sociaux ponctuels, régionaux, de genre ou générationnels. La diversification des centres d’intérêt des citoyens, la fragmentation de la structure de classes et la montée des réseaux sociaux rendent de plus en plus difficile l’exercice d’une représentation homogène et univoque. Pour préserver la démocratie représentative, il est nécessaire de lutter contre les fake news et les discours de haine sur les plateformes numériques, et de réfléchir à de nouveaux mécanismes de régulation des campagnes électorales à l’ère numérique.
Une action politique capable de retrouver le prestige perdu est également une condition préalable pour aborder avec succès des problèmes aussi urgents que la relation avec des pouvoirs de facto de plus en plus influents tels que les médias et le secteur des affaires.
Mais au-delà de la nécessité impérieuse de disposer d’institutions et de partis forts, propices à de larges coalitions, le défi de la constitution de telles coalitions ou alliances reste entier. Les majorités électorales ou même législatives ne suffisent pas, même dans les démocraties matures, et encore moins dans les démocraties imparfaites d’Amérique latine. La force des pouvoirs réels de ces pays — les forces armées, les églises, les médias, le secteur des affaires, la contrainte extérieure —, rend nécessaire de trouver des moyens de les convaincre de soutenir des réformes sociales transcendantales, c’est-à-dire d’avancer dans la construction d’un État-providence.
Convaincre signifie persévérer et négocier. Pour cela, il faut de la volonté et une véritable conviction de la part des forces de changement, mais aussi de la flexibilité et de la prudence, sans lesquelles il n’est pas possible de dialoguer et surtout de persuader les élites, ce qui n’est jamais facile.. En général, les pouvoirs en place ne feront pas de concessions dans ce domaine s’ils n’obtiennent pas de contreparties satisfaisantes, à moins que d’autres facteurs ne les conduisent à accepter des réformes qui ne correspondent pas à leurs intérêts à court terme. En l’absence d’un équivalent de la révolution russe et de la peur du communisme qui a envahi l’Europe entre 1917 et la fin de la guerre froide, ou d’une révolution cubaine qui a conduit pendant quelques années les élites latino-américaines à accepter certaines réformes, seuls les sursauts sociaux ont un effet suffisant pour permettre la construction d’États-providence en Europe. Les cas des révoltes sociales au Chili et en Colombie, qui ont été suivies par l’élection de dirigeants de gauche et par une certaine réceptivité des pouvoirs en place à des changements fondamentaux dans les politiques publiques, sont symptomatiques à cet égard.
Vers un nouveau modèle de développement
La durabilité des États-providence dépend de manière décisive de la qualité des structures productives. Les pays mono-exportateurs de matières premières dont l’offre est excédentaire sur les marchés internationaux auront du mal à maintenir des progrès significatifs en matière de protection sociale. Leurs finances seront toujours soumises aux aléas de la conjoncture économique. Une protection sociale universelle, qui couvrirait de manière adéquate les principaux risques qui surviennent tout au long de la vie, suppose l’existence d’une structure de production diversifiée et compétitive capable de la financer de manière durable.
Par ailleurs, le changement climatique et la transition numérique représentent de nouvelles coordonnées autour desquelles doivent s’organiser de nouvelles stratégies de développement. Les exportations traditionnelles de ressources naturelles doivent être diversifiées en ajoutant de la valeur et en incorporant une main-d’œuvre plus qualifiée. De nouveaux moteurs de croissance doivent être mis en place de toute urgence. L’Amérique latine possède des avantages comparatifs en matière d’énergies fossiles et renouvelables, un excédent de production alimentaire, de grandes réserves d’eau douce, les principales réserves de cuivre et de lithium, qui sont les ingrédients clefs d’un changement d’une importance considérable : l’avènement de l’électromobilité. Elle peut donc passer de l’actuelle spécialisation dans les exportations primaires qui caractérise la plupart des pays, à l’exception du Mexique, à des formes de production plus sophistiquées qui ajoutent plus de valeur et qui intègrent une main-d’œuvre plus qualifiée.
Lors de la réunion d’octobre 2022, la transformation productive a été au centre des discussions. Cela a permis de combler un vide laissé par les réunions précédentes. À cette occasion, le déclassement de l’Amérique latine en termes de développement productif a été illustré de manière particulièrement frappante par la construction d’une carte du monde selon la valeur de la capitalisation des entreprises de l’économie numérique. Avec Amazon, Apple, Meta, Netflix et d’autres, les États-Unis dominent largement la scène. La Chine cherche à rivaliser avec Alibaba, JD.com, Tencent, Meituan mais, bien qu’elle dépasse l’Europe, elle est encore loin de la taille des États-Unis. Dans cette représentation, l’Amérique latine apparaît très petite par rapport à sa taille géographique, malgré le succès de certaines entreprises numériques comme XP, Dlocal, Stonesco ou Mercado Libre.
Par rapport aux États-Unis, à la Chine ou à l’Europe développée, les ressources naturelles occupent en Amérique latine une place très importante, bien au-dessus des industries scientifiques et des fournisseurs spécialisés. Les problèmes liés au modèle de spécialisation sont reproduits dans le commerce des services. En effet, la part des services modernes (19 %) est nettement inférieure à celle de la Chine (41,9 %) ou des États-Unis (41 %). Une estimation de de l’élasticité des revenus de la demande d’exportation pour la période 1960-2019 confirme les problèmes de spécialisation internationale de la région. En effet, les secteurs dans lesquels se concentre son offre d’exportation ont des élasticités nettement inférieures à celles correspondant aux pays plus développés, comme l’industrie manufacturière ou les machines et équipements de transport. En d’autres termes, les exportations latino-américaines sont concentrées dans des secteurs où la demande mondiale est moins dynamique.
Cela pèse sur la structure productive de la région. Fondamentalement, l’élément clé est la faible efficacité, qu’elle soit considérée dans une perspective schumpétérienne, mesurée par la capacité à stimuler l’innovation compte tenu du poids des secteurs les plus intensifs en technologie dans les exportations, ou dans une perspective keynésienne, en vertu du poids plus important des secteurs où l’intensité/revenu de la demande mondiale est la plus élevée.
De ce diagnostic se dégage une conclusion pratique fondamentale : la croissance n’est pas le résultat de miracles, elle est portée par des politiques industrielles et technologiques qui, appliquées avec constance, génèrent des incitations en faveur des secteurs les plus dynamiques.
La notion même de politique industrielle avait été gommé de l’arsenal des politiques publiques par le Consensus de Washington. Pendant plusieurs décennies, l’idée a été entretenue que les politiques publiques devaient au mieux se concentrer sur des interventions de nature horizontale, stimulant la formation professionnelle ou le développement scientifique et technologique, avec une interdiction absolue des choix sectoriels. La « sélection des gagnants » ou le « soutien aux champions nationaux » étaient totalement marginalisés dans l’arsenal des outils possibles à utiliser.
Le climat intellectuel dominant a changé. Les politiques industrielles ont acquis une nouvelle actualité à la suite d’un changement capital qui s’est produit au cours des dernières années. En effet, la pandémie et l’invasion russe de l’Ukraine ont accéléré une tendance qui se manifestait déjà auparavant : la fragmentation de l’économie mondiale en raison de la prédominance de la raison géopolitique sur la rationalité purement économique. Dans ce contexte, des notions comme l’autonomie énergétique, la souveraineté alimentaire ou l’indépendance énergétique, que l’on croyait définitivement obsolètes, prennent tout leur sens.
Les nouvelles politiques industrielles n’autorisent pas les États à intervenir arbitrairement en faveur de tel ou tel secteur. Au contraire, leur espace est encadré par quatre coordonnées fondamentales : la durabilité environnementale, la numérisation, le raccourcissement des chaînes de valeur et la recherche d’une plus grande autonomie.
Les options sectorielles qui contredisent ces coordonnées seront difficiles à développer avec succès. Il faut également un environnement macroéconomique qui favorise un taux d’investissement élevé et permanent et évite de générer des niveaux d’endettement extérieur qui finissent par étouffer la croissance.
La concertation régionale et le nouveau scénario international
La mondialisation telle que nous l’avons connue au cours des trois dernières décennies est aujourd’hui remise en question. L’espace mondial s’est fragmenté en raison des guerres commerciales, de la réévaluation des autonomies, de la lutte pour l’hégémonie entre la Chine et les États-Unis et de l’éclatement de guerres plus vastes comme celle qui a éclaté après l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Dans ce nouveau scénario international, la géopolitique tend à prendre le pas sur les raisons purement économiques. Les blocs régionaux sont de plus en plus importants en tant qu’espaces privilégiés pour matérialiser le nearshoring ou le friendshoring, c’est-à-dire le raccourcissement des chaînes de valeur et une plus grande sécurité d’approvisionnement en vertu de la proximité politique et idéologique. L’ancienne aspiration à l’intégration régionale revêt dès lors une importance renouvelée. Cependant, ces nouvelles tendances placent la région elle-même dans une situation de fragmentation qui l’a empêchée d’avoir des approches communes et une voix unique pour exprimer les besoins et les demandes de nos pays.
Heureusement, une nouvelle image commence à se dessiner. Pour la première fois dans l’histoire, des gouvernements qui assument la nécessité de relancer les processus d’intégration régionale coexisteront dans tous les grands pays de la région. C’est une occasion à ne pas manquer. La revalorisation de l’intégration est un processus qui ne peut se concrétiser qu’à moyen et long terme et qui nécessite de prendre des mesures modestes mais sûres à court terme. L’approche de l’intégration doit partir du principe qu’elle ne peut progresser qu’à travers une conception à géométrie variable et à des vitesses différenciées, et en tenant compte des différences géographiques et économiques (Mexique, Amérique centrale et Caraïbes, d’une part, et Amérique du Sud, d’autre part).
Dans un scénario international conditionné par le conflit entre la Chine et les États-Unis pour l’hégémonie mondiale, il faut définir un mode de relation qui privilégie les intérêts nationaux ou régionaux. Dans ce sens, nous soumettons à la discussion la proposition de non-alignement actif comme doctrine autour de laquelle nos pays pourraient converger en termes de politique internationale.
Cette proposition repose sur un constat fondamental. L’alignement historique de la région sur les États-Unis a eu des conséquences largement négatives : l’interventionnisme, jusqu’au coup d’État, et les pressions externes ont émaillé cette histoire. En réalité, aucun pays n’a réussi à atteindre le statut de pays développé. Une nouvelle réalité émerge néanmoins. D’une part, l’Amérique du Sud fait toujours partie de la zone d’influence politique, culturelle et militaire des États-Unis. D’autre part, elle a la Chine comme principal marché pour ses exportations, avec une présence croissante en tant qu’investisseur majeur et référence technologique.
Pour peser dans les débats mondiaux, l’Amérique latine doit pouvoir déterminer une position commune en matière de politique internationale. La seule façon d’y parvenir est de reconnaître simplement et pragmatiquement cette nouvelle réalité : une hégémonie fragmentée dans laquelle chaque puissance assume le leadership dans des espaces partiels. La conséquence politique de cette situation est qu’il n’est pas dans l’intérêt d’un pays de s’aligner sur les intérêts de l’une des puissances en conflit. Il s’agit plutôt de s’aligner sur ses propres intérêts, qui ne coïncideront pas toujours avec ceux de l’une ou l’autre puissance. Le non-alignement actif se veut un guide d’action qui n’implique ni neutralité ni équidistance. Au contraire, il cherche à améliorer la capacité de négociation de la région en vue de parvenir à des formes actives et non subordonnées d’insertion dans l’économie mondiale.
Les défis en matière d’État-providence dans les Amériques sont énormes. Les déceptions des quarante dernières années l’ont été tout autant. L’absence de grandes réussites ne doit cependant pas être un motif de découragement ou de passivité, bien au contraire. Elle doit nous motiver à continuer à chercher, à discuter, à imaginer, à construire. C’est ce que nous essayons de faire avec Alternativa Latinoamericana.
Sources
- Nous exposons ici les travaux d’un groupe de discussions qui se réunit depuis 1996 dans toute l’Amérique latine, de Ciudad de México jusqu’à Buenos Aires en passant par San José au Costa Rica, Antigua au Guatemala ou Cartagena de Indias en Colombie. Un premier texte a été publié à Buenos Aires sous le titre « Alternativa Latinoamericana ». Ce nouveau texte, bien que signé par Jorge G. Castañeda, Gaspard Estrada et Carlos Ominami, est le résultat de discussions auxquelles ont participé Héctor Aguilar Camín, Maite Albagly, Roberto Álvarez, Jorge Álvarez Maynez, Alicia Bárcena, Sigrid Bazan, Guido Camu, Manuel Canelas, Jorge Castañeda Gutman, Jorge Andrés Castañeda Morales, Miguel Ceara, Salomón Chertorivski, Luis Donaldo Colosio Rojas, Manuela Ceara et Luis Donaldo Colosio Rojas, Jorge Castañeda Gutman, Jorge Andrés Castañeda Morales, Miguel Ceara, Salomón Chertorivski, Luis Donaldo Colosio Rojas, Manuela D’Ávila, Enrique de la Madrid, José Dirceu, Gaspard Estrada, Carlos Figueroa, Tarso Genro, José Miguel Insulza, Santiago Levy, Vidal Llerenas, Luis Felipe López Calva, Franklin Martins, Ricardo Martner, Juliano Medeiros, Verónika Mendoza, Ricardo Monreal, Constanza Moreira, Heraldo Muñoz, Cecilia Nicolini, Rolando Ocampo Alcantar, Carlos Ominami, Eduardo Porter, Mariana Prado, Macarena Ripamonti, Mara Robles, José Roa, Jesús Rodríguez, Lisa Sánchez, Felipe Sola, Jorge Taiana, Eduardo Vergara, José Miguel Vivanco, Mónica Xavier.