D’un ordre politique l’autre
Près de deux ans après le coup de force du 25 juillet 2021, la Tunisie achève cette semaine sa transition de régime avec l’ouverture, le 12 mars prochain, des travaux de la nouvelle assemblée des représentants du peuple, élue cet hiver.
Avant son démarrage, la crédibilité de cette nouvelle législature est déjà largement amoindrie par l’échec d’un scrutin qui a à peine dépassé les 10 % de participation à l’issue d’une campagne rendue insignifiante par la suspension des partis et l’anonymat dont jouissaient la plupart des candidats.
En juillet 2021, la suspension du gouvernement ainsi que de l’assemblée et la reprise en main autoritaire du pays, dirigé depuis par décret-lois, avaient amorcé un processus de transition constitutionnelle qui s’est soldé le 25 juillet 2022 par l’adoption d’une nouvelle constitution. Cette dernière est aussi bigarrée dans son processus d’adoption (70 % d’abstention, texte modifié après le référendum, absence de considérations sur les modes d’élection etc.) que dangereuse dans ses dispositions (absence d’instance indépendante d’organisation des élections, hyper-présidentialisation, remise en cause de la parité à l’assemblée et stricte limitation de la vie politique partisane).
Ce processus politique n’a pour autant que peu fait l’objet de critiques réelles de la part des pays européens, illusionnés par les trompes l’œil qu’ont représentés la nomination de la première femme cheffe de gouvernement du monde arabe et l’abandon de la nomenclature de « religion d’état » (دين الدولة), à rebours de la philosophie profonde du nouveau régime : conservatrice et panislamique.
Cette période de transition a été caractérisée par une restriction progressive des libertés politiques selon la tactique, désormais éprouvée, du salami – tranche par tranche : montée en épingle de scandales politico-financiers ; limitation de la liberté d’expression en ligne (à travers le décret 54 portant officiellement sur la « cybercriminalité ») ; reprise en main de l’instance indépendante d’organisation des élections ; interdictions de manifestation ; convocations de journalistes et enfin arrestations politiques de leaders de gauche, d’anciens membres du gouvernement ainsi que de Nourredine Bhiri, président du puissant parti islamo-conservateur Ennahdha.
Cette politique a été rendue possible par une « sécuritisation » du débat démocratique, criminalisant tout dissensus au nom de la sécurité nationale, ainsi que par la mise en scène dans la rhétorique présidentielle de la lutte contre de supposés « ennemis de l’intérieur », à la solde de « l’Étranger » (بِالـخارِج) et opérant, dans tous les domaines, contre les intérêts de l’État : partis politiques, spéculateurs, hommes d’affaires, syndicats, ONG etc.
Le climat de désespérance, l’intégrité personnelle de Kaïs Saïed et cette hystérisation du débat politique ont suffi à rallier à sa cause une partie — décroissante cependant — du peuple tunisien, usé par la dégradation des services publics, la corruption et l’inaction politique caractéristiques de la période 2011-2021.
Une brève histoire de la violence
Cette politique est un élément d’une dynamique plus globale d’accroissement de la violence dans le discours public, catalysé par la rigidité caractérielle de Kaïs Saïed qui a multiplié les recours aux rhétoriques nationalistes et complotistes.
Le dernier en date fut la prétendue dénonciation d’un projet diffus de « grand remplacement » de population par la substitution d’une population africaine et chrétienne à la majorité autochtone arabe et musulmane. Nouvelle illustration de cette violence verbale et de ces passions tristes qui habitent la parole publique et qui prennent la forme de la désignation régulière de bouc-émissaires. Cette désignation se mue désormais en une autorisation à la violence physique tournée, pour l’instant, vers la communauté subsaharienne.
Par-delà l’inquiétante popularité de la rhétorique xénophobe et raciste au sein de l’opinion publique tunisienne, c’est avant tout cette dimension de violence cathartique qui doit retenir l’attention de l’observateur averti. Eu égard en particulier à l’absence totale de fondement à ce réquisitoire complotiste, anti-immigration et panislamique, alors même que la population immigrée subsaharienne est quantitativement peu nombreuse, essentiellement étudiante et majoritairement musulmane.
Ces violences politiques, dont participent les arrestations arbitraires et les limogeages réguliers de ministres — victimes expiatoires d’une politique dans l’impasse — sont désormais devenues systémiques en Tunisie, au-delà des sorties présidentielles.
Ainsi, à l’instar de ce qui a pu être observé aux États-Unis sous la présidence de Trump, ces sorties sont préparées (en amont) puis décuplées (en aval) sur les réseaux sociaux et les ondes de radios par les affidés du régime. Ces derniers, organisés au sein d’une nébuleuse « coordination de défense du projet du président Saïed », relaient les déclarations de leurs meilleurs tribuns, à l’instar de Kais Karoui, qui constituent depuis deux ans l’essentiel de la matière du débat d’idée : reprises, commentées, appuyées ou critiquées à l’envie sur les plateaux de télévisions et dans les conversations quotidiennes.
Ce fut à nouveau le cas concernant les déclarations racisto-complotistes de Kaïs Saïed qui font écho à des déclarations semblables proliférant depuis quelques mois sur certains médias sociaux de la part de soutiens de la figure du chef. Mais si, comme l’écrit René Girard dans La violence et le sacré, c’est « la violence inassouvie qui cherche et finit toujours par trouver une victime de rechange », la cause première de cette dynamique est ailleurs. Elle est à trouver dans le ressentiment diffus contre une dégradation rapide depuis 15 ans des conditions socio-économiques d’un pays frappé par l’inflation, les pénuries, l’informalisation de l’économie, le chômage de masse — dont la prévalence chez les jeunes atteint 40 % — l’absence d’opportunités entrepreneuriales et le renforcement des rentes protégées et des positions dominantes.
Plus encore, elle est à trouver dans la diminution de la protection sociale fournie par l’État, qui s’est rapidement dégradée depuis deux ans, sur fond de faillite des services publiques et dans un contexte économique massivement contraint par le poids de la dette (qui atteint 89 % du PIB en 2023 selon le FMI) et l’absence de croissance réelle (qui devrait être de 1,6 % en 2023 selon la même source).
Ce contexte économique, dont a partiellement hérité le régime en place, appellerait une politique de réforme ambitieuse mais négociée avec les forces sociales et qui porterait sur la gestion des entreprises publiques en faillite, la simplification du cadre réglementaire, le déploiement d’une fiscalité plus redistributive, l’amélioration de l’effectivité de la politique sociale et la lutte contre la corruption et le clientélisme. Seule une telle approche inclusive serait de nature à simultanément rassurer et offrir une espérance.
À la place, le gouvernement — dépourvu de ligne propre clairement identifiable — s’est installé dans un bras de fer et une double dénonciation d’une part des exigences des bailleurs de fonds internationaux et d’autre part des revendications de l’UGTT (syndicat historique et quasi-unique de la Tunisie indépendante) qui négocie désormais en position de force avec un gouvernement dont la représentativité est inférieure à la sienne.
Cette double dénonciation, qui prend prétexte de la défense des « intérêts de la Nation contre l’impérialisme occidental et les ennemis de l’intérieur », s’inscrit dans une politique sociale effectivement violente et court-termiste faite d’économies de bout de chandelles par la favorisation de pénuries (qui réduisent le poids de la compensation tarifaire), la diminution de subventions ainsi que par un certain laissez-faire face à l’inflation galopante qui rogne le pouvoir d’achat des Tunisiens.
Le spectacle permanent
La vie politique tunisienne s’est progressivement muée depuis 2019 en un spectacle permanent, délétère pour la confiance des partenaires internationaux et incompatible avec les exigences d’un débat démocratique fertile et inclusif. Les récentes sorties présidentielles rendent peu probables ce qui apparaissait comme la seule voie potentielle de sortie de crise : l’approbation par le conseil d’administration du FMI du programme, généreux quoique déjà insuffisant, négocié en octobre dernier, pour lequel le processus d’adoption était déjà au point mort. Les appels de la nébuleuse saïediste au limogeage du gouverneur de la Banque Centrale – réputé seul interlocuteur crédible et fiable – ne faisant que renforcer la méfiance du Fonds quant à la crédibilité de la signature tunisienne.
Le scénario le plus probable désormais est celui d’un défaut souverain d’ici à 2024, réduisant encore les marges de manœuvres budgétaires et accentuant l’appauvrissement tendanciel de la Tunisie, qui pourra alors chercher une assistance éphémère chez des alliés régionaux toujours moins nombreux et aux motivations troubles.
On perçoit ainsi la complexité de l’exercice de qualification du régime de Kaïs Saïed, tant il semble loin de l’exemple type du régime autoritaire : structuré autour d’un appareil répressif fort, d’une coalition dominante d’intérêts politiques, économiques et sociaux, d’un parti hégémonique, et d’un renforcement de l’État capable de protéger socialement et d’apporter la sécurité — à l’instar de l’Égypte de Sissi ou de la Turquie d’Erdogan, pour prendre des exemples régionaux.
En Tunisie, la contre-révolution a plutôt engendré un cirque au spectacle de plus en plus effarant et dont ne restera bientôt qu’un clown triste et un public apeuré et apathique, revenu de toute forme d’action collective et qui se replie sur la sphère privée.
À moins que cette nouvelle sortie soit si absurde et rance qu’elle constitue, aux côtés des dernières mesures anti-sociales — arrestations politiques et interdictions de manifestation — un point de non-retour capable de susciter à terme un nouveau printemps tunisien.
Peut-être est-ce là le pari que devraient désormais faire les partenaires occidentaux dans leur approche de l’expérience tunisienne.