Pourquoi écrire pour ceux qui ne liront pas ?
Contribution importante à la philosophie politique, l'ouvrage de Thomas Scanlon propose une approche relationnelle entre le bien et le juste pour formaliser les intuitions communes concernant les oppositions aux inégalités économiques. Prenant au sérieux les arguments de ses détracteurs, il s'inscrit dans une éthique de la discussion en écrivant « pour ceux qui ne liront pas ». Une recension de Guillaume Allègre.
Pourquoi s’opposer à l’inégalité ? Cette question, titre du dernier essai de Thomas Scanlon, est peut-être moins provocante en France qu’aux États-Unis. La patrie de Robespierre, Tocqueville, et plus récemment de Piketty, n’éprouve-t-elle pas une passion de l’égalité ? Pourquoi faudrait-il aujourd’hui faire un détour par les États-Unis pour comprendre les raisons pour lesquelles il faudrait s’opposer à l’inégalité ? Le fait que Thomas Scanlon soit un ancien compagnon de route de John Rawls au département de philosophie de Harvard, département qui a également accueilli Nozick, aide à répondre à cette question : ce voyage en Amérique, et plus précisément à Cambridge, Massachussetts, vaut la peine au moins pour la façon dont les idées sont articulées. Scanlon marche ici dans les traces de Rawls, mais propose une théorie reformulée en termes explicitement relationnels s’appuyant sur les raisons d’agir de chacun. Il part de l’idée que ceux qui ne partagent pas nécessairement les conclusions de Rawls en partagent une grande partie des intuitions lorsqu’il s’agit de s’opposer aux inégalités. L’objectif est de proposer une argumentation minutieuse permettant de formaliser certaines de ces intuitions, ce qui permet aussi de montrer que d’autres arguments intuitifs sont moins convaincants, une fois soulignées les vraies raisons pour lesquelles on les défend. Cet objectif est en grande cohérence avec le cœur de la philosophie de Scanlon selon laquelle le juste est ce qui peut se justifier aux autres et qu’ils ne peuvent raisonnablement rejeter. Ce que l’on se doit les uns aux autres, c’est interagir de façon justifiable, d’une manière qui reconnaisse les raisons des uns et des autres. L’œuvre de Scanlon tente de faire un pont entre le bien et le juste : si les institutions justifiables doivent promouvoir le bien-être de leurs citoyens, c’est parce que c’est quelque chose qui peut être raisonnablement exigé par ces derniers. Cette approche évite de proposer des institutions justes, mais qui rendraient les individus misérables, ce que l’on peut reprocher aux libertariens adeptes de la pure justice procédurale.
En exposant des justifications raisonnables et argumentées de s’opposer aux inégalités, Scanlon met ainsi sa théorie en pratique. Il prend ainsi au sérieux les arguments s’opposant à l’égalité, ou à la réduction des inégalités. Il répond aux meilleurs arguments adverses, d’Hayek ou Nozick par exemple, plutôt qu’à des arguments « homme de paille » présentant la position adverse de façon exagérée ou déformée. L’objectif est de convaincre plutôt que plaire. Le paradoxe est qu’il sera probablement lu très majoritairement… par des personnes qui partagent en grande partie ses positions et qui n’ont donc pas besoin d’être convaincues. Mais le monde a-t-il besoin d’un intellectuel supplémentaire fournissant des discours motivationnels, des slogans, des hashtags ou de nouvelles appellations-épouvantail de l’adversaire ? Scanlon s’insère ainsi dans une éthique de la discussion qui certes peut sembler dépassée mais n’en est que plus nécessaire. Écrire pour ceux qui ne liront pas, prendre au sérieux leurs arguments, c’est aussi respecter son lecteur.
Qu’écrit Scanlon ? Partons de la fin de l’ouvrage et plus précisément du chapitre sur les inégalités économiques. Pour être justifiables, les inégalités doivent soit être des conséquences inévitables de l’exercice de libertés personnelles, soit résulter de caractéristiques de systèmes économiques qui sont nécessaires pour qu’ils fonctionnent d’une manière qui profite à tous. Il existe ainsi, en creux, des inégalités justes, non arbitraires, et leur ampleur dépend de faits empiriques concernant les modes d’organisation possible de l’économie. L’ampleur des inégalités justes est ainsi une question empirique que le philosophe ne tranche pas. Mais si l’on ne connaît pas précisément l’ampleur de ces inégalités justes, il est manifeste pour l’auteur que les inégalités actuelles sont trop importantes : le niveau des revenus des 1 ou des 10 % les plus aisés est manifestement plus élevé que celui qui bénéficierait à tous. Un plus fort pouvoir de négociation — baisse de la syndicalisation, mondialisation… — n’est pas une justification acceptable de l’inégalité : la loi du plus fort ne peut jamais être une justification raisonnable acceptable par le plus faible.
Aussi les droits de propriété intellectuelle ne peuvent-ils être défendus au seul nom de la liberté puisqu’ils diminuent la liberté de ceux qui n’en sont pas propriétaires : les défendre nécessite une argumentation plus fine qui réponde aux raisons que chacun a. Scanlon répond également au fameux argument de Wilt Chamberlain qu’on trouve chez Nozick, soit la star de basketball que tout le monde est prêt à payer pour voir jouer, ce qui augmente massivement les inégalités. L’argument de Nozick peut se résumer ainsi : ne déplorez pas les conséquences (inégalités), si vous chérissez la cause (liberté). Les inégalités sont justes si elles découlent d’une procédure juste. Comme l’échange volontaire est juste, les inégalités qui en découlent le sont aussi. Scanlon ne se laisse pas enfermer dans ce faux dilemme et commence par écrire « à quoi sert l’argent si on ne peut pas le dépenser en billets pour des matchs de basketball ? ». Pour l’auteur libéral-égalitariste, la liberté des spectateurs ainsi que la liberté de Chamberlain de jouer ou non pour un gain donné doivent être préservées. Mais comme il y a des raisons d’empêcher l’augmentation considérable de l’inégalité économique, il faut le faire en imposant les gains économiques de Chamberlain.
L’impôt ne peut être réduit à une contrainte puisqu’il est nécessaire pour financer les institutions et services publics qui garantissent les libertés. Certes, il faut respecter un principe de « propriété de soi » mais celui-ci doit s’interpréter de façon beaucoup plus restreinte que chez les libertariens et se limiter à l’interdiction pour les institutions d’obliger un individu à exercer ses talents. Un impôt progressif sur le revenu est alors justifié pour toutes les raisons positives que Scanlon détaille dans le reste de l’ouvrage. Il est limité notamment par le fait que si la société veut voir Chamberlain jouer, les institutions devront le rétribuer suffisamment pour qu’il le fasse volontairement. Une des raisons pour limiter les inégalités est l’éventuel contrôle, ou la domination, inacceptable des plus aisés sur la vie de ceux qui ont moins. Certes, Chamberlain a des raisons que l’on ne veuille pas contrôler ses choix de carrière de manière non justifiable, raisons qu’il faut prendre en compte, mais les citoyens-consommateurs ont également des raisons de vouloir garder le contrôle de leur vie, en évitant que Chamberlain grâce à sa fortune accapare moyens de contrôle économiques (monopole capitalistique) et politiques (expression politique). En opposant l’éventuel contrôle des uns à l’éventuel contrôle des autres, Scanlon permet de sortir de la distinction entre liberté négative (l’absence de contrainte), qui serait défendue par la droite, et la liberté positive (la capacité à atteindre nos objectifs), qui serait défendue par la gauche. Grâce au concept de contrôle, les raisons des uns et des autres sont mises sur le même plan. L’argumentation de Scanlon permet donc de décentrer le regard de la superstar (Chamberlain) à laquelle les lecteurs sont censés s’identifier et de répondre ainsi à l’astuce de Nozick qui consiste à faire incarner l’éventuelle domination économique par un joueur de basketball noir né à Philadelphie dans une famille de neuf enfants. De façon intéressante, Scanlon ne dénonce pas cette manipulation dans l’ouvrage mais se contente de répondre à l’argument en le prenant au sérieux, de même qu’il répond avec sérieux à la question « pourquoi l’égalité ? » plutôt que de se contenter de la question « égalité de quoi ? » — titre d’articles d’Amartya Sen et de G.A. Cohen. Écrire que la justice est affaire d’égalité et se demander « égalité de quoi ? » est une tradition philosophique qui remonte à Aristote (Éthique à Nicomaque). D’une certaine manière, Scanlon contribue à cette tradition, tout en faisant un pas en arrière. Comme chez Aristote, il y a plusieurs types d’inégalités et plusieurs raisons de s’y opposer. Il n’y a donc pas de réponse unique à « égalité de quoi » : on ne peut répondre bien-être (Utilitaristes) ou capabilités (Sen) ou ressources (Dworkin). Au contraire, il y a complémentarité entre différentes formes souhaitables d’égalité. Par exemple, dans l’ouvrage, l’égalité d’attention fournit une base pour justifier l’égalité des revenus.
Résumer, c’est trahir : le mérite de l’ouvrage tient dans un style d’argumentation très minutieux répondant pour chaque argument et sous-argument aux principales objections. Une des techniques utilisées est de montrer que derrière certaines raisons invoquées, se cachent souvent d’autres raisons plus importantes et une fois ces raisons dévoilées, certains arguments perdent de leur pouvoir de conviction. C’est le cas des arguments en termes de « mérite » tel qu’avancés par Mankiw pour défendre les 1 %. Le mérite moral des uns est une raison pour les couvrir d’éloges mais n’est pas une raison pour que les moins méritants acceptent des revenus moins élevés. Si le mérite semble justifier les rétributions, c’est pour d’autres raisons que le mérite lui-même : les incitations ou la contrepartie d’un contrat librement accepté. Pour aller dans le sens de Scanlon et continuer dans la métaphore sportive (procédé que Scanlon évite), prenons un exemple où le terme mérite est utilisé dans deux sens opposés. A « mérite » les 1 million d’euros de prime de match car il a gagné le match contre B. Mais, B aurait « mérité » de gagner car il a bien mieux joué et la balle de match qu’il a perdu a été jugée faute par erreur. Dans cet exemple, B est clairement celui qui mérite mais… en l’occurrence, il ne mérite que des éloges. A ne méritait pas de gagner, mais pour des raisons procédurales propres au sport, il a été déclaré vainqueur, ce qui justifie sa rétribution. La main de Maradona pour l’Argentine face à l’Angleterre a été vue par des centaines de millions de personnes sauf l’arbitre, mais ce match, comme beaucoup d’autres, n’a pas été rejoué car le sport a ses raisons propres : personne ne voudrait que l’issue des matchs soit systématiquement rejugée par une commission le lendemain. On peut alors justifier la rétribution du vainqueur officiel par une règle dont chacun peut voir la raison, la conséquence d’une procédure justifiable, mais qui a peu de choses à voir avec le mérite pur. Si l’on suit Scanlon, il faut ainsi dissocier le mérite (qui justifie les éloges) de la juste rétribution financière (à l’avantage de tous).
Bien que le livre réponde aux arguments de ceux qui ne le liront pas, ceux qui le liront ne seront pas exempts d’un effort relativement soutenu de lecture. L’ouvrage se lit plus qu’il ne se parcourt. L’argumentation est minutieuse et mérite plus qu’un survol. Cela veut dire aussi que les éléments de synthèse, ou la réinterprétation proposée ici sont très infidèles. L’argumentation fine de Scanlon permet de répondre à certaines objections — et aux contre-objections — qui pourraient être levées contre les politiques visant à s’opposer à l’inégalité. Scanlon donne ainsi des réponses argumentées à des questions controversées telles que la discrimination positive, le type d’égalité des chances qu’il faut poursuivre ou la représentation politique équitable. Il parvient à exposer clairement le type de mesures qu’il considère justifiables, ainsi que les arguments qui doivent être avancés, tout en expliquant pourquoi certains autres arguments sont plus faibles, ce qui servira aux égalitaristes à affiner leur plaidoyer.
Mais est-ce utile d’aller jusqu’à ce niveau de finesse si ceux qui s’opposent à l’égalité n’acceptent pas les prémisses de l’argumentation ? Examinons ces prémisses. La première exigence, dont découlent d’autres exigences d’égalité, est l’égalité d’attention selon laquelle les institutions doivent donner la même importance aux intérêts de chaque individu. Elle découle de l’idée que les institutions doivent être justifiables vis-à-vis de tous ceux qui sont tenus de les accepter et d’y participer. C’est un principe fondateur des démocraties libérales, mais formulé par Scanlon de façon exigeante : le terme attention suggère que ce principe doit être agissant et qu’il ne peut être respecté seulement par une neutralité passive en termes d’égalité de droits. Mon intuition est qu’il est difficile de s’opposer à ce principe ; qu’il est également difficile de défendre l’idée que ce principe serait respecté dans nos démocraties ; et qu’il est enfin difficile de défendre l’idée qu’un respect plus important de ce principe se ferait à un coût tel que cela serait défavorable à tous et donc aux victimes de cette inégalité. En somme, je pense que l’idée que les institutions sont injustes de ce point de vue est largement partagée. Et cela est également vrai pour l’égalité des chances ou l’équité politique, même dans leurs acceptations les moins exigeantes. Si cela ne se traduit pas politiquement, c’est parce que les citoyens ne partagent pas l’idée que la justice devrait être la première vertu des institutions ou qu’ils ne votent pas en conséquence — ou que ce vote n’est pas suivi de conséquences. Il me semble que ces trois facteurs jouent. L’ouvrage cite en ce sens une étude montrant que les politiques publiques répondent plus souvent aux préoccupations des riches qu’à celles des pauvres. On peut supposer que peu de gens qui liront cela seront réellement surpris. La raison principale pour laquelle les institutions ne sont pas équitables est que ceux qui auraient le plus de pouvoir pour rendre les institutions plus équitables n’y ont ou n’y voient pas l’intérêt. Le pari de Scanlon est d’éveiller cet intérêt. La force de l’évidence n’est pas d’être évidente mais d’être partagée. Et pour cela elle mérite d’être discutée, reformulée, ce que fait Scanlon avec intelligence, patience et bienveillance. Il est possible que, par porosité, l’évidence s’impose même à ceux qui ne le liront pas.