La passion de la liberté
« En termes aristotéliciens, l'Union européenne d'aujourd'hui est, pour ainsi dire, jeffersonienne en acte et hamiltonienne en puissance. » Une conversation avec les auteurs de La Passion de la liberté. Thomas Jefferson et la création des États-Unis d'Amériques.
Pourquoi écrire une biographie de Thomas Jefferson en 2022 ?
L’idée de ce livre est née d’une conversation que nous avons eue tous les deux à New York en 2015. Nous voulions permettre au monde hispanophone de mieux connaître un personnage de la stature politique et intellectuelle de Thomas Jefferson, qui n’a guère été étudié parmi nous. En raison de nos vies professionnelles respectives, la rédaction a été retardée, mais, rétrospectivement, on peut dire que ce retard a donné plus de sens à notre projet et l’a rendu plus actuel, en quelque sorte. Il faut se rappeler qu’en 2015, une année qui semble si lointaine aujourd’hui, les États-Unis et l’Europe, du moins dans la partie la plus occidentale de notre continent, se trouvaient dans une sorte de moment d’accalmie entre la Grande Récession et la succession de crises qui ont suivi : le Brexit, l’administration du président Trump, les troubles civils liés au mouvement Black Lives Matter, la pandémie et, à présent, la tragique guerre en Ukraine. La figure de Jefferson pouvait alors encore être revendiquée, avec ses clairs-obscurs, comme symbole des valeurs et d’une certaine conception de la modernité transatlantique qu’il valait la peine de préserver et de projeter pour le futur.
Nous savons tous qu’à peine six ans plus tard, les statues de Jefferson, comme celles d’autres personnages historiques, gisaient sur le sol ou étaient mutilées en de nombreux endroits des États-Unis, y compris à l’université de Virginie, que Jefferson avait lui-même fondée. Même à New York, le conseil municipal a voté en octobre 2021 pour retirer son effigie de l’hôtel de ville. Le Jefferson que nous présentons dans notre travail participe précisément de la mutation radicale que son image et l’interprétation de son héritage ont subi ces dernières années. Le résultat en est un miroir dans lequel se reflètent les contradictions de notre propre époque, avec ses zones d’ombres et ses zones de lumières. Nous aurions tort de mettre ce miroir au grenier, ou de le recouvrir d’émaux parce que nous ne sommes pas satisfaits de l’image qu’il nous renvoie. C’est ici que résonne l’avertissement de Jorge Santayana : ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le répéter. Mais il ne suffit pas de se souvenir. Il faut que l’exercice de la mémoire, pour ne pas rester inerte, s’accompagne d’un effort actif de réflexion sur l’histoire commune, pour en tirer des leçons qui servent à mieux vivre le présent, à préparer l’avenir et ce, surtout, sans tomber dans des jugements rétrospectifs. C’est l’une des leçons que nous voulons transmettre avec cet essai biographique.
Le récit de l’écriture collective de la Constitution américaine par ses Pères fondateurs a une valeur mythique aux États-Unis et ailleurs. Chacune de leurs figures, avec leurs compétences et leurs talents complémentaires, semblent s’articuler dans un récit parfaitement écrit. Quel a été le rôle exact de Jefferson dans cette collaboration ? Comment réintroduire des traces d’oppositions et de compromis dans notre lecture de ce qui est désormais devenu la Constitution ?
La Constitution américaine est, en effet, le résultat d’un équilibre très fragile et longuement réfléchi d’intérêts – territoriaux, démographiques et économiques, entre les États du Sud, les États intermédiaires et ceux du Nord- et de la contribution de personnalités très différentes, mais qui ont fini par se compléter. C’est aussi l’émanation d’un environnement intellectuel dans lequel ont convergé divers courants d’interprétation philosophique et juridique, tant de la tradition anglo-saxonne que de l’Europe continentale et, en particulier, des Lumières. À tout cela s’ajoute la forte empreinte religieuse, d’obédience déiste, qui imprégnait déjà la Déclaration d’indépendance. Ses auteurs formaient en outre une minorité dans une société coloniale fortement inégalitaire, où la majeure partie de la population était exclue du processus décisionnel, oscillant entre la survie, la servitude ou l’esclavage. Nous consacrons un chapitre du livre à une étude approfondie de la structure et des mentalités de la société coloniale anglo-américaine, que certains auteurs, suivant une sorte de déterminisme téléologique, s’obstinent à présenter comme porteuse de qualités qui finiraient par éclore, comme si elles étaient génétiquement programmées pour cela, en un modèle d’États-Unis leaders dans les champs du progrès matériel et social et de l’exercice de la démocratie
La réalité fut bien différente et la Constitution américaine, malgré toutes ses vertus, présente des défauts inhérents qui conduisirent près d’un siècle plus tard à une cruelle Guerre de Sécession, ou à l’exclusion, ab initio, des populations indiennes amérindiennes, qui furent impitoyablement exterminées ou confinées dans des réserves, la plupart des survivants ne bénéficiant du droit de vote en tant que citoyens américains qu’à partir de l’Indian Citizenship Act de 1924. Et, bien sûr, il y avait le stigmate de l’esclavage et du traitement de la population afro-américaine, qui n’a pas encore été totalement résolu et auquel notre protagoniste avait participé. Jefferson était parfaitement conscient de toutes ces limites et de la profondeur de leurs implications pour l’avenir des États-Unis. Il était également conscient des inévitables compromis sous-jacents auxquels les différentes factions et intérêts, représentés par les autres Pères fondateurs, devaient parvenir, et qu’il était prêt à accepter dans l’intérêt du bien commun.
Cependant, il convient d’ajouter que son rôle dans le processus d’élaboration de la Constitution a été limité. L’une des grandes frustrations de sa vie fut d’être physiquement absent à la fois lors de la rédaction de la Constitution de son État d’origine, la Virginie, car il se trouvait alors à Philadelphie, et lors des négociations qui ont abouti à la Constitution de la nouvelle république américaine, car il se trouvait à Paris au moment où elle a été rédigée. Dans les deux cas, il tenta d’exercer une influence à distance par le biais de la correspondance avec ses partisans et associés, mais elle ne fut jamais une force essentielle, peut-être aussi parce qu’il n’avait jamais été un opérateur politique qui aimait se mêler des détails des affrontements partisans, comme l’étaient John Adams ou Alexander Hamilton, plus habitués au monde pratique des litiges et toujours prêts à entrer avec délectation dans la mêlée politique. En ce sens, Jefferson a toujours été, ou prétendu être, le prototype de l’idéal gentleman virginien. En revanche, l’héritage dont il se sentait directement responsable et pour lequel il souhaitait que l’on se souvienne de lui, comme il l’a lui-même écrit dans son épitaphe, était l’Establishment of Religious Freedom Act de Virginie et la Déclaration d’indépendance elle-même, deux textes fondamentaux de la tradition politique euro-atlantique moderne.
À ces deux documents, il a ajouté un troisième héritage : la conception et la création de l’université de Virginie, dont il était particulièrement fier. Jefferson a toujours pensé qu’une démocratie avait besoin de citoyens libres, bien sûr, mais aussi de citoyens éduqués, et qu’ils devaient pour cela avoir accès aux meilleures institutions universitaires et bibliothèques publiques. L’un de ses projets les plus chers était de concevoir un système qui permette aux étudiants les plus brillants de chaque génération de passer de l’école primaire à l’université, en payant leurs diplômes grâce aux contributions de la collectivité.
La « démocratie jeffersonienne » a d’abord été un courant politique opposé à la centralisation fédérale hamiltonienne et favorable à un suffrage universel (blanc et masculin) dans les États ; elle a évolué ensuite pour devenir l’ADN du parti démocrate jusqu’à l’entre-deux-guerres, avant que les positions ne se retournent presque du tout au tout entre les deux partis dominants pendant les années Roosevelt. Comment retracez-vous cette généalogie, et quel héritage (ou quelle place) voyez-vous à l’esprit du modèle jeffersonien dans les États-Unis d’aujourd’hui ?
Il existe en effet une tradition de pensée qui oppose les modèles jeffersonien et hamiltonien comme deux visions concurrentes de l’avenir américain. Jefferson, et par extension le parti démocrate-républicain qu’il a fondé, était en principe favorable à une architecture politique décentralisée, dans laquelle les pouvoirs dévolus au gouvernement fédéral devaient être taxés et constamment soumis à un système strict de poids et de contrepoids qui permettait de les équilibrer. Leur plus grande crainte était que des personnalités charismatiques telles que George Washington, John Adams ou Alexander Hamilton, figures de proue du parti fédéraliste, n’introduisent la monarchie par la petite porte ou par la force des choses, en profitant, par exemple, de l’une des graves crises politiques internes ou de l’une des nombreuses menaces externes auxquelles la jeune république dut faire face au cours de ses premières années d’existence.
Son modèle économique s’oppose également à celui de Hamilton, qui voulait faire des États-Unis une puissance commerciale, industrielle et financière de premier plan. Jefferson représentait les intérêts des grands planteurs du Sud, même si ses idéaux étaient ceux du propriétaire agricole de taille moyenne et du libre-échange non faussé par des concentrations excessives, tant du côté de l’offre que de la demande. Il avait une profonde méfiance, voire une animosité, à l’égard du capitalisme bancaire et financier, probablement parce que, comme beaucoup de gens de sa classe, il était constamment contraint de s’endetter pour maintenir un niveau de vie conforme à ce que l’on attendait d’un gentleman du Sud, ainsi que pour faire face aux nombreuses dépenses liées à sa passion pour l’architecture, le jardinage et la collection. Tous ces éléments ont fait de Jefferson une figure facilement appropriable par les détracteurs du Big Government et par les fervents défenseurs des droits individuels et territoriaux face au pouvoir fédéral, qu’il s’agisse du parti Whig, ancêtre de l’actuel parti républicain au XIXe siècle, du Tea Party ou encore des membres les plus extrémistes des milices anti-fédéralistes. Cependant, il y a un autre Jefferson qui a souvent été revendiqué par le parti démocrate. En ce sens, Franklin Delano Roosevelt, John F. Kennedy et Bill Clinton se sont tous tournés vers Jefferson comme point de référence pour défendre l’égalité des chances, la protection des défavorisés, la lutte contre les monopoles et l’approbation des programmes de progrès social, et ce en raison de son opposition originelle à Hamilton, qui, dans l’imaginaire du parti démocrate, en est venu à symboliser la défense de l’oligarchie et des intérêts cachés les plus obscurs. C’est notamment FDR qui, en 1943, inaugura le Jefferson Memorial à Washington D.C. et qui proclama officiellement le 13 avril de chaque année « Jefferson Day ». De ce point de vue, comme nous l’expliquons dans l’essai, la figure et l’héritage de Jefferson, même s’ils traversent des phases de relative obscurité ou sont même attaqués, sont toujours présents et actifs, sous une forme ou une autre, dans la vie américaine. Comme l’a dit son ami, et parfois rival, John Adams : « Jefferson, malgré tout, survit ».
On sait que Jefferson — et il n’était pas le seul — n’étendait pas sa vision de la liberté aux esclaves, qu’il possédait en grand nombre et qu’il n’a pas affranchis à sa mort. Cette contradiction rend aujourd’hui son nom très controversé et difficile à revendiquer dans le débat américain. Comment, à vos yeux, peut-on travailler sur cette contradiction interne à cette génération d’hommes qui ont pensé la liberté de façon révolutionnaire sans remettre en cause la norme esclavagiste ?
Jefferson, homme intelligent et tourné vers l’introspection, était parfaitement conscient que son rôle de propriétaire d’esclaves, sans lesquels ni lui ni sa classe ne pouvaient maintenir leur mode de vie, était en contradiction flagrante avec sa conception universaliste des droits de l’homme. Et cela lui posait bien sûr des problèmes de conscience. La preuve la plus évidente que nous avons de cette lutte intime est une lettre qu’il a écrite à un ami diplomate français et qui a été recueillie plus tard dans les fameuses Notes sur l’État de Virginie. Il y plaide pour la fin de la traite des esclaves et de l’importation d’esclaves aux États-Unis, et propose même l’émancipation progressive de ceux qui sont nés sur le sol américain. Dans cette même lettre, il affirme que la pratique de l’esclavage dégrade non seulement l’esclave, mais aussi son maître. Toutefois, il estime en même temps que les populations blanches et afro-américaines ne peuvent pas coexister sous le même gouvernement, et il est favorable à la déportation des esclaves libérables vers Saint-Domingue ou vers la côte ouest-africaine. Comme beaucoup de ses contemporains, notamment dans le monde anglo-saxon et protestant, il est opposé au métissage.
Cela ne l’a pas empêché d’avoir plusieurs enfants avec l’une de ses esclaves, Sally Hemings, qu’il n’a jamais affranchie. Si le soupçon d’une relation inégalitaire ancienne avec Hemings était monnaie courante du vivant de Jefferson, et même utilisé par ses adversaires politiques, cela n’était pas une exception dans cette société, et ne l’a pas empêché de mener une carrière politique exceptionnelle, bien au contraire. Il s’agissait alors d’une chose acceptée dans ce milieu, même si cela nous semble évidemment inacceptable aujourd’hui. Sally Hemings était elle-même la fille naturelle du beau-père de Jefferson et passa à la propriété de ce dernier avec la dot de sa femme Mary. Lorsque Jefferson meurt, criblé de dettes, ses descendants, poussés par la nécessité, vendirent ses biens, y compris ses esclaves. Sa pleine participation à la pratique de l’esclavage est sans aucun doute le plus grand démérite de Jefferson, même s’il la trouvait moralement répugnante et même s’il était conscient de la tache qu’elle apporterait à sa mémoire posthume.
À la suite de Benjamin Franklin, Jefferson est ambassadeur des États-Unis en France de 1785 à 1789. Avec derrière lui l’expérience du processus d’indépendance et de l’élaboration de la Constitution américaine, il assiste aux quatre dernières années du règne de Louis XVI, jusqu’au premier été de la Révolution. Sait-on ce qu’il retire de son expérience parisienne ?
Jefferson est passé d’une francophilie exacerbée dans sa jeunesse et au début de sa maturité à un profond dégoût pour les excès qui ont culminé dans la Révolution française. Sa lecture précoce des Lumières françaises a été suivie par son expérience directe, après l’indépendance, en tant que ministre plénipotentiaire du Congrès américain à la cour de Louis XVI, où il est arrivé en 1784 et auprès de laquelle il fut accrédité en tant qu’ambassadeur à partir de 1785.
À Paris, Jefferson rencontra deux autres compatriotes qui lui étaient déjà familiers, Benjamin Franklin et John Adams, qui étaient là pour une mission similaire à la sienne : gagner la faveur des puissances de l’Ancien Monde à la nouvelle république et négocier des traités d’amitié et de commerce avec une vingtaine d’États européens et nord-africains. Homme d’une grande curiosité intellectuelle et doté d’un certain charme social, Jefferson se fit rapidement un nom dans les milieux les plus cultivés d’une France troublée dans les dernières années de l’Ancien Régime. Dès le début, ses sympathies allèrent aux forces du changement et il en vint à rêver que les États-Unis et une France révolutionnaire et républicaine deviennent le flambeau qui mettrait le feu au vieux monde de privilèges et d’inégalités incarné par les monarchies européennes. Paris fut sans aucun doute la phase la plus exaltante de la vie de Jefferson. Son enthousiasme pour les révolutionnaires fut tel qu’il organisa même des dîners auxquels participèrent des personnalités ouvertement républicaines, comme Lafayette, et où on complotait ouvertement contre la monarchie. Mais il n’y eut pas que la politique. Lorsqu’il rentra chez lui en 1789 pour être nommé secrétaire d’État du président George Washington, Jefferson emporta avec lui le souvenir de ce qui fut très probablement le dernier amour de sa vie, qui se termina par une déception : Mary Cosway, une femme sensible et de tempérament artistique, mais déjà mariée, qu’il avait rencontrée à Paris. En Europe, il acquit également une connaissance de première main du style néoclassique en matière d’architecture et d’urbanisme, qu’il s’efforça d’exporter aux États-Unis afin de façonner les premiers bâtiments officiels de la république et qui finit par inspirer sa belle demeure de Monticello, lieu où il se retira pour passer ses dernières années.
Quel regard Jefferson portait-il, y compris dans ses réflexions en tant que premier Secrétaire d’État des États-Unis sous la présidence de Washington, sur les puissances européennes — française, britannique, autrichienne, espagnole… ?
Les premières années de la république américaine furent précaires. La crainte d’une intervention britannique, puis napoléonienne, avec ses ambitions initiales puis abandonnées de reconstituer un empire français en Amérique, était constante. Pour Jefferson, son association précoce avec les révolutionnaires français s’est révélée être un handicap exploité par ses adversaires hamiltoniens. Ces derniers étaient favorables à une alliance avec l’ancienne métropole britannique – qui allait se cristalliser dans le traité de Jay de 1794 – et voyaient dans tout rapprochement avec la France un moyen pour le radicalisme de la Révolution d’atteindre les États-Unis. En fin de compte, Jefferson dut reconnaître qu’une alliance avec Londres était aussi dangereuse qu’une alliance avec Paris, car dans les deux cas, ce n’était qu’une question de temps avant que les deux puissances n’entraînent les États-Unis dans un conflit majeur pour lequel la jeune république n’était pas encore prête. Cela le conduisit à pencher pour une politique de neutralité qui ne fut rompue que par son implication dans les guerres barbaresques, première intervention militaire américaine à l’étranger, visant à libérer les navires et les équipages américains saisis en Méditerranée par des pirates nord-africains. La politique de neutralité de Jefferson, qui visait à isoler les États-Unis des conflits et rivalités européens pendant ses deux présidences, s’est accompagnée, il faut le dire, d’un élan expansionniste très actif sur le continent américain lui-même, qui a culminé avec l’achat de la Louisiane et les explorations du Pacifique, comme celle de Lewis et Clark.
C’est ici que l’étude de la relation ambivalente de Jefferson avec le monde hispanique, à laquelle nous consacrons une large place dans notre essai, prend tout son sens. Jefferson était un grand admirateur de la culture et de la langue espagnoles, qu’il aurait apprises lors de son voyage en France en lisant Don Quichotte. Il recommanda même à son futur gendre d’étudier l’espagnol, considérant qu’il s’agissait de la langue la plus pratique, avec le français, pour la nouvelle république. Dans le cas de l’espagnol, force est de constater qu’il n’avait pas tort, puisque les Etats-Unis sont aujourd’hui, de facto, l’un des plus grands pays hispanophones du monde. De plus, Jefferson était conscient du soutien essentiel que l’Espagne et son empire offraient à la cause indépendantiste. En effet, comme nous le rappelons dans le livre, sans la contribution militaire décisive de Bernardo de Gálvez sur le front sud, la capture des convois britanniques par l’Armada espagnole, ou encore l’aide logistique et économique substantielle apportée par Madrid à l’armée continentale de Washington lorsque celle-ci était au bord de la faillite, la Grande-Bretagne aurait probablement fini par l’emporter dans le conflit. Cela dit, Jefferson pensait que son projet de république de propriétaires terriens pratiquant l’agriculture et le libre-échange nécessitait de vastes étendues de terre contiguës et des marchés accessibles, ce qui ne pouvait se faire qu’en les soustrayant de l’Amérique hispanique, qui ne comprenait alors pas moins d’un tiers de ce qui est aujourd’hui les États-Unis, de la Californie et de la Floride aux États du nord-ouest du Pacifique et à de grandes parties du Midwest. La grande victime du projet expansionniste de Jefferson, poursuivi par ses successeurs, finit par être le Mexique indépendant, héritier après son émancipation de cet énorme espace qui lui fut enlevé par son voisin du nord lors de la guerre de 1846-1848, laquelle avait culminé avec le traité de Guadalupe Hidalgo.
Le rapport de Jefferson à la Virginie est capital pour comprendre son rapport libéral à la constitution des États-Unis. Quels pourraient être les apports de ce type de pensée de l’association entre les États pour l’Europe d’aujourd’hui ?
En termes aristotéliciens, l’Union européenne d’aujourd’hui est, pour ainsi dire, jeffersonienne en acte et hamiltonienne en puissance. Telle est la tension non résolue inscrite dans sa propre nature et qui s’est développée tout au long de son histoire. La puissante réponse longuement concertée aux multiples crises découlant de la pandémie, ainsi que l’affirmation d’une Europe géopolitique face à la menace supposée par la guerre en Ukraine, ont été saluées par les partisans d’une intégration plus étroite comme des signes que le saut d’une Europe jeffersonienne à une Europe hamiltonienne, tant désiré et si souvent contrarié, est non seulement possible, mais peut-être à portée de main. Les fédéralistes européens rappellent que c’est précisément la combinaison d’une menace imminente d’effondrement économique et de la prise de conscience d’un réel danger extérieur qui a déclenché le passage des articles de la Confédération à la Constitution américaine et de la vision jeffersonienne d’une association lâche d’États à une vision hamiltonienne, avec un exécutif fort, des pouvoirs implicites étendus, un embryon de banque nationale, une dette mutualisée et une armée puissante.
Toutefois, malgré ses nombreuses divergences avec Hamilton, Jefferson finit par accepter la Constitution fédérale. En tant que président, il dota la marine américaine de meilleurs moyens, il la déploya pour la première fois dans une guerre étrangère, utilisa la doctrine des pouvoirs implicites pour l’achat de la Louisiane et ne contredit pas la création d’un système bancaire national, comme l’avait proposé son adversaire. En fin de compte, Jefferson a fini par admettre qu’un État fédéral fort était une condition sine qua non de la survie et du progrès de la république qu’il avait tant contribué à créer. C’est ce consensus fondamental, pour l’essentiel partagé par l’ensemble des pères fondateurs américains, qui serait nécessaire dans l’Europe d’aujourd’hui.