Un réalisme sans charité
Le « roman-poème » de Fabienne Yvert est un livre drôle, caustique, réjouissant – et en réalité assez sombre. Accumulant les « effets de 'bien vu' » au service d'une écriture qui excelle à rendre la sensation de l'envahissement et de la porosité, le dispositif déployé dans Pourquoi l'horizon... tisse avec son lecteur une complicité qui le plonge parfois dans le doute.
Long poème narratif, bref roman en vers libres ? « Roman-poème » selon l’éditeur, Pourquoi l’horizon ne suit pas la barre tordue du balcon, de Fabienne Yvert, n’a pas beaucoup fait parler de lui, et c’est dommage. C’est dommage, aussi, qu’on ait si peu vu sur les tables de librairie la belle couverture dessinée par Camille Nicolle – je le précise, parce que les éditions du Tripode soignent toujours leurs couvertures, et elles ont bien raison.
De quoi s’agit-il ? Marie habite dans un ancien bidonville en bord de mer, près de Marseille ; elle a un chien, un mari (Joseph), trois filles (Bethsabée, Dalila, Séphora) et quelques voisins avec qui elle ne s’entend guère. Le livre donne, à chaque fois en quelques lignes ou en quelques pages, des aperçus fragmentaires sur sa vie et celle de ses proches qui font ressortir tous les côtés mesquins, médiocres, grotesques de leur existence. La grande affaire de Marie : faire agrandir sa maison, vain symbole d’une promotion sociale fantasmée ; « Marie fait fructifier son bien / par la multiplication des parpaings ». On baigne dans une misère aussi matérielle que morale, dans un conformisme plouc et pauvre, où l’on installe des plantes en tissu et en plastique « pour faire joli » (« comme ça pas de problème d’arrosage / ni de pousse intempestive »), et d’où il n’y a pas grand-chose à sauver : le texte déploie une ironie mordante et ravageuse. Il arrive qu’il laisse poindre l’émotion : « La vieille dame d’en face est morte ce matin […] / Avant-hier elle chantait comme un canari dans sa cuisine, / hier elle se sentait défaillir, / Aujourd’hui son cœur a éclaté / lors de l’opération d’urgence / pour lui déboucher les artères. » Mais ça ne dure jamais très longtemps, et cette séquence-là s’achève sur l’image de ces voisins qui « vont discrètement à la plage / Noyer tous ces sanglots entendus, / brasser la mer, / changer d’élément. » Pendant ce temps, « Marie passe l’aspirateur. » S’il y a bien quelque chose en quoi l’autrice excelle, c’est dans l’art du contraste et du contrepoint.
Pourquoi l’horizon… est un livre drôle, caustique, réjouissant – et en réalité assez sombre ; hormis en de rares occasions, ses personnages ne suscitent pas d’empathie. Le texte, fort peu charitable, nous tient à l’écart d’eux, appelle de notre part une lecture rapide, en survol, capable de distinguer les ridicules des uns et des autres sans s’y arrêter. Cela pourrait être un défaut, une faiblesse, une facilité, mais je ne crois pas que c’en soit une ; c’est au contraire ce qui autorise la production constante d’un réalisme fondé sur ce que Vincent Berthelier nomme, à propos de Houellebecq, des « effet[s] de “bien vu” » 1 : le lecteur passe son temps à se dire : « c’est bien vu », parce que le texte, lui, passe son temps à ressaisir, à condenser, à exprimer synthétiquement, des affects et des pré-notions, bien amenées et bien placées – et souvent à coups de bons mots. C’est pourquoi il ne faut pas compter sur Pourquoi l’horizon… pour ébranler nos certitudes ou réformer notre vision du monde et de la société contemporaine : la complicité que le livre tisse avec son lecteur repose plutôt sur une perpétuelle confirmation. Une fois cela admis, on ne peut que trouver que le livre est efficace et se conforme avec brio à son projet. Se dessine tout de même une petite gêne qui est d’ordre politique : un tel dispositif, sans doute, peut parfois donner prise à l’accusation de flatter des idées reçues et d’être vaguement réactionnaire.
Très séduisante est la manière inquiète dont le texte, du début à la fin, mobilise l’imaginaire du grouillement, de l’envahissement, de la fuite, de la porosité – sans qu’on sache toujours bien dans quelle mesure, d’ailleurs, cet imaginaire est celui du texte lui-même, ou, peut-être plus vraisemblablement, celui de ses personnages, envisagés par le texte avec une saine distance (car ce sont les personnages par exemple, et non le dispositif textuel, qui se méfient des immigrés). Il y a beaucoup d’animaux dans ce livre (une liste nous en est donnée à la fin, après celle des personnages), et notamment beaucoup de petites bestioles : des papillons bruns qui déciment les géraniums, des grosses mouches envahissantes, des asticots qui pullulent dans la poubelle ; il y a aussi le bruit du voisinage, contre lequel on n’arrive pas à se défendre ; il y a enfin ces fuites d’eau, quand il pleut, qu’on colmate comme on peut. Cet univers qui se voudrait en expansion (car « les extensions de Marie / ont donné des idées à d’autres habitants » : tout le monde veut agrandir son chez-soi) se confronte vite à ses fragilités et à ses porosités. De tout cela naît comme une sourde angoisse – celle du délitement, de la fissure ; et c’est le texte lui-même qui finit par exploser, à la page 129. Le style sobre et raclé des vers libres cède dès lors le pas à une prose plus dense, plus organisée et aussi plus oratoire, dans lequel se disent la folie (la logorrhée d’un Joseph halluciné qui ne reconnaît plus sa femme) et la colère (qui prend ici comme objet l’abandon derrière eux par les vacanciers de déchets qui souillent les plages). Apparaissent un « je » et un « tu » qui brouillent l’énonciation plus qu’ils ne la fixent, puisque bien sûr on ne saurait voir simplement derrière eux l’autrice et le lecteur, mais qui nous installent dans l’ordre de la profération. Plus encore qu’ailleurs, dans ces dernières pages, il est question d’ordure, de saleté, d’explosion – et d’« univers en expansion » : de quoi conclure ce beau livre avec un puissant bouquet final (et « qui, à part les chiens, n’aime pas les feux d’artifice ? »).