En finir avec la police pour repenser l’ordre social ?
Que fait la police ? Paul Rocher, auteur d'un essai militant aux éditions La Fabrique, est catégorique : peu de choses pour diminuer la criminalité et davantage pour imposer un ordre autoritaire aux demandes populaires. La question devient alors : comment s'en passer ?
Le titre du second ouvrage de Paul Rocher, Que fait la police – et comment s’en passer, publié par La Fabrique, ne fait guère de mystère quant au contenu du livre : l’auteur se propose de définir ce qu’est l’institution policière pour mieux nous inviter à nous en défaire. Dans un contexte international (mort de George Floyd aux mains de la police de Minneapolis le 25 mai 2020, suivie par une vague de mobilisations Black Lives Matter) et national (recours grandissant à des mesures répressives à l’encontre des mouvements sociaux, en particuliers face aux Gilets jaunes en 2018-2019) qui a mis la question de la police — et de sa violence, notamment contre les populations racisées — sur le devant de la scène, l’ouvrage s’inscrit explicitement dans une littérature militante qui connait un nouvel élan 1.
Le premier livre de Paul Rocher, Gazer, mutiler, soumettre 2, également publié chez la Fabrique en 2020, suivait l’exemple de l’excellent Théorie du drone de Grégoire Chamayou : « ce qui importe, c’est moins de saisir le fonctionnement du moyen pour lui-même que de repérer, à partir de ses caractéristiques propres, quelles vont en être les implications en retour 3 ». Autrement dit, l’objet technique s’impose aux pratiques et donc aux rapports sociaux. Paul Rocher y documentait ainsi l’apparition et la propagation des armes non létales (matraque, LBD 40, gaz lacrymogène, etc.) et la façon dont elles orientaient (pour le pire) l’action policière. Le choix de ce prisme resserré permettait à l’auteur d’analyser à l’aune des dynamiques du marché de l’armement non létal et des choix étatiques en termes d’équipement les processus qui traversaient l’institution policière et son usage de la violence répressive.
Que fait la police ? – et comment s’en passer vise à un degré de généralité, et donc de radicalité, supérieur : il ne s’agit pas tant de dénoncer les événements de violence policière que de mettre au jour les caractéristiques essentielles de l’institution policière moderne qui conduisent à cette violence. L’ouvrage, qui fait œuvre de vulgarisation (ce qu’on ne lui reproche pas, bien au contraire), n’apporte pas de nouvelles données, mais compile, recoupe et discute des études académiques et des chiffres fournis par divers corps de l’État. Il s’ouvre sur la remise en cause, études et chiffres en main, d’un mythe policier particulièrement tenace : la police manquerait de moyens pour faire régner l’ordre dans une société au bord de l’ensauvagement. La violence policière, quand elle est reconnue du bout des lèvres, s’expliquerait ainsi par un manque de moyens. À rebours des appels à retirer les fonds accordés aux forces de l’ordre (defund the police) pour les allouer à des services sociaux plus efficaces pour diminuer la criminalité et donc le besoin de police, il faudrait alors employer davantage de policiers et investir dans leur formation et leur équipement. Or, nous montre Paul Rocher, la police a été en France une priorité politique dans les trente dernières années et sa part dans le budget national français n’a cessé de croître, avec une augmentation de 30 % des effectifs. L’importance donnée à l’enjeu sécuritaire ne semble pourtant pas justifiée par la situation du pays : les enquêtes de victimisation révèlent en effet une baisse constante des agressions depuis 2002 et une diminution des vols depuis les années 1990. Autrement dit, l’effort national en matière de sécurité n’est en rien corrélé à une urgence sécuritaire. Surtout, les études internationales sur la police ont souligné la difficulté à établir de manière probante les effets de la police sur la criminalité. Que fait la police ? Il n’est en tout cas pas évident qu’elle dissuade le crime, indépendamment des moyens alloués et des réformes entreprises.
Le livre déplace l’enquête vers les origines de la police moderne pour en saisir « la nature capitaliste 4 ». Cette expression qu’emploie l’auteur est cependant ambiguë. S’inscrivant dans une historiographie critique et marxiste, Paul Rocher montre que la police moderne, institutionnalisée et professionnalisée, apparaît en France dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle alors que le capitalisme français se met en place. En ce sens, la police moderne est bien le fruit du grand bouleversement introduit par le capitalisme et l’industrialisation – mais n’est-ce pas également le cas du communisme ? Certes, la police sous sa forme moderne n’est pas éternelle et est contemporaine à l’émergence du capitalisme mais cela ne nous dit que peu de choses, finalement, sur sa nature.
Les pages sur la relation de la police à l’État et à la société nous semblent bien plus éclairantes. À ceux qui espèrent voir la police rejoindre la contestation (le fameux « la police avec nous 5 »), Paul Rocher adresse un message résolument pessimiste. La police se vit comme une « forteresse assiégée » – assiégée par le reste de la société. Cette séparation entre l’institution policière et la société n’est pas accidentelle mais a été cultivée par l’État. Pour éviter la fraternisation entre le mouvement social et la branche policière spécialisée dans le maintien de l’ordre (les Compagnies Républicaines de Sécurité), ces unités n’interviennent qu’en dehors de leur zone de cantonnement et ont subi plusieurs purges politiques pour en écarter les éléments trop proches du communisme : après les grèves de 1947, le ministre de l’Intérieur, Jules Moch, limoge par exemple deux compagnies et exclut plusieurs agents du fait de leurs sympathies politiques. Cet isolement de la police assure ainsi la loyauté de l’institution à l’État.
Quel est-il, cet État ? S’inspirant des travaux marxistes des années 1970 sur « la dérivation de l’État », Paul Rocher postule que l’État, quoique capitaliste, n’est pas l’appareil privé des capitalistes. La dynamique du marché capitaliste seule tendrait en effet à l’épuisement de la force de travail et donc à son autodestruction. En encadrant la reproduction de la force de travail ou le libre-échange, au détriment parfois des intérêts ponctuels de la classe dominante, l’État offre donc au capitalisme un cadre qui garantit son existence. Cette différenciation des sphères économiques et politiques permet également à l’État de se poser comme « l’instance de médiation centrale des antagonismes sociaux 6 ». Du moins cela est-il vrai tant que les mobilisations contestataires ne menacent pas de renverser le rapport de force en faveur des classes dominées, car alors l’État use et abuse de la police pour briser le mouvement social.
À partir des années 1970, le capitalisme entre en crise suite à une baisse du taux de profit, à la pression d’une classe ouvrière bien organisée et à la compétition internationale. Va s’ensuivre un désengagement progressif de l’État des activités économiques, malgré, parfois, des hésitations des partis de gouvernement. Cette période d’offensive néolibérale, selon les termes de l’auteur, s’accélère à partir des années 2000 et se traduit par une remise en cause des acquis sociaux. La contestation dans la rue va cependant rencontrer une répression policière importante 7. L’État se présente donc comme instance neutre dans le jeu des forces sociales tant que l’existence du marché n’est pas remise en cause – et dans le cas contraire n’hésite pas à sortir la matraque.
Toutefois, « la police n’est pas un pur instrument de l’État, elle bénéficie incontestablement d’une autonomie 8 ». L’écart irréductible entre la généralité des ordres et de la loi, d’une part, et le particulier de la pratique policière, d’autre part, accorde de fait « une marge de manœuvre substantielle 9 » aux agents de police. Depuis 2016, cette autonomie se constate également dans la mobilisation de policiers, notamment au travers de leurs syndicats, pour exiger davantage de l’État, à savoir « [une] amélioration de l’équipement des agents, [une] interprétation plus favorable aux policiers de la légitime défense et plus généralement du recours à la force, […] ainsi que la défense de la réputation de l’institution face aux accusations de violences et de racisme 10 ». Autonomie de la police, certes, mais jamais pour soutenir les demandes populaires – seulement pour réclamer un usage plus libre de la violence contre celles-ci et, plus généralement, contre les populations dominées et racisées. Nouvelle douche froide pour ceux qui espéraient encore quelque chose de la police.
Ce parti pris de l’institution policière, Paul Rocher l’explique notamment par les origines sociales de ses membres. Avant même d’intégrer les écoles de police, la majorité des aspirants à la fonction a en effet « une conception purement répressive du métier 11 ». Par ailleurs, preuve de la revalorisation des salaires et des statuts, « depuis le début des années 1980 la part générale des enfants d’ouvriers est en baisse très significative, tandis que celle des enfants de cadres a été multipliée par deux 12 ». Un autre mythe, celui d’une police issue des milieux populaires, est ainsi battu en brèche. Les écoles de police et la carrière achèvent de développer un esprit de corps qui ne faiblit que rarement, même face aux actes des collègues. Si donc la police vote massivement pour le Rassemblement National et fait preuve de biais racistes dans ses pratiques, ce n’est pas dû à l’efficacité des militants d’extrême-droite : « si ces agitateurs réussissent extraordinairement bien dans l’institution policière, c’est parce que son architecture même y est favorable 13 ».
L’auteur rompt donc avec tout espoir de réformisme ou d’alliance sur fond de convergence des luttes. La police serait encline à user de la force contre les couches les plus populaires, contre les minorités racisées, contre les femmes et elle n’en démordra pas. La police ne sera pas avec nous. La question s’inverse alors et il ne s’agit plus de savoir ce que fait la police, mais : que fait-on de la police ? Refusant la (fausse) dichotomie entre police nationale et milices privées d’Ancien Régime, l’auteur se positionne contre la police et examine deux organisations non-policières de l’ordre public : l’une en Afrique du Sud (depuis les années 1940), l’autre en Irlande (à partir de 1969 avec un délitement dans les années 2000). Détaillons ce premier exemple sud-africain. À partir des années 1970 des tribunaux populaires vont se mettre en place pour gérer les problèmes locaux (conflits de voisinage, vols, violence domestique…). Si ceux-ci varient au cours du temps dans leur dénomination (d’abord makgotla puis tribunaux du peuple et enfin comités de rue) et leur composition (on y observe un rajeunissement et une féminisation progressive), ils restent constants dans leur méfiance vis-à-vis de l’État associé à l’apartheid et leur volonté de poursuivre une justice plus réparatrice que punitive. Les sentences prononcées privilégient par conséquent « des actions de compensation et de restitution aux victimes, des excuses […] la réduction ou la suspension de l’accès aux services mis à disposition par la commune […] voire l’expulsion du quartier ». 14 Ces tribunaux s’organisent habituellement à l’échelle d’un quartier. Ainsi, le comité de Guguletu, quartier de la métropole du Cap, est composé de dix membres nommés pour trois ans, souvent à parité, et se réunissant hebdomadairement.
Ces deux exemples ne permettent pas seulement de prouver que l’on peut effectivement se passer de police mais également d’examiner comment. Puisque la police moderne se caractérise par « la formation d’une institution en charge de la coercition, distincte de la société, au sein de laquelle les individus adoptent un esprit de corps 15 », alors il s’agit d’en saper les dynamiques en établissant notamment « la rotation régulière des fonctions, l’élection, le lien organique avec la communauté locale et l’équilibre du genre 16 ».
Qualité très appréciable de cette partie, Paul Rocher ne cache ni la spécificité des exemples choisis, ni les difficultés rencontrées par ces expériences politiques. Dans les deux cas, en effet, les populations sont d’emblée défiantes vis-à-vis d’une police qui s’impose comme la main armée d’un ordre colonial. L’étude de la situation irlandaise montre également en quoi la prise en charge des tribunaux populaires par l’Armée républicaine irlandaise (IRA) a pu dégrader les relations de celle-ci avec la population dans son ensemble – pari que semble avoir fait les autorités britanniques. Bref, il ne s’agit pas d’ériger ces deux exemples en modèles mais plutôt de les prendre comme des laboratoires.
Un regret toutefois. Si l’on peut se réjouir que l’auteur facilite l’accès à des cas d’étude peu connus dans le monde académique et militant francophone, il nous semble que ces réflexions sur l’ordre non-policier se construisent encore de façon trop insulaire. En effet, en nous cantonnant aux publications en français des deux dernières années, on trouve par exemple d’excellentes pages sur le féminisme anticarcéral et ses pratiques pour éviter le recours à la police dans Abolir la police : Échos des États-Unis du Collectif Matsuda et une analyse des plus stimulantes de la justice zapatiste dans les Chiapas dans la contribution de Jérôme Baschet à Défaire la police. On peut comprendre que l’auteur ait voulu concentrer le gros de l’argumentation sur la détermination de la nature essentielle de la police comme institution autoritaire séparée de la société (et partant, comme appartenant irréductiblement au camp de la répression), puisque, malgré les scandales policiers qui ponctuent régulièrement l’actualité, il y a fort à parier que même à gauche (et peut-être même à la gauche de la gauche ?) l’option réformiste reste majoritaire. Mais en ne consacrant à la question de l’ordre non-policier qu’une cinquantaine de pages (le chapitre 5 et la conclusion) et en s’appuyant peu sur les réflexions faites ailleurs à partir d’autres cas, l’ouvrage nous semble limiter quelque peu ses ambitions. On en aurait voulu plus — mais le sillon est fertile et d’autres ouvrages, de Paul Rocher ou d’autres, le creuseront de nouveau et, on l’espère, plus profondément encore.
Que fait la police ? Paul Rocher est catégorique : peu de choses pour diminuer la criminalité et davantage pour imposer un ordre autoritaire aux demandes populaires et aux populations les plus dominées. Comment s’en passer ? En tirant les leçons des expériences ici et là mais également en inscrivant le dépassement de la police dans l’horizon anticapitaliste. Démanteler la police (ou plus modestement, en diminuer les fonds) c’est se donner les moyens de financer des services publics et de diminuer le poids des violences policières, notamment contre les mouvements sociaux allant à l’encontre du système néolibéral. Au contraire, mettre fin au capitalisme, c’est réduire les tensions et la criminalité qu’il génère et donc le besoin de police. L’auteur donne ici le mot d’ordre : la remise en cause de l’institution policière est tant un moyen qu’une fin pour repenser l’ordre social et économique dans son ensemble.
Sources
- Pour n’en citer que quelques-uns : Amal Bentounsi et al., Police (Paris : La Fabrique, 2020) ; Jérôme Baschet et al., Défaire la police (Paris : Divergences, 2021) ; Collectif Matsuda, Abolir la police : Échos des États-Unis, 2021.
- Paul Rocher, Gazer, mutiler, soumettre : politique de l’arme non létale (2020 : La Fabrique, s. d.).
- Grégoire Chamayou, Théorie du drone (Paris : La Fabrique, s. d.), 27.
- Paul Rocher, Que fait la police ? et comment s’en passer (Paris : La Fabrique, 2022), 132.
- Éric Hazan, « La police avec nous ! », in Police, par Amal Bentounsi et al. (Paris : La Fabrique, 2020).
- Rocher, Que fait la police ? et comment s’en passer, 146.
- Rocher, 148-150. Voir aussi Rocher, Gazer, mutiler, soumettre : politique de l’arme non létale, chap. 6.
- Rocher, 169.
- Rocher, 171.
- Rocher, 169.
- Rocher, 154. Ce faisant l’aspirant policier place ses pas dans une vieille tradition, voir ici Guillaume Lancereau, Suzanne Rochefort, et Jan Synowiecki, Échos des lumières : Un XVIIIème siècle pour aujourd’hui (Paris : Nouveau Monde Éditions, 2022), 16.
- Rocher, Que fait la police ? et comment s’en passer, 153.
- Rocher, 159.
- Rocher, 185.
- Rocher, 208.
- Rocher, 208.