La Révolution comme tragédie
La Révolution française incarnée par trois personnages : Hébert, Robespierre, et Desmoulins. Héros du récit : Camille Desmoulins, initialement ami et allié de Robespierre, mais qui, de plus en plus critique du Comité de salut public, de plus en plus suspect de modérantisme, sera finalement guillotiné avec Danton en avril. Les effets de rupture se multiplient avec une sorte de brutalité dans l'écriture – qui n'est pas sans séduction mais qui interroge.
Dans Pour vous combattre, Joseph Andras raconte l’aventure du journal Le Vieux Cordelier, qui parut en décembre 1793 et en janvier 1794, et évoque le destin de son rédacteur, Camille Desmoulins, initialement ami et allié de Robespierre, mais qui, de plus en plus critique du Comité de salut public, de plus en plus suspect de modérantisme, sera finalement guillotiné avec Danton en avril. Les sept numéros du Vieux Cordelier, y compris le dernier longtemps resté inédit, correspondent à autant de chapitres qui organisent le récit, chapitres eux-mêmes divisés en brèves séquences numérotées, selon un principe de composition qui privilégie les effets de rupture sur les effets d’enchaînement et qui ne dédaigne pas, d’ailleurs, de nous emporter sans préavis ni transition loin de Paris, de la Convention et du Club des Jacobins, sur les théâtres de la guerre civile ou de la guerre étrangère, en Vendée ou aux frontières, et jusqu’aux Caraïbes. Ajoutons le style coupé des phrases elles-mêmes : tout cela produit une sorte de brutalité dans l’écriture, qui n’est pas sans séduction.
Desmoulins est le héros de Pour vous combattre ; le livre de Joseph Andras prend parti pour lui dans sa lutte contre Hébert puis dans celle, plus déchirante, contre Robespierre. C’est au flamboyant Desmoulins que vont les sympathies du lecteur, à ce Desmoulins dont les préoccupations humanistes et libérales, les plaidoyers pour l’adoucissement de la pénalité, le refus des exactions dans la guerre, la défense de la liberté de la presse, ne peuvent que nous plaire – mais un écrivain, et même le lecteur d’un livre, peuvent-ils décemment faire autre chose que se rallier à celui qui défend la liberté d’écrire ?
Il ne s’agit pas ici d’ouvrir un débat historiographique ; le fait est que le dispositif narratif est biaisé en faveur du rédacteur du Vieux Cordelier, et assume de l’être. Cela tient en particulier à ce que les raisons de haute stratégie militaire et politique qui poussent la Révolution menacée, sous la conduite de Robespierre, à durcir sa ligne, ne sont, en fait, guère mentionnées. Les affrontements entre camps (les enragés, les centristes, les indulgents) semblent se réduire à des affrontements entre trois fortes personnalités, entre trois tempéraments (Hébert, Robespierre, et Desmoulins qui prend donc ici le pas sur Danton) : la Révolution semble une affaire intégralement psychologique – et la psychologie de Desmoulins nous est non seulement plus sympathique, mais encore plus accessible, que celle de Robespierre ; le premier, qui « cavale dans la vie tant bien que mal », a des failles dont est dépourvu le second, qui est « l’unité de l’idée et de l’existence », qui est « tout entier ascèse, austérité et droiture », et qui par cela même nous ennuie et nous effraie. Mais une conception aussi idéaliste des enjeux de la Révolution ne peut que nous faire prendre le parti de celui qui, justement, semble incarner cet idéalisme en politique, à savoir Desmoulins.
Que la Révolution soit essentiellement un drame psychologique, Joseph Andras nous le suggère lorsqu’après avoir paraphrasé tel discours ou tel numéro de journal, il nous montre un Desmoulins rendu, pensif, à son intimité, auprès de sa femme Lucile et de son fils Horace, ou un Robespierre presque brisé qui, fuyant la furie des événements, se retire momentanément du jeu. Dans ces moments-là, la reconstitution historique le cède à l’invention romanesque, et le « certain » au « probable », pour reprendre les termes dans lesquels le narrateur thématise ce changement de registre ; l’auteur ne s’y résout pas sans hésitation, sans une prudente modalisation du propos, tant est grand son scrupule, mais enfin : « Peut-être [Horace] dort-il dans son berceau, écrit-il, peut-être empêche-t-il Lucile Desmoulins née Duplessis de fermer ses yeux qu’on dit sombres, quoique moins que ne le sont ceux de Camille […]. Ils s’aiment, tous trois, et leur amour fait un grand trou dans le fracas du dehors. Ils s’y roulent, couturent leurs peaux, se couvrent de baisers […]. » Ou, bien plus loin : « Personne ne saura jamais le mal qui fracture l’âme et le corps de Robespierre en ce mois de silence. […] Peut-être Robespierre sent-il la solitude accabler sa poitrine ; peut-être les cauchemars gagnent-ils nombreux ses nuits déjà si courtes ; peut-être le sang coule-t-il plus vif à son nez ; peut-être ronge-t-il ses ongles davantage encore. » Ces passages sont réussis, saisissants. Ils contribuent, en grandissant les grandes figures, en réduisant leurs affrontements politiques à des conflits de valeurs ou de vertus, en insistant sur les drames intimes de la conscience, à donner au récit une sorte d’épure tragique. De ce point de vue, Andras semble avoir retenu la leçon de Georg Büchner (dans sa pièce La Mort de Danton, 1835) ou d’Andrzej Wajda (dans son film Danton, 1983) : le récit de la Révolution gagne incontestablement en efficacité dramatique si on le fait reposer sur l’affrontement schématique de grandes personnalités. Littérairement, cela marche.
Le style de Joseph Andras appelle quelques réflexions, et même quelques réserves, car l’auteur exhibe de nombreuses marques de littérarité qui paraissent bien artificielles. Bien sûr, certaines formules sont heureuses : j’admets par exemple le « grand trou » fait par l’amour « dans le fracas du dehors », cité plus haut, et j’accepte que « le Bas-Rhin a[it] sur le dos des linges de neige » ; mais je suis gêné par certaines inversions un peu pédantes (« dès lors qu’ils mal agissent » au lieu de « qu’ils agissent mal »), les détours précieux (« c’est surtout qu’il a faim et que le froid l’étreint » : pourquoi pas l’inverse ?), les images gratuites (« les privilèges sont affaire de cendres balancées dans le vent »), ou l’inutile renforcement de trop en « par trop » (« les âmes par trop zélées »), peut-être supposé donner de la grandeur à la phrase. L’intérêt littéraire de pareils choix stylistiques ne m’apparaît pas. De même, que penser de cette insistance du narrateur à se montrer partout (« disais-je », « j’entends », « je l’ai dit », « je ne veux rien inventer », « j’imagine sans difficulté », « je ne doute pas », « je crois », « j’ai dit », « peut-être n’ai-je pas dit », etc.) ? Le parti pris, en l’occurrence, est d’autant plus discutable que Pour vous combattre ne se présente pas comme une enquête, contrairement à Au loin le ciel du sud (2021), du même auteur, qui partait sur les traces d’Hô Chi Minh à Paris : on aurait pu imaginer une instance narrative plus discrète. Dans une certaine mesure, cette mise en évidence permanente d’une ressaisie surplombante du récit souligne sa dimension rétrospective, nous impose de le lire depuis sa fin, et contribue à un certain sentiment du tragique – soit. Mais voici qui relève, hélas, de la pure et simple préciosité : « C’était il y a peu ; le soir s’allongeait sur la Seine en manière de naissance. On rapportera que le ciel et l’eau étaient d’un rouge uni et que la ville avait l’allure d’une toile de maître, mais ce sont là des dires, transmis au long des siècles, qu’on serait bien en peine de garantir. »
Cette exhibition de littérarité a sans doute rapport avec le genre même du livre, qui est un « récit » et non un roman à proprement parler, même si, comme je l’ai dit, il y a des passages qui tendent vers le romanesque. On dirait que, pour élever le récit historique, factuel, non fictionnel (ou si peu) au rang d’œuvre littéraire, il fallait en rajouter, non seulement dans le travail stylistique, mais dans l’ostentation styliste. D’autres auteurs contemporains, dont la démarche est proche (je pense notamment à Éric Vuillard, également publié chez Actes Sud, et prix Goncourt en 2017 pour L’Ordre du jour), se trouvent confrontés au même problème, qui est en quelque sorte un problème de légitimité, et le résolvent différemment. En tout cas, la posture d’Andras dit quelque chose sur certaines problématiques littéraires contemporaines – et notamment celles des frontières même du littéraire, en un temps où le (bref) récit historique et littéraire à la fois est un genre à la mode –, et propose un moyen de se débattre avec elles.