Vous trouverez à ce lien les autres épisodes de cette série d’été en partenariat avec la revue Le Visiteur.
Quelles relations peut-on établir entre la structure, l’ornement et le temps, trois termes dont le rapprochement ne va pas entièrement de soi ? Si la structure et l’ornement se trouvent fréquemment associés, c’est en réalité sur un fond d’opposition entre ces deux dimensions de l’architecture, opposition que le Mouvement moderne a poussée à son comble en choisissant de privilégier la première au détriment de la seconde. Comment oublier la condamnation sans appel de l’ornement prononcée par Adolf Loos au début du XXe siècle 1 ? Par-dessus tout, structure et ornement ne semblent pas entretenir de rapports évidents avec la question du temps. La remise en cause des idéaux structurels hérités du XIXe siècle et de la modernité ainsi que le « retour » fréquemment évoqué de l’ornementation sous l’influence des technologies numériques pourraient bien toutefois renvoyer à une crise du rapport de l’architecture à la mémoire et à l’histoire et démontrer, en quelque sorte a contrario, que la structure et l’ornement ont quelque chose à voir avec le temps. Tel sera notre argument dans les pages qui suivent.
Dans cette réflexion, nous voudrions partir de l’étrange impression que donnent de nombreux projets contemporains, des projets souvent étroitement dépendants des logiciels de conception assistée par ordinateur, de ne pas s’inscrire dans un régime d’historicité clair. Qu’il soit entendu d’emblée que l’ambition qui nous anime n’est ni de condamner ni de promouvoir cette production, mais plutôt de réfléchir à certains de ses présupposés fondamentaux, d’explorer les limites de ces présupposés et surtout de réfléchir à ce qu’ils nous révèlent des enjeux de l’architecture à l’ère de sa production au moyen d’outils numériques.
De tels projets font un peu songer à ces vaisseaux spatiaux venus de lointaines galaxies que les romans et les films de science-fiction nous décrivent arrivant sur notre planète, souvent avec des intentions hostiles. Ces vaisseaux semblent sans âge, neufs ou d’une ancienneté si grande qu’elle confine à l’immémorial. Bien sûr, le neuf et l’inédit donnent souvent l’impression d’être immémoriaux à la façon de la page blanche sur laquelle rien n’a été écrit ou tout s’est effacé. À cela s’ajoute que l’architecture a toujours entretenu une relation pour le moins étrange, voire paradoxale, avec le temps. Tandis qu’elle en portait les traces, elle s’est constamment montrée animée du désir de le vaincre au nom de la mémoire protégée de ses atteintes. Ce désir de préserver la mémoire et de la transmettre aux générations à venir est à l’origine de la notion de monument, on le sait 2.
De la plus haute antiquité à la modernité, des pyramides aux gratte-ciel, on pourrait multiplier les exemples de monuments qui ont cherché à vaincre le temps afin de pouvoir transmettre intacts les messages que leur avaient assignés leurs créateurs. Mais en même temps que ces monuments cherchaient à transcender les conditions qui avaient présidé à leur naissance, tous captaient quelque chose d’essentiel à propos de l’époque et de la société qui les avaient conçus. Ils contribuaient ce faisant à jeter les bases d’une histoire faite d’âges successifs d’une humanité accumulant les traces bâties à la façon d’une sédimentation artificielle de matériaux, de formes et de signes pouvant s’assimiler à une collection de documents, voire à une bibliothèque. Un architecte comme Léon Vaudoyer l’avait bien compris. La célèbre formule de son ami Hippolyte Fortoul qu’il fait sienne, « l’architecture est la véritable écriture des peuples 3 », ne visait rien d’autre que cette capacité des monuments à documenter les âges successifs de l’humanité en fondant ainsi la possibilité de l’histoire.
On pourrait se demander à ce stade ce que la situation actuelle présente de nouveau. Après tout, les projets qui doivent beaucoup au numérique ne font qu’exprimer un certain nombre de vérités de leur époque, la nôtre, en renvoyant au catalogue des technologies disponibles, mais aussi à la culture dont ces technologies sont solidaires, cette culture de l’ère numérique qui imprègne aussi bien la littérature que le cinéma, l’architecture que la musique. De ce point de vue, le « paramétricisme » de Patrik Schumacher peut effectivement s’assimiler à un « style », ainsi que le suggère avec insistance le partenaire de Zaha Hadid, dans la mesure où il renvoie au mode de production et à un certain nombre d’obsessions de l’architecture contemporaine 4.
Qu’y a-t-il de nouveau aujourd’hui par rapport à hier ? La réponse réside dans une sorte d’indifférence à la question du temps qui passe et des générations futures. Il ne s’agit plus de vaincre le temps et, au travers de cette quête, d’esquisser les conditions de possibilité de l’histoire en laissant des traces déchiffrables par d’autres. Le défi du temps n’est plus relevé. Tout se passe comme si la question de l’avenir ne se posait plus.
Un Présent Perpétuel
Dans Culture numérique et architecture, nous avons cherché à relier cette étrange mise entre parenthèses d’une interrogation qui avait longtemps travaillé l’architecture, du moins dans sa définition occidentale, à un certain nombre de phénomènes dont certains sont caractéristiques de la discipline tandis que d’autres relèvent de dynamiques plus générales 5.
Au premier rang de ces dernières figure le temps social sans perspectives claires qui semble s’imposer de la télévision à l’Internet, un temps saturé d’événements qui se suivent sans forcément dessiner une évolution, comme si l’histoire se trouvait indéfiniment suspendue au profit d’un éternel présent ou d’un futur si proche de ce que nous connaissons qu’il fait figure de simple intensification des conditions actuelles. Bien sûr, ce temps indéfiniment ralenti, ou encore cette actualité en perpétuelle intensification semblent ne conduire qu’à la catastrophe finale d’une planète rendue inhabitable par les actions irréfléchies de l’homme. Mais la perspective de l’apocalypse ne remplace pas l’histoire ; elle participe de son abolition dans nos consciences saturées d’événements en série et de menaces qui barrent l’horizon. Au sein d’un présent qui scintille des feux de l’actualité, feux d’autant plus vifs qu’ils se détachent sur un fond de lourds nuages orageux, la forme architecturale tend à s’assimiler elle-même à un événement à la fois technique et artistique. Plus profondément encore, elle devient analogue à une forme d’action. Avant d’en arriver à l’efficacité énergétique et à l’impact culturel qu’on exige d’elle de plus en plus souvent aujourd’hui, son caractère performatif, souligné par de très nombreux théoriciens et praticiens de l’architecture 6, pourrait bien procéder de sa consubstantialité avec l’événement et l’action qui le déclenche. Elle partage ce caractère performatif avec le vaisseau spatial venu d’ailleurs dont le caractère formidable provient de l’alliance intime entre pureté géométrique et puissance de tir.
Le numérique joue bien entendu un rôle dans cette évolution, ne serait-ce qu’en raison du lien profond qui existe entre information et événement. Comme l’écrivait autrefois le philosophe Pierre Lévy, « un bit n’est ni une particule de matière, ni un élément d’idée, c’est un atome de circonstance 7 ». En aval de cette identité fondamentale, l’Internet constitue l’incarnation la plus évidente de ce monde d’événements sans flèche historique claire dans lequel nous sommes plongés. Il reste de ce point de vue fidèle à la métaphore originelle du cyberespace comme une sorte de Strip de Las Vegas géant qu’avaient proposée des auteurs comme William Gibson dans Neuromancer 8. À Las Vegas, il se passe constamment quelque chose – spectaculaires, saturé de signes, d’ambiances et de couleurs qui s’entrechoquent, les hôtels géants, du Caesars Palace au Venice, du New York au Paris, font eux-mêmes figure d’événements – mais rien ne semble jamais changer et l’activité fébrile du personnel et des touristes n’engendre que sa propre répétition. Facebook ou Twitter suggèrent une impression assez comparable à la fois d’hyperactivité et de répétition.
Il va de soi que les événements auxquels il est fait ici allusion n’ont que peu de rapports avec des événements historiques, au sens traditionnel du terme. Dans le flot de l’actualité, peu de faits renvoient à un avant et un après clairement identifiés. En revenant à l’architecture, l’absence apparente de flèche du temps – apparente, car il s’agit bien sûr d’une perception collective davantage que d’une structure objective – permet de mieux comprendre les nombreuses références faites à la nature et à des phénomènes comme l’émergence 9. La forme architecturale semble se produire à la façon d’un phénomène de changement de phase, avec la même absence de signification. On comprend mieux du même coup les réticences contemporaines à l’égard de la dimension symbolique, réticences qui s’expriment avec une acuité particulière dans les débats qui ont trait à l’ornement.
Mais ce n’est pas de l’ornement que nous voudrions traiter dans l’immédiat. L’ornement revient, on l’a dit. En revanche, la structure semble progressivement s’effacer du front des préoccupations architecturales. Un tel effacement se révèle intimement lié à la question du temps et de l’histoire. Une fois ce point crucial établi, il sera temps d’en venir à ce « retour » de l’ornement tour à tour célébré et vilipendé par la critique.
La structure et le temps
L’effacement de la structure soulève la question du statut du temps et de l’histoire dans l’architecture. Il faut noter que ce qui s’efface est en réalité plus général que la structure. Il s’agit du caractère déterminant pour l’édifice de l’organisation constructive interne, organisation qui pour être interne n’en affleurait pas moins fréquemment en façade. Tout un pan de la tradition d’inspiration vitruvienne qui avait prévalu à partir de la Renaissance se rapportait à cet affleurement, un affleurement souvent fictif, il faut le noter, comme au palais du Te de Giulio Romano 10. L’architecture des XIXe et XXe siècles avait repris à son compte cet idéal d’expression de l’organisation constructive.
À ce propos, on peut convenir d’appeler construction ou encore tectonique ce quelque chose de plus général que la structure au sens des ingénieurs, qui contribuait à donner sa pleine portée au projet et à l’édifice 11. Au regard de la remise en cause d’une dimension longtemps constitutive du projet, peu importent au fond les termes employés. Une telle remise en cause peut s’expliquer de plusieurs manières. Une certaine instabilité programmatique joue à coup sûr un rôle dans la mesure où elle tend à privilégier une organisation du bâtiment à partir de l’enveloppe. Les impératifs énergétiques jouent un rôle encore plus déterminant. L’architecte espagnol Iñaki Abalos évoque à cet égard un passage du registre structurel à celui de la thermodynamique 12. Ainsi que l’explique George Legendre dans son « Livre des surfaces », les logiciels de conception assistée par ordinateur tendent à promouvoir une approche du projet en termes de relations paramétriques plutôt que de parties 13. La crise actuelle des déterminations structurelles est aussi liée à ce tropisme auquel il devient de plus en plus difficile de résister. Lorsque la structure se trouve encore revendiquée, elle se pare souvent d’une complexité visuelle si grande qu’elle tend à se confondre avec un ornement géant. Le stade olympique de Pékin de Herzog & de Meuron est symptomatique de ce brouillage qui tend à rabattre la profondeur structurelle sur l’épiderme, à réduire la structure à une condition fondamentalement surfacique, d’où son caractère ornemental.
L’affaiblissement ou l’éclipse du structurel et plus généralement de la construction ou de la tectonique au profit de la peau entretient toute une série de liens avec la crise du rapport à l’histoire. Il remet tout d’abord en cause l’idée de ruine, puisque la ruine pouvait s’assimiler à la construction retournant progressivement à l’état de nature. Dans la tradition occidentale, la ruine jouait un rôle essentiel : elle marquait à la fois la toute-puissance des lois naturelles et la capacité de l’homme à en suspendre un moment le cours pour instaurer une histoire humaine du monde. Elle reflétait ce faisant la prétention de l’architecture consistant à s’inspirer de la nature et de ses lois pour construire un monde humain. L’une des sources de l’expressivité de ses productions résidait d’ailleurs dans leur capacité à rendre sensible l’itinéraire menant de la nature à la société. La ruine marquait le trajet en sens inverse, mais elle renvoyait ainsi à l’existence d’une histoire générale, transcendant les limites spatio-temporelles des sociétés et des civilisations particulières, histoire au sein de laquelle s’accomplissait le cycle menant de l’édification à la ruine puis à la reconstruction sous des espèces différentes de ce qui avait été ruiné. La généralité de cette histoire se manifestait par la persistance de l’« habiter » au cours de ces différentes phases. Ainsi que le révèle avec insistance la peinture, on continuait d’habiter les ruines. Les bergers d’Arcadie, la Sainte Famille, ou encore les poètes de l’ère romantique y avaient élu tour à tour domicile.
Il est difficile d’imaginer l’architecture numérique en ruine à la façon des édifices antérieurs. Le cycle n’a plus lieu d’être et le processus de ruine semble désormais remplacé par une obsolescence aussi soudaine que radicale. On en revient à l’analogie avec le vaisseau spatial. Les humains n’ont pas vocation à vivre dans les coursives des vaisseaux spatiaux laissés à l’abandon. Le premier film de la série Alien nous dévoile d’ailleurs ce qui leur arrive lorsqu’ils enfreignent ce principe.
La structure renvoyait aussi à l’historicité de l’architecture par l’intermédiaire des liens qui se tissaient entre la culture d’une époque et la façon dont celle-ci concevait l’assemblage des éléments constructifs à la façon d’une sorte de langage. Ces liens avaient fasciné des personnalités aussi différentes qu’Eu- gène-Emmanuel Viollet-le-Duc et Erwin Panofsky 14. À presque un siècle de distance, le théoricien du rationalisme structurel et l’historien de l’art avaient tous deux cherché à comprendre comment l’attitude face au monde et la façon de raisonner d’une société pouvaient se refléter dans le mode de construction qu’elle adoptait.
La portée d’une telle question s’affaiblit avec la tendance à substituer des relations entre paramètres aux parties de la construction. Une autre façon d’interpréter ce déplacement consiste à le rapporter au balancement qui caractérisait traditionnellement l’architecture, entre l’affect et la possibilité du langage. D’un côté, l’architecture et la construction renvoyaient à un ensemble de sensations antérieures au langage, sensations correspondant peu ou prou à ce que de nombreux concepteurs appellent aujourd’hui affect – en se référant de manière pas toujours pertinente – à la philosophie de Gilles Deleuze 15. De l’autre, elles suggéraient, la construction tout particulièrement, que l’édifice était sur le point de parler. Bien entendu, le charme aurait été rompu si l’édifice s’était mis effectivement à parler. En d’autres termes, il ne pouvait y avoir d’architecture entièrement réductible au langage. Mais la construction suggérait la possibilité d’une telle réduction au moyen de l’assemblage raisonné de ses parties.
Dans l’architecture numérique contemporaine, l’affect semble aujourd’hui triompher sans partage. Un certain type de relation entre architecture et société, architecture et historicité semble du même coup s’effacer du devant de la scène. Cet effacement se révèle contemporain d’un retour en force de l’ornement sur lequel il convient à présent de dire quelques mots. Car ce qui s’en retourne n’est pas tout à fait ce qui avait disparu avec le Mouvement moderne. L’ornement contemporain n’est plus ce supplément de la construction – supplément au sens derridien du terme – d’autant plus essentiel qu’on pouvait imaginer la substance de l’édifice sans lui. L’ornement n’apparaît plus comme ce commentaire de la structure, disposé en des emplacements stratégiques, qui contribuait à renforcer l’impression que l’édifice était sur le point de parler tout en renvoyant simultanément à un plaisir des sens irréductible au jeu de l’argumentation constructive. Il se révèle à présent pleinement autonome, au point de se substituer en de nombreux cas à la structure comme principe d’organisation du projet 16.
Autonome, sans signification ainsi qu’aiment à le répéter de nombreux concepteurs contemporains qui le rattachent à la seule recherche de l’affect, l’ornement ne renvoie plus à des codes-là encore quasi linguistiques. Du coup, il ne s’inscrit plus dans une histoire des significations successives du décor architectural et il tend à se démoder à la façon dont le design muet d’un objet technique devient obsolescent.
De la structure à l’ornement, ce qui semble se jouer, ce n’est pas tant une crise de l’architecture en tant que discipline, que la remise en cause de son mode d’existence en tant que tradition. En fait, discipline et tradition s’avéraient inséparables l’une de l’autre. Leur décollement correspond à l’incertitude qui affecte à présent le rapport de l’architecture au temps. Tout se passe comme si l’architecture rejoignait l’ingénierie dans son indifférence fondamentale à l’égard du temps, de la mémoire et de l’histoire.
Il n’est pas étonnant dans ce contexte que l’on assiste à la montée en puissance d’un discours sur la nature, une nature qui verrait la convergence de l’organique et du calculable. De la tentation biomimétique au culte voué aux phénomènes d’émergence, la nature investit des pans entiers de la réflexion et de la pratique architecturale contemporaines. Il ne s’agit plus pour l’architecture de se servir de la référence naturelle comme d’une base permettant de mesurer un éloignement progressif synonyme de l’instauration du règne de l’humain, mais plutôt d’en faire une sorte d’horizon indépassable de l’efficacité de la conception.
À ce stade, on peut bien sûr choisir de s’enfoncer dans la dénonciation des errements du présent. Plutôt que de jouer les Cassandre, essayons de discerner quels scénarios d’évolution sont susceptibles de se dessiner à partir de la situation actuelle. Il est bien sûr loisible de préférer certains scénarios. Il convient dans ce cas de se demander comment éviter les autres.
Premier scénario, celui d’une société qui resterait durablement dépourvue de vision claire de l’histoire. Une telle situation n’aurait rien d’inédit. De nombreuses sociétés humaines ont vécu par le passé sans se référer à une histoire dotée d’une signification. Il est vrai qu’elles ont rarement laissé des monuments durables. Au sein de ce type de société, il est possible d’imaginer une architecture très proche, par son caractère performatif, de la technologie ou de l’art contemporain, une architecture qui ne serait plus une tradition. Cette hypothèse s’avère parfaitement envisageable, même si on peut en préférer d’autres. Au cas où il semblerait tout de même souhaitable de restaurer une relation entre l’architecture, le temps, la mémoire et l’histoire, plusieurs pistes se présentent. La première consiste à redonner un sens à la notion de structure et à réinventer la tectonique. C’est l’ambition de recherches comme celles de Cecil Balmond ou Neil Leach 17. Mais tout en reconnaissant l’intérêt de leurs démarches, on peut se demander s’il ne faut pas se montrer plus radical que la revendication d’assemblages non cartésiens » ou l’intérêt voué à la notion de swarm tectonic, tectonique s’inspirant de la figure de l’essaim. Ne conviendrait-il pas de prendre pour modèle la peau plutôt que le squelette, cette source d’inspiration privilégiée de l’imaginaire structurel traditionnel, la peau dont Paul Valéry disait que rien n’est plus profond 18 ?
Un tel déplacement permettrait de donner sa pleine portée au retour actuel de l’ornement et surtout à la confusion croissante qui semble régner entre les registres de l’ornemental et du structurel. Dans cette hypothèse, il reste tout de même à se demander ce qui s’avère susceptible d’articulation dans le projet d’architecture. En d’autres termes, sur quels éléments jouer afin de rétablir cette poétique de l’assemblage qui permettait au vocabulaire constructif et ornemental traditionnel de donner l’impression que l’architecture était sur le point de parler ?
Le problème renvoie nécessairement, à notre sens, à la vieille question des éléments de l’architecture. Il n’est pas fortuit qu’un architecte comme Rem Koolhaas en arrive à se reposer aujourd’hui cette question 19. À l’identification des éléments pertinents du projet d’architecture – des éléments peut-être plus topologiques que géométriques, à l’instar de ces inflexions et de ces plis qui constituent l’un des fondements du vocabulaire formel de l’architecture numérique –, il convient d’ajouter la nécessité de s’interroger sur la signification de tels éléments. Pas de rapport à l’histoire sans l’acception d’une dimension symbolique qui participe de l’inscription de l’architecture dans le contexte de son époque.
Sur ce dernier point, il reste à vaincre la réticence de nombreux concepteurs inquiets d’un possible retour au postmodernisme et à un symbolisme marqué du sceau de la superficialité. Mais leur opposition procède peut-être d’une incompréhension. Car la signification en architecture ne doit pas être conçue comme un système d’équivalences entre un vocabulaire de formes prédéterminé et un ensemble tout aussi fixe de valeurs. Là réside l’erreur fondamentale des post-modernes,même s’ils avaient raison de réclamer, comme Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour un réexamen de la question du symbolique en architecture 20. Loin de résider dans un système de correspondances figé de ce type, la signification doit être plutôt envisagée comme un processus dynamique, comparable à l’émergence, au déploiement d’une articulation et d’un sens qui renverraient à une série indéfinie d’analogies entendues comme autant de destins en puissance. La théorie vitruvienne de la correspondance entre les espèces de colonnes et les corps masculins, féminins et adolescents pourrait bien constituer un exemple paradigmatique. Car la colonne dorique n’était pas entièrement masculine et associée de manière rigide à des programmes comme le temple, le palais de justice ou la prison. La colonne ionique n’était pas davantage féminine. Les colonnes renvoyaient à un devenir humain jamais complètement achevé. Elles pouvaient s’assimiler à des processus de différenciation, à des tendances auxquelles correspondaient des ensembles fluides de significations. C’est cette fluidité, non pas des formes, dans la mesure où le numérique l’a portée à son comble, mais des articulations et du sens de l’architecture qu’il convient en définitive de réinventer.
Sources
- Adolf Loos, Ornement et crime, Paris, Rivages poche, 2003.
- Voir sur ce thème Françoise Choay, L’Allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1992.
- Cf. Barry Bergdoll, Léon Vaudoyer. Historicism in the age of industry, New York, The Architectural History Foundation, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 1994.
- Voir Patrik Schumacher, The Autopoiesis of Architecture. I. A New Framework for Architecture, II. A New Agenda for Architecture, Londres, John Wiley & Sons Ltd, 2011-2012.
- Antoine Picon, Architecture et culture numérique. Une introduction, Bâle, Boston, Berlin, Birkhäuser, 2010.
- Voir notamment Branko Kolarevic, Ali M. Malkawi (ed.), Performative Architecture : Beyond Instrumentality, New York, Londres, Spon Press, 2005, Eran Neuman, Yasha Grobman (ed.), Performalism : Form and Performance in Digital Architecture, New York, Routledge, 2012.
- Pierre Lévy, La Machine univers. Création, cognition et culture informatique, Paris, La Découverte, 1987, p. 124.
- William Gibson, Neuromancer, New York, Ace Books, 1984.
- Cf. Michael Weinstock, The Architecture of Emergence : The Evolution of Form in Nature and Civilisation, Chichester, John Wiley & Sons Ltd, 2010.
- Sur la tradition vitruvienne, on pourra consulter Georg Germann, Vitruve et le vitruvianisme. Introduction à l’histoire de la théorie architecturale, Darmstadt, 1987, traduction française Lausanne, Presses polytechniques et universtaires romandes, 1991. Concernant la part de fiction de la construction, voir Cyrille Simonnet, L’Architecture ou la fiction constructive, Paris, Éditions de la Passion, 2001.
- Cf. Kenneth Frampton, Studies in Tectonic Culture : The Poetics of Construction in Nineteenth and Twentieth Century Architecture, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 1995.
- Voir par exemple Iñaki Abalos, « Thermodynamic Somatism : A Biological Approach to the Urban Highrise », dans Jeannette Kuo (ed.), A-Typical Plan : Projects and Essays on Identity, Flexibility, and Atmosphere in the Office Building, Zurich, Park Books, 2013, p. 106-109.
- George Liaropoulos-Legendre, The Book of Surfaces, Londres, Architectural Association, 2003, p. 2 et 7.
- Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc, Entretiens sur l’architecture, Paris, A. Morel & Cie, 1863-1872 ; Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Latrobe, 1951, traduction française Paris, Minuit, 1967.
- Farshid Moussavi, Michael Kubo, The Function of Ornament, Barcelone, Actar, 2006
- Voir Antoine Picon, Ornament. The Politics of Architecture and Subjectivity, Chichester, John Wiley & Sons Ltd, 2013.
- Neil Leach, « Swarm Tectonics », dans Neil Leach, David Turnbull, Chris Williams (ed.), Digital Tectonics, Londres, Wiley Academy, 2004, p. 70-77 ; Cecil Balmond, Informal, Munich, Prestel, 2002.
- Paul Valéry, « L’Idée fixe », 1931, dans Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 195-275, p. 215 en particulier.
- C’est le thème retenu par Rem Koolhaas pour la Biennale de Venise 2014.
- Robert Venturi, Denise Scott Brown, Steven Izenour, Learning from Las Vegas. The Forgotten Symbolism of Architectural Form, Cambridge, Massa- chusetts, Londres, MIT Press, 1972.