Quel est actuellement l’action de la Corse à Bruxelles ? Dans le cadre de l’autonomie, quel est l’objectif global de la para-diplomatie corse au niveau européen ?
À Bruxelles, l’action de la Corse est multidimensionnelle et multidirectionnelle ; elle s’organise autour des représentations officielles de la collectivité de Corse au sein d’un certain nombre d’institutions européennes et du travail de ses élus. La Corse a un député européen, François Alfonsi. Gilles Simeoni [président du Conseil exécutif, N.d.l.r.] et moi-même sommes membres du Comité européen des régions. Je siège dans deux commissions importantes : la Commission de la cohésion territoriale, dont je suis vice-présidente, et la Commission environnement. Nous avons aussi à Bruxelles une antenne qui assure le lien avec la Commission européenne et l’ensemble des autres institutions, mais également avec les autorités nationales et régionales. Par ailleurs, nous sommes membres de différentes associations, par exemple la Conférence des régions périphériques et maritimes, où nous siégeons dans la Commission des îles — dont Gilles Simeoni a été président pendant quatre ans —, et dans la Commission inter-méditerranéenne. Au niveau politique, nous sommes membres de l’Alliance Libre Européenne, qui réunit les partis autonomistes, régionalistes et indépendantistes en Europe. La Corse est aussi membre observateur du groupe REGLEG, qui regroupe les régions à compétence législative.
La Corse est donc très présente sur le plan politique, politico-administratif et économique. Notre objectif est toujours le même : défendre les intérêts matériels et moraux de la Corse. Notre action s’inscrit toujours dans un cadre européen car l’engagement européen est une constante du mouvement autonomiste depuis les années 1960 ; nous nous engageons en faveur d’une Europe des peuples et des régions. À ce titre, nous nous engageons de longue date dans le cadre de projets européens de coopération territoriale.
Que représente pour vous le Comité des régions ? Concrètement, quels leviers d’actions voyez-vous au sein de cette institution pour influer sur la législation européenne ?
Le Comité des régions est certes un organe consultatif, mais il articule son travail de manière de plus en plus étroite avec le Parlement européen. Il nous permet d’échanger sur des expériences de politique régionale avec d’autres régions européennes — c’est par exemple par cet intermédiaire que nous avons intégré la REGLEG. Nous y participons via deux commissions très importantes : la Commission pour la cohésion territoriale, qui détermine la volumétrie et l’orientation des fonds — notamment pour les programmes de coopération territoriale transfrontalière et maritime —, et la Commission Environnement, qui revêt une importance fondamentale dans le contexte du Green Deal. Ces commissions émettent un avis sur les propositions de la Commission européenne, qui est souvent travaillé de concert avec la commission correspondante du Parlement européen.
En 2018, j’ai ainsi été rapporteure sur le règlement proposé par la Commission en matière de coopération territoriale européenne. Il était prévu une diminution de l’enveloppe globale, et que la coopération maritime serait du ressort des capitales. Nous avons non seulement réussi à maintenir l’enveloppe, mais aussi à nous assurer que la coopération maritime reste dans le périmètre des régions. Ce travail de plusieurs mois a été réalisé en informant en permanence le député en charge du même rapport au Parlement européen — en l’occurrence, Pascal Arimont, issu de la communauté germanophone de Belgique. Au sein du Parlement européen, le rapport défendu a pris en compte nos propositions, et je crois que beaucoup de régions européennes ont été très satisfaites du résultat. Certes, le Comité des régions n’est pas le Parlement européen, mais on peut y réaliser un travail efficace.
Autre exemple : en 2017, nous avons réalisé un rapport en auto-saisine sur la question de l’entreprenariat dans les îles et des surcoûts de transports, de logistique, de stockage… que subissent les entreprises insulaires, et particulièrement les PME/TPE. L’intergroupe des régions insulaires au sein du Conseil régional et du Parlement ainsi que le Conseil économique et social nous ont soutenu pour faire valoir tous ces éléments.
Actuellement, nous travaillons sur un rapport concernant l’article 174 TFUE. Celui-ci énonce que l’Union européenne, dans le cadre de sa politique de cohésion, doit avoir une attention spécifique aux territoires soumis à des handicaps structurels, qu’ils soient géographiques ou démographiques — cela concerne notamment les îles, les zones montagneuses, les régions septentrionales à faible densité démographique, en reconversion ou rurales. Dans ces régions vivent des millions d’Européennes et d’Européens. Or, à ce jour, ce texte est insuffisamment, voire pas du tout appliqué. Contrairement aux régions ultrapériphériques très protégées par l’article 349, les régions insulaires d’Europe « continentale », les régions de montagne et les régions arctiques ne bénéficient pas des mêmes garanties. Notre objectif dans ce cadre est d’influer sur la programmation qui commence, dans le cadre des nouveaux accords de partenariats entre les États et Bruxelles.
Quels sont pour la Corse les principaux enjeux de l’autonomie dans le cadre des relations avec l’Union ? La Corse envisage-t-elle d’accroître ses demandes de fonds européens, ou de les formuler dans un cadre élargi ?
Tout dépendra évidemment du statut qui sera finalement retenu. Nous aspirons à une autonomie de plein droit et de plein exercice, c’est-à-dire : un pouvoir législatif et réglementaire important. Mais à ce stade, le cycle de discussions avec Paris débute à peine. L’autonomie de la Corse dans le concert européen apparaîtra certainement naturelle dans la plupart des États. De nombreuses régions européennes sont déjà autonomes à différents niveaux, y compris dans des États unitaires comme le Portugal (Açores et Madère).
Une Corse autonome n’a pas pour vocation principale de demander davantage de fonds européens. Notre objectif premier sera d’accroître le bien-être de la population corse en prenant les décisions les plus proches de ses intérêts. Il s’agit de développer des capacités de négociation et d’action pour mener les politiques les plus adaptées à nos aspirations et à nos contraintes insulaires et montagneuses. La Corse s’est toujours saisie des outils européens — notamment l’Interreg — qui permettent de travailler avec d’autres régions 1. Il est souvent plus pertinent géographiquement de travailler avec des régions italiennes plus proches — Toscane, Sardaigne ou Ligurie — ou des régions insulaires proches comme les Baléares, plutôt que de travailler avec des régions situées sur le continent français ! L’intégration européenne est naturelle au regard de nos problématiques, communes au bassin méditerranéen, sur des thèmes tels que le changement climatique, la sur-fréquentation touristique ou sur les biens culturels. Être autonome dans une Europe des régions ne peut être que positif.
Le moment actuel présente une double opportunité : celle de développer un statut d’autonomie dans le cadre français pour acquérir des compétences législatives et réglementaires, et, concomitamment, celle de mener un combat européen avec d’autres régions aux profils similaires pour développer une stratégie spécifique. Tout cela est très intéressant, à la fois intellectuellement et politiquement. Ces deux combats sont très complémentaires.
Quel avenir pour le conseil permanent corso-sarde ? Pourrait-il mener à la création d’une eurorégion ?
Ce conseil a été créé en 2016. À l’époque, j’étais conseillère exécutive en charge des affaires européennes et internationales. Le Covid et un mandat marqué par plusieurs élections sont passés par là : l’idée était excellente, mais conjoncturellement difficile à faire fonctionner. Dans le même temps, il y a eu des évolutions dans le travail mené avec les autres îles de la Méditerranée occidentale (Sardaigne, Baléares, Sicile) ; nous avons travaillé de concert dans le cadre de Med Insulae, et avons développé une stratégie de lobbying pour que notre condition d’îles périphériques puisse bénéficier d’une attention particulière 2. La coopération avec la Sardaigne n’a donc jamais réellement cessé et a simplement pris d’autres formes, malgré la mise en sommeil du conseil permanent. Aujourd’hui, travailler avec la Sardaigne nous semble évident, notamment à travers le réveil de cette instance particulièrement adaptée pour traiter les questions de politiques transfrontalières.
D’autre part, pour gagner en force de négociation, la coopération me semble devoir être multilatérale : il faudra probablement élargir les coopérations. Nous travaillons donc actuellement avec plusieurs régions — dont l’Occitanie et la région Sud — à un projet d’euro-région méditerranéenne qui permettrait de créer un espace de coopération dédié à la défense de nos bien communs, comme la mer, à la question du changement climatique, de l’accessibilité, du tourisme durable. Le rapport sur ce sujet au Comité des Régions sera présenté après l’été. Il y a une grande opportunité à saisir dans ces domaines de l’action publique, qui ont été chamboulés par la pandémie.
Dans la comparaison européenne, plusieurs modèles d’autonomie se distinguent. Quels seraient pour vous les meilleurs exemples à faire valoir dans la discussion avec Paris ?
Nous avons commandé une étude auprès de la Professeure Wanda Mastor, qui fait le point sur un certain nombre de statuts d’îles européennes et de collectivités d’outre-mer (Polynésie, Nouvelle-Calédonie), et dresse un premier inventaire des possibles. Naturellement, on ne peut pas simplement transposer un modèle existant d’un territoire vers un autre, ni en quatre mois, ni en cinq ans. La Corse mérite du reste de bénéficier d’un statut auquel elle aura pleinement contribué, un statut sui generis travaillé avec la Collectivité, l’Assemblée de Corse, négocié avec le gouvernement français et accepté par les Corses. Il s’agit d’ouvrir une nouvelle page dans les relations entre la Corse et l’État français, dans une discussion qui tienne compte de cinquante ans de combats politiques. Tous les sujets de portée historique seront être mis sur la table, sans tabous.
Les premières réunions seront donc nécessairement d’ordre méthodologique. Le jacobinisme français limite les capacités à transposer les législations issues d’autres États ; mais nous espérons cependant que les discussions permettront de considérer, au moins pour enrichir l’analyse, des statuts différents de ceux inscrits aujourd’hui dans la constitution française : notamment les statuts des îles européennes, mais aussi ceux d’autres régions autonomes, par exemple le Val d’Aoste. Il serait dommage de ne pas le faire, car les deux territoires français disposant déjà d’un statut autonome (Nouvelle-Calédonie et Polynésie) ne sont pas des territoires de l’Union européenne. Or, nous sommes foncièrement européens, à la fois culturellement et géographiquement, et avons besoin d’un statut qui en tienne compte. La méthode devrait à notre sens être la suivante : d’abord une analyse des statuts existants dans le cadre français et européen, puis la conception d’un statut propre le plus adapté possible à la situation corse, sans transfert direct d’un modèle existant.
Pour revenir à votre question, il existe un statut qui me paraît particulièrement intéressant, tant dans sa philosophie globale que dans sa conception administrative : celui des Açores. Les Açores font partie du Portugal, État unitaire, et bénéficient pourtant d’un statut d’autonomie très large. On retrouve dans ce statut les aspirations d’un peuple et de ce qui fait sa particularité, de la façon dont il s’insère dans un ensemble plus global, de ses liens avec son milieu, son environnement, son contexte : le préambule de ce texte me parle beaucoup. Parce que les Açores sont un archipel, leur statut prend aussi en compte les entités infrarégionales qui, tout comme en Corse, revêtent une importance particulière (microrégions, pieve).
Dans tous les cas, une évidence juridique s’impose : il sera inévitable de passer par une inscription dans la Constitution. En complément, une loi organique devra définir précisément les compétences déléguées, partagées ou spécifiques, et les transferts de moyens afférents.
Dans ce processus, chaque partie prenante devra faire un pas vers l’autre. L’autonomie n’est pas un fétiche. Elle a pour vocation d’améliorer le bien-être de la population, sur les plans économiques, sociaux, culturels, linguistiques. C’est pour cela que la prise en compte de ses aspirations particulières est si importante. Et pour cause, un statut juridiquement subtil mais qui ignorerait la question sociale, fondamentale en Corse, serait une erreur : nous avons aujourd’hui le taux de précarité le plus élevé de France. Il s’agit d’inscrire dans ce statut un nouveau contrat social, en accordant à la région les moyens nécessaires à sa mise en œuvre, à la fois sur le plan législatif et sur le plan fiscal.
Justement, dans le Tyrol du Sud ou en Sicile, les ressources fiscales sont très largement conservées au niveau régional (à plus de 90 % pour le Tyrol du Sud). Est-ce ce type de dispositions que vous appelez de vos vœux ?
C’est très clair : l’autonomie, c’est la compétence législative et le transfert de fiscalité. L’exemple polynésien est particulièrement parlant. La première question posée par la délégation polynésienne qui nous a rendu visite il y a peu n’était pas « Que voulez-vous ? » mais « Qu’est-ce qui doit rester à l’État ? ». Ce qui doit rester à l’État, c’est le régalien : la Banque de France, la défense, la justice. Dans certains pays, la compétence judiciaire est parfois partagée, comme c’est le cas en Espagne. En particulier, le culturel et l’éducatif peuvent légitimement être du domaine réservé de l’action autonome — le précédent tyrolien, valdôtain ou catalan peut être particulièrement précieux dans ce domaine. Une Corse autonome s’attachera à mener une politique de la culture plurielle et du bilinguisme : la pratique d’une langue n’enlève rien à celle d’une autre, comme le notait justement Claude Hagège.
Le chemin sera long, mais il s’agit pour nous de la poursuite d’un combat politique de plusieurs générations. Nous espérons que cette phase aboutira sur le plan constitutionnel. Mais même lorsqu’une réforme serait actée, le transfert de compétences et la formation prendront du temps. Les Corses devront réaliser à la fois les opportunités et les responsabilités que cette autonomie ouvrira aux plans économique et politique. Au vu des événements qui se sont succédé depuis le 2 mars, il est urgent que s’ouvre le plus rapidement possible le cycle de négociations prévu avec le nouveau gouvernement.
Sources
- L’interreg est un programme européen financé par le Fonds européen de développement régional (FEDER) visant à promouvoir la coopération entre les régions européennes et le développement de solutions communes dans les domaines du développement urbain, rural et côtier, du développement économique et de la gestion de l’environnement.
- Le partenariat Med Insulae a été mis en place dans le cadre de la Semaine européenne des villes et régions. Il associe la Sardaigne, la Corse, Gozo et les Baléares.